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Ariane Web: Conseil d'État 446669, lecture du 22 décembre 2022, ECLI:FR:CECHS:2022:446669.20221222

Décision n° 446669
22 décembre 2022
Conseil d'État

N° 446669
ECLI:FR:CECHS:2022:446669.20221222
Inédit au recueil Lebon
3ème chambre
M. Aurélien Caron, rapporteur
Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteur public
SCP DUHAMEL - RAMEIX - GURY- MAITRE, avocats


Lecture du jeudi 22 décembre 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

La société Willink a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler les rectifications ayant conduit à la réduction de ses déficits reportables des exercices 2011 à 2013 et de rétablir ces déficits. Par un jugement n° 1803096 du 20 décembre 2019, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 20PA00585 du 23 septembre 2020, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par la société Willink contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et deux autres mémoires, enregistrés les 20 novembre 2020, 17 février et 30 septembre 2021 et 20 octobre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Willink demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Aurélien Caron, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Duhamel - Rameix - Gury - Maitre, avocat de la société Willink ;



Considérant ce qui suit :

1. La SAS Willink, qui est la société mère d'un groupe fiscalement intégré, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2012 au 31 décembre 2013, à l'issue de laquelle le service lui a notifié, par une proposition de rectification du 11 décembre 2015, des rehaussements en base de l'impôt sur les sociétés pour les années 2011, 2012 et 2013 et de retenue à la source pour les années 2012 et 2013 en raison de la remise en cause de la déduction des frais financiers relatifs à l'émission de deux emprunts souscrits en 2011. La SAS Willink se pourvoit en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris ayant rejeté sa demande tendant à l'abandon des rectifications qui lui ont été notifiées en matière d'impôt sur les sociétés ainsi qu'au rétablissement des déficits qu'elle a constatés au titre des exercices 2011, 2012 et 2013.

2. Le I de l'article 212 du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige, dispose que : " Les intérêts afférents aux sommes laissées ou mises à disposition d'une entreprise par une entreprise liée directement ou indirectement au sens du 12 de l'article 39 sont déductibles dans la limite de ceux calculés d'après le taux prévu au premier alinéa du 3° du 1 de l'article 39 ou, s'ils sont supérieurs, d'après le taux que cette entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants dans des conditions analogues ".

3. Aux termes de l'article 39 du même code : " 1. Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant, sous réserve des dispositions du 5, notamment : / (...) 3° Les intérêts servis aux associés à raison des sommes qu'ils laissent ou mettent à la disposition de la société, en sus de leur part du capital, quelle que soit la forme de la société, dans la limite de ceux calculés à un taux égal à la moyenne annuelle des taux effectifs moyens pratiqués par les établissements de crédit pour des prêts à taux variable aux entreprises, d'une durée initiale supérieure à deux ans (...) ". En vertu du 12 de ce même article, des liens de dépendance sont réputés exister entre deux entreprises lorsque l'une détient directement ou par personne interposée la majorité du capital social de l'autre ou y exerce en fait le pouvoir de décision ou lorsqu'elles sont placées l'une et l'autre, dans les conditions définies précédemment, sous le contrôle d'une même tierce entreprise.

4. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que les intérêts afférents aux sommes laissées ou mises à disposition d'une entreprise par une entreprise qui en détient directement ou par personne interposée la majorité du capital social ou y exerce en fait le pouvoir de décision, ou qui est placée sous le contrôle d'une même tierce entreprise que la première, sont déductibles dans la limite des intérêts calculés à un taux égal à la moyenne annuelle des taux effectifs moyens pratiqués par les établissements de crédit pour des prêts à taux variable aux entreprises d'une durée initiale supérieure à deux ans ou, s'il est plus élevé, au taux que l'entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants dans des conditions analogues. Le taux que l'entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants dans des conditions analogues s'entend, pour l'application de ces dispositions, du taux que de tels établissements ou organismes auraient été susceptibles, compte tenu de ses caractéristiques propres, notamment de son profil de risque, de lui consentir pour un prêt présentant les mêmes caractéristiques dans des conditions de pleine concurrence. Ce taux ne saurait, eu égard à la différence de nature entre un emprunt auprès d'un établissement ou organisme financier et un financement par émission obligataire, être celui que cette entreprise aurait elle-même été susceptible de servir à des souscripteurs si elle avait fait le choix, pour se financer, de procéder à l'émission d'obligations plutôt que de souscrire un prêt.

5. L'entreprise emprunteuse, à qui incombe la charge de justifier du taux qu'elle aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants pour un prêt consenti dans des conditions analogues, a la faculté d'apporter cette preuve par tout moyen. A ce titre, pour évaluer ce taux, elle peut le cas échéant tenir compte du rendement d'emprunts obligataires émanant d'entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables, lorsque ces emprunts constituent, dans l'hypothèse considérée, une alternative réaliste à un prêt intragroupe.

6. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SAS Willink a émis, dans le cadre de la prise de contrôle le 5 mai 2011 de la société Vocalcom, deux emprunts obligataires convertibles en actions d'une durée de dix ans à un taux d'intérêt de 8 % l'an, un emprunt OCA1 émis les 6 et 17 mai 2011 et un emprunt OCA2 émis les 27 juin et 31 octobre 2012 et que ces emprunts ont été souscrits par deux fonds communs de placement à risque, les fonds Apax France VIII-A et Apax France VIII-B, ainsi que par la société MidInvest et la société de droit britannique Telecom Online. L'administration fiscale a remis en cause le caractère déductible des charges financières induites par cette opération à hauteur de la fraction des intérêts versés aux fonds Apax France VIII-A et Apax France VIII-B et à la société MidInvest par la société Willink excédant le taux visé au 3° du I de l'article 39 du code général des impôts, au titre des exercices 2011 à 2013. En outre, l'administration a estimé que les intérêts dus au titre du différentiel entre le taux de 8 % et le taux prévu par le 3° du 1 de l'article 39 constituaient une libéralité au profit de la société britannique Telecom Online et des revenus distribués au sens de l'article 111 c du code général des impôts qui auraient dû faire l'objet d'une retenue à la source sur le fondement de l'article 119 bis 2 du code général des impôts.

7. Après avoir constaté que les fonds Apax France VIII-A, Apax France VIII-B et les sociétés MidInvest et Telecom Online sont liés à la société Willink dont ils sont tous associés et que le taux de 8 % excède le taux prévu au premier aliéna du 3° du 1 de l'article 39 du code général des impôts, la cour administrative d'appel de Paris a relevé que pour justifier que ce taux n'était pas supérieur à celui qu'elle aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants dans des conditions analogues, la SAS Willink produit une étude de taux comparative réalisée en 2020 au moyen du logiciel Riskcalc développé par Moody's Analytics, filiale de l'agence de notation Moody's. Cette étude est fondée sur un modèle de calcul de la probabilité de défaut à court terme (un an) et à long terme (5 ans) et y associe ensuite un " scoring " implicite. Afin de retenir le scoring le plus fiable et le plus cohérent possible, celui-ci a été déterminé sur la base des comptes de la requérante au titre des exercices clos en 2011, 2012 et 2013. Une recherche de transactions comparables sur le marché libre a ensuite été effectuée au moyen de la base de données SetP Capital IQ. Ont été retenues les transactions pour lesquelles les sociétés émettrices possèdent un scoring comparable à Willink, émises par des entreprises publiques ou privées de nombreux secteurs d'activité au cours de la période pertinente. L'échantillon a ensuite été affiné, en retenant notamment les transactions ayant une maturité proche de chacun des emprunts à comparer. Un intervalle interquartile de taux d'intérêt de pleine concurrence a ensuite été construit sur la base des obligations identifiées comme comparables et a permis d'identifier des taux médians.

8. En premier lieu, pour rejeter la démonstration apportée par la SAS Willink de ce que le taux d'émission des emprunts obligataires n'était pas supérieur à celui qu'elle aurait pu obtenir d'établissements financiers indépendants aux conditions de marché, la cour administrative d'appel a écarté les résultats obtenus à partir de l'outil de scoring Riskcalc, en estimant qu'il s'agissait d'un modèle statistique basé sur des données quantitatives historiques de sociétés non représentatives du marché puisque les entreprises défaillantes y sont surreprésentées, qu'il ne prenait en compte qu'une dizaine de données financières renseignées par la société elle-même, et que rien ne permettait d'établir que la note de risque obtenue au moyen de cet outil prendrait en compte de manière adéquate tous les facteurs reconnus comme prévisionnels, et notamment les caractéristiques propres au secteur d'activité concerné. Toutefois, d'une part, si le ministre soutient à juste titre que les notations obtenues à l'aide d'outils de ce type sont plus approximatives qu'une notation de crédit pouvant être effectuée par une agence de notation, le recours à une telle notation n'a pas nécessairement vocation à s'appliquer, compte tenu de son coût, dans une opération intragroupe. D'autre part, outre que, contrairement à ce qu'a jugé la cour, cet outil tient compte du secteur d'activité concerné, qui doit être renseigné par l'utilisateur, les notations qui en sont issues, reposant sur des données issues de la comptabilité de l'entreprise, sans que cette dernière puisse modifier les paramètres utilisés par l'application, dont le ministre ne conteste pas la robustesse globale, peuvent être regardées comme suffisamment fiables pour justifier du profil de risque d'une société, sauf critique circonstanciée sur l'usage qui en a été fait au cas d'espèce ou éléments fournis par l'administration permettant d'établir que l'évaluation qui en résulte était erronée au cas particulier. Dès lors, en écartant la valeur probante de l'estimation de risque obtenue à partir de l'outil de scoring Riskcalc, sans rechercher si des éléments relatifs à l'utilisation de cet outil au cas d'espèce ou issus d'autres éléments de comparaison conduisaient à la remettre en cause, la cour a entaché son arrêt d'erreur de droit.

9. En second lieu, en jugeant qu'il n'est pas non plus établi que les sociétés dites comparables retenues dans l'échantillon de l'étude auraient présenté le même niveau de risque que celui auquel l'intéressée a été confrontée à la même époque en raison de l'appartenance des sociétés choisies comme comparables à des secteurs d'activités hétérogènes, alors qu'il importe seulement que ces sociétés présentent un niveau de risque similaire, indépendamment du secteur d'activité auquel elles appartiennent, la cour a également commis une erreur de droit.

10. Il résulte de tout ce qui précède que la SAS Willink est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Willink, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 23 septembre 2020 est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Paris.
Article 3 : L'Etat versera à la société Willink une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Willink et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 29 novembre 2022 où siégeaient : M. Guillaume Goulard, président de chambre, présidant ; M. Christian Fournier, conseiller d'Etat et M. Aurélien Caron, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 22 décembre 2022.


Le président :
Signé : M. Guillaume Goulard
Le rapporteur :
Signé : M. Aurélien Caron
La secrétaire :
Signé : Mme Elisabeth Ravanne