Conseil d'État
N° 427301
ECLI:FR:CECHR:2021:427301.20210701
Publié au recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
Mme Airelle Niepce, rapporteur
M. Stéphane Hoynck, rapporteur public
SCP NICOLAY, DE LANOUVELLE, HANNOTIN ; SCP FOUSSARD, FROGER, avocats
Lecture du jeudi 1 juillet 2021
Vu la procédure suivante :
La commune de Grande-Synthe et M. B... A... ont demandé au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir les décisions implicites de rejet résultant du silence gardé par le Président de la République, le Premier ministre et le ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, sur leurs demandes tendant, d'une part, à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national, d'autre part, à ce que soient mises en oeuvre des mesures immédiates d'adaptation au changement climatique, et enfin, à ce que soient prises toutes dispositions d'initiatives législatives et réglementaires afin de " rendre obligatoire la priorité climatique " et interdire toutes mesures susceptibles d'augmenter les émissions de gaz à effet de serre ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre et au ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, de prendre les mesures et dispositions susvisées dans un délai maximum de six mois ;
3°) à titre subsidiaire, de transmettre à la Cour de justice de l'Union européenne plusieurs questions préjudicielles portant sur l'interprétation des stipulations des articles 2, 3, et 4 de l'accord de Paris, des dispositions de l'article 3 de la décision n° 406/2009/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à l'effort à fournir par les États membres pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de respecter les engagements de la Communauté en matière de réduction de ces émissions jusqu'en 2020, des dispositions combinées du a) du paragraphe 1er de l'article 2 de l'accord de Paris et de la décision n° 406/2009/CE du 23 avril 2009 précitée et des dispositions des directives 2012/27/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 relative à l'efficacité énergétique et 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables.
Par une décision n° 427301 du 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a :
- rejeté les conclusions de cette requête dirigées contre le refus implicite de prendre toute mesure d'initiative législative tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître ;
- rejeté les conclusions de cette requête, présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, en tant qu'elles concernent M. A... ;
- admis les interventions de la Ville de Paris, de la ville de Grenoble, des associations Oxfam France, Greenpeace France et Notre Affaire A Tous et de la Fondation pour la Nature et l'Homme dans la limite de la recevabilité de la requête de la commune de Grande-Synthe ;
- rejeté les conclusions de cette requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir des refus implicites de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " et de mettre en oeuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique ;
- et, avant de statuer sur le surplus des conclusions de cette requête, ordonné un supplément d'instruction tendant à la production par les parties des éléments mentionnés au point 16 de cette décision.
Par quatre nouveaux mémoires, enregistrés les 18 février, 19 mars, 27 avril et 31 mai 2021, la commune de Grande-Synthe maintient le surplus de ses conclusions et demande qu'une somme de 8 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier, y compris celles visées par la décision du Conseil d'Etat du 19 novembre 2020 ;
Vu :
- la Constitution et son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques du 9 mai 1992 et son protocole signé à Kyoto le 11 décembre 1997 ;
- l'accord de Paris, adopté le 12 décembre 2015 ;
- la décision 94/69/CE du Conseil du 15 décembre 1993 ;
- la décision 406/2009/CE du Parlement Européen et du Conseil du 23 avril 2009 ;
- la directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 ;
- la directive 2012/27/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 ;
- le règlement (UE) 2018/842 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 ;
- le code de l'énergie ;
- le code de l'environnement ;
- la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 ;
- la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 ;
- la loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 ;
- le décret n° 2015-1491 du 18 novembre 2015 ;
- le décret n° 2019-439 du 14 mai 2019 ;
- le décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Airelle Niepce, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la commune de Grande-Synthe et autres, à la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, Hannotin, avocat de l'association Oxfam France et autres ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 11 juin 2021, présentée par la ministre de la transition écologique ;
Considérant ce qui suit :
1. Par trois courriers du 19 novembre 2018, la commune de Grande-Synthe (Nord), représentée par son maire en exercice, M. A..., agissant également en son nom personnel en sa qualité de maire et de citoyen, a demandé respectivement au Président de la République, au Premier ministre et au ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, d'une part, de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter les obligations consenties par la France voire à aller au-delà, d'autre part, de prendre toutes dispositions d'initiatives législative ou réglementaire pour " rendre obligatoire la priorité climatique " et pour interdire toutes mesures susceptibles d'augmenter les émissions de gaz à effet de serre, et, enfin, de mettre en oeuvre des mesures immédiates d'adaptation au changement climatique. Il a été accusé réception de ces demandes les 20 et 21 novembre 2018. La commune de Grande-Synthe et M. A... ont demandé l'annulation pour excès de pouvoir des décisions de refus implicite nées du silence gardé pendant plus de deux mois sur ces demandes.
2. Par une décision n° 427301 du 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a rejeté les conclusions de cette requête dirigées contre le refus implicite de prendre toutes mesures d'initiative législative tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître, a rejeté les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, en tant qu'elles concernent M. A..., admis les interventions de la Ville de Paris, de la ville de Grenoble, des associations Oxfam France, Greenpeace France et Notre Affaire A Tous et de la Fondation pour la Nature et l'Homme dans la limite de la recevabilité de la requête de la commune de Grande-Synthe, rejeté les conclusions de la requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir des refus implicites de prendre toutes mesures d'initiative réglementaire tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " et de mettre en oeuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique et, enfin, avant de statuer sur le surplus des conclusions, ordonné un supplément d'instruction tendant à la production par les parties de tous éléments permettant d'établir la compatibilité du refus attaqué avec la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre telle qu'elle résulte du décret du 21 avril 2020 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas carbone (SNBC) permettant d'atteindre les objectifs de réduction du niveau des émissions de gaz à effet de serre produites en France de - 40 % en 2030 par rapport à leur niveau 1990, fixé par l'article L. 100-4 du code de l'énergie, et de - 37 % en 2030 par rapport à leur niveau de 2005, fixé par l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018.
Sur les conclusions dirigées contre le refus implicite de prendre toute mesure utile permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national :
3. En premier lieu, si la commune soutient que le décret du 21 avril 2020 précité est illégal en tant qu'il a relevé les plafonds d'émissions de gaz à effet de serre des 2ème et 3ème budgets carbone, il est constant que l'illégalité d'un acte administratif, qu'il soit ou non réglementaire, ne peut être utilement invoquée à l'appui de conclusions dirigées contre une décision administrative que si cette dernière a été prise pour son application ou s'il en constitue la base légale. Le refus implicite attaqué ne constituant pas une mesure prise pour l'application du décret du 21 avril 2020 et ce dernier n'en constituant pas davantage la base légale, la commune requérante ne peut, par suite, utilement invoquer l'illégalité de ce décret au soutien de ses conclusions aux fins d'annulation.
4. En deuxième lieu, il ressort des éléments et documents produits en réponse au supplément d'instruction ordonné par la décision du 19 novembre 2020 précitée, en particulier des données provisoires collectées par le Centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (CITEPA), que les émissions de gaz à effet de serre nationales se sont élevées à environ 441 Mt CO2 eq. en 2019, dernières données consolidées disponibles versées au dossier par les parties. Si, ainsi que le souligne la ministre, ce niveau d'émissions de gaz à effet de serre permet de regarder la France comme un des pays industrialisés les plus sobres en la matière, les émissions de CO2 par habitant étant estimées, en 2018, à 5 t. CO2/hab. pour la France comparé à 6,9 t. CO2/hab. à l'échelle de l'Union européenne, à 8,1 t. CO2/hab. s'agissant de la Chine et à 16,1 t. CO2/hab. pour les Etats-Unis, et si, ainsi qu'elle le souligne également, le niveau d'émissions en 2019 correspond au plafond indicatif annuel du 2ème budget carbone tel qu'il résulte du décret du 21 avril 2020, fixé à 443 Mt CO2 eq., et à une diminution de l'ordre de 0,9 % par rapport à 2018, cette réduction apparaît toutefois limitée alors que le 1er budget carbone (2015-2018) visait une diminution de l'ordre 1,9 % par an et que le 3ème budget carbone (2024-2028) prévoit, selon la SNBC révisée par le décret, une réduction de 3 % en moyenne par an, dès 2025. Par ailleurs, si, ainsi que le fait valoir également la ministre, les données provisoires pour l'année 2020 mettent en évidence une baisse sensible du niveau des émissions pour cette année, autour de 401 Mt CO2 eq., il ressort des pièces du dossier que cette baisse est intervenue dans le contexte des mesures de gestion de la crise sanitaire causée par la pandémie de Covid-19 prises depuis mars 2020, qui ont conduit à une forte réduction du niveau d'activité et, par voie de conséquence, du niveau des émissions de gaz à effet de serre. Dans ce contexte, cette réduction pour l'année 2020, pour significative qu'elle soit, apparait néanmoins, ainsi que l'a relevé le Haut conseil pour le climat (HCC) dans son avis portant sur le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets de février 2021, comme " transitoire " et " sujette à des rebonds ", et ne peut, en conséquence, être regardée comme suffisant à établir une évolution des émissions de gaz à effet de serre respectant la trajectoire fixée pour atteindre les objectifs de 2030.
5. En troisième lieu, il ressort également des pièces du dossier que si le 2ème budget carbone, tel qu'il est issu de la révision de la SNBC par le décret du 21 avril 2020 précité, se borne à prévoir une diminution des émissions de gaz à effet de serre de l'ordre de 6 % sur la période de cinq ans concernée (2019-2023), une diminution de l'ordre de 12 % est prévue sur la période de cinq ans suivante (2024-2028), correspondant au 3ème budget carbone, afin d'atteindre les objectifs de réduction rappelés au point 2. Dans ce contexte, ainsi que le font valoir la requérante et les intervenantes, il ressort également des pièces du dossier, notamment de plusieurs rapports et avis publiés entre 2019 et 2021 par la formation d'autorité environnementale du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et par le HCC, que cette nouvelle trajectoire de diminution des émissions de gaz à effet de serre implique l'adoption de mesures supplémentaires à court terme pour être en mesure d'obtenir l'accélération de la réduction des émissions de gaz à effet de serre visée à partir de 2023. Dès son avis d'avril 2019 portant sur le nouveau projet de SNBC pour 2019-2023, le CESE avait ainsi émis des doutes quant à la capacité de cette SNBC, et de la programmation pluriannuelle de l'énergie également prévue à l'article L. 100-4 du code de l'énergie, à établir les conditions préalables indispensables pour que cette accélération de la diminution des émissions programmée après 2023 puisse être regardée comme crédible. Dans son rapport annuel publié en juillet 2020, le HCC a, pour sa part, relevé que la réduction des émissions de gaz à effet de serre continuait à être trop lente et, en tout cas, insuffisante pour permettre d'atteindre les plafonds fixés par les budgets carbone en cours et futurs. Il en va ainsi d'ailleurs, à plus forte raison, dans la perspective du prochain relèvement de l'objectif de réduction des émissions à l'échelle de l'Union européenne à l'horizon 2030 de 40 % à 55 % par rapport à leur niveau de 1990, qui a fait l'objet d'un accord entre le Parlement européen et le Conseil en avril 2021 et qui vient d'être formellement adopté par ces deux institutions. Ce constat de la nécessité d'une accentuation des efforts pour atteindre les objectifs fixés en 2030 et de l'impossibilité, en l'état des mesures adoptées à ce jour, d'y parvenir n'est pas sérieusement contesté par la ministre de la transition écologique, qui, dans les mémoires produits dans le cadre du supplément d'instruction ordonné le 19 novembre dernier, met en avant les différentes mesures prévues par le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, déposé en février dernier et actuellement en cours de discussion au Parlement, ainsi que par les mesures réglementaires qui devraient être prises, le moment venu, pour son application, afin de soutenir qu'elles permettront, au total, avec les mesures déjà en vigueur, d'atteindre une diminution des émissions de l'ordre de 38 % en 2030, admettant ainsi que, sur la base des seules mesures déjà en vigueur, les objectifs de diminution des émissions de gaz à effet de serre fixés pour 2030 ne pourraient pas être atteints.
6. Il résulte de ce qui précède que faute qu'aient été prises, à la date de la présente décision, les mesures supplémentaires nécessaires pour infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national, le refus opposé à la requérante par le pouvoir réglementaire est incompatible avec la trajectoire de réduction de ces émissions fixée par le décret du 21 avril 2020 précité pour atteindre les objectifs de réduction fixés par l'article L. 100-4 du code de l'énergie et par l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, la commune de Grande-Synthe est fondée à en demander l'annulation.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
7. L'annulation du refus implicite de prendre des mesures supplémentaires permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction de ces émissions tels que fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 implique nécessairement l'édiction de telles mesures. Par suite, il y a lieu pour le Conseil d'Etat d'ordonner cette édiction avant le 31 mars 2022.
Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
8. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros à verser à la commune de Grande-Synthe, au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Le refus implicite de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 est annulé.
Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 avant le 31 mars 2022.
Article 3 : L'Etat versera à la commune de Grande-Synthe une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête et des interventions est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la commune de Grande-Synthe, première requérante dénommée, à la Ville de Paris, la ville de Grenoble, aux associations Oxfam France, Greenpeace France et Notre Affaire à Tous et à la Fondation pour la Nature et l'Homme, au Président de la République, au Premier ministre et à la ministre de la transition écologique.
Copie en sera adressée à la présidente de la section du rapport et des études.
N° 427301
ECLI:FR:CECHR:2021:427301.20210701
Publié au recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
Mme Airelle Niepce, rapporteur
M. Stéphane Hoynck, rapporteur public
SCP NICOLAY, DE LANOUVELLE, HANNOTIN ; SCP FOUSSARD, FROGER, avocats
Lecture du jeudi 1 juillet 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La commune de Grande-Synthe et M. B... A... ont demandé au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir les décisions implicites de rejet résultant du silence gardé par le Président de la République, le Premier ministre et le ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, sur leurs demandes tendant, d'une part, à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national, d'autre part, à ce que soient mises en oeuvre des mesures immédiates d'adaptation au changement climatique, et enfin, à ce que soient prises toutes dispositions d'initiatives législatives et réglementaires afin de " rendre obligatoire la priorité climatique " et interdire toutes mesures susceptibles d'augmenter les émissions de gaz à effet de serre ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre et au ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, de prendre les mesures et dispositions susvisées dans un délai maximum de six mois ;
3°) à titre subsidiaire, de transmettre à la Cour de justice de l'Union européenne plusieurs questions préjudicielles portant sur l'interprétation des stipulations des articles 2, 3, et 4 de l'accord de Paris, des dispositions de l'article 3 de la décision n° 406/2009/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à l'effort à fournir par les États membres pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de respecter les engagements de la Communauté en matière de réduction de ces émissions jusqu'en 2020, des dispositions combinées du a) du paragraphe 1er de l'article 2 de l'accord de Paris et de la décision n° 406/2009/CE du 23 avril 2009 précitée et des dispositions des directives 2012/27/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 relative à l'efficacité énergétique et 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables.
Par une décision n° 427301 du 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a :
- rejeté les conclusions de cette requête dirigées contre le refus implicite de prendre toute mesure d'initiative législative tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître ;
- rejeté les conclusions de cette requête, présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, en tant qu'elles concernent M. A... ;
- admis les interventions de la Ville de Paris, de la ville de Grenoble, des associations Oxfam France, Greenpeace France et Notre Affaire A Tous et de la Fondation pour la Nature et l'Homme dans la limite de la recevabilité de la requête de la commune de Grande-Synthe ;
- rejeté les conclusions de cette requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir des refus implicites de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " et de mettre en oeuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique ;
- et, avant de statuer sur le surplus des conclusions de cette requête, ordonné un supplément d'instruction tendant à la production par les parties des éléments mentionnés au point 16 de cette décision.
Par quatre nouveaux mémoires, enregistrés les 18 février, 19 mars, 27 avril et 31 mai 2021, la commune de Grande-Synthe maintient le surplus de ses conclusions et demande qu'une somme de 8 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier, y compris celles visées par la décision du Conseil d'Etat du 19 novembre 2020 ;
Vu :
- la Constitution et son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques du 9 mai 1992 et son protocole signé à Kyoto le 11 décembre 1997 ;
- l'accord de Paris, adopté le 12 décembre 2015 ;
- la décision 94/69/CE du Conseil du 15 décembre 1993 ;
- la décision 406/2009/CE du Parlement Européen et du Conseil du 23 avril 2009 ;
- la directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 ;
- la directive 2012/27/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 ;
- le règlement (UE) 2018/842 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 ;
- le code de l'énergie ;
- le code de l'environnement ;
- la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 ;
- la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 ;
- la loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 ;
- le décret n° 2015-1491 du 18 novembre 2015 ;
- le décret n° 2019-439 du 14 mai 2019 ;
- le décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Airelle Niepce, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la commune de Grande-Synthe et autres, à la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, Hannotin, avocat de l'association Oxfam France et autres ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 11 juin 2021, présentée par la ministre de la transition écologique ;
Considérant ce qui suit :
1. Par trois courriers du 19 novembre 2018, la commune de Grande-Synthe (Nord), représentée par son maire en exercice, M. A..., agissant également en son nom personnel en sa qualité de maire et de citoyen, a demandé respectivement au Président de la République, au Premier ministre et au ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, d'une part, de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter les obligations consenties par la France voire à aller au-delà, d'autre part, de prendre toutes dispositions d'initiatives législative ou réglementaire pour " rendre obligatoire la priorité climatique " et pour interdire toutes mesures susceptibles d'augmenter les émissions de gaz à effet de serre, et, enfin, de mettre en oeuvre des mesures immédiates d'adaptation au changement climatique. Il a été accusé réception de ces demandes les 20 et 21 novembre 2018. La commune de Grande-Synthe et M. A... ont demandé l'annulation pour excès de pouvoir des décisions de refus implicite nées du silence gardé pendant plus de deux mois sur ces demandes.
2. Par une décision n° 427301 du 19 novembre 2020, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a rejeté les conclusions de cette requête dirigées contre le refus implicite de prendre toutes mesures d'initiative législative tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître, a rejeté les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, en tant qu'elles concernent M. A..., admis les interventions de la Ville de Paris, de la ville de Grenoble, des associations Oxfam France, Greenpeace France et Notre Affaire A Tous et de la Fondation pour la Nature et l'Homme dans la limite de la recevabilité de la requête de la commune de Grande-Synthe, rejeté les conclusions de la requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir des refus implicites de prendre toutes mesures d'initiative réglementaire tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " et de mettre en oeuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique et, enfin, avant de statuer sur le surplus des conclusions, ordonné un supplément d'instruction tendant à la production par les parties de tous éléments permettant d'établir la compatibilité du refus attaqué avec la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre telle qu'elle résulte du décret du 21 avril 2020 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas carbone (SNBC) permettant d'atteindre les objectifs de réduction du niveau des émissions de gaz à effet de serre produites en France de - 40 % en 2030 par rapport à leur niveau 1990, fixé par l'article L. 100-4 du code de l'énergie, et de - 37 % en 2030 par rapport à leur niveau de 2005, fixé par l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018.
Sur les conclusions dirigées contre le refus implicite de prendre toute mesure utile permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national :
3. En premier lieu, si la commune soutient que le décret du 21 avril 2020 précité est illégal en tant qu'il a relevé les plafonds d'émissions de gaz à effet de serre des 2ème et 3ème budgets carbone, il est constant que l'illégalité d'un acte administratif, qu'il soit ou non réglementaire, ne peut être utilement invoquée à l'appui de conclusions dirigées contre une décision administrative que si cette dernière a été prise pour son application ou s'il en constitue la base légale. Le refus implicite attaqué ne constituant pas une mesure prise pour l'application du décret du 21 avril 2020 et ce dernier n'en constituant pas davantage la base légale, la commune requérante ne peut, par suite, utilement invoquer l'illégalité de ce décret au soutien de ses conclusions aux fins d'annulation.
4. En deuxième lieu, il ressort des éléments et documents produits en réponse au supplément d'instruction ordonné par la décision du 19 novembre 2020 précitée, en particulier des données provisoires collectées par le Centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (CITEPA), que les émissions de gaz à effet de serre nationales se sont élevées à environ 441 Mt CO2 eq. en 2019, dernières données consolidées disponibles versées au dossier par les parties. Si, ainsi que le souligne la ministre, ce niveau d'émissions de gaz à effet de serre permet de regarder la France comme un des pays industrialisés les plus sobres en la matière, les émissions de CO2 par habitant étant estimées, en 2018, à 5 t. CO2/hab. pour la France comparé à 6,9 t. CO2/hab. à l'échelle de l'Union européenne, à 8,1 t. CO2/hab. s'agissant de la Chine et à 16,1 t. CO2/hab. pour les Etats-Unis, et si, ainsi qu'elle le souligne également, le niveau d'émissions en 2019 correspond au plafond indicatif annuel du 2ème budget carbone tel qu'il résulte du décret du 21 avril 2020, fixé à 443 Mt CO2 eq., et à une diminution de l'ordre de 0,9 % par rapport à 2018, cette réduction apparaît toutefois limitée alors que le 1er budget carbone (2015-2018) visait une diminution de l'ordre 1,9 % par an et que le 3ème budget carbone (2024-2028) prévoit, selon la SNBC révisée par le décret, une réduction de 3 % en moyenne par an, dès 2025. Par ailleurs, si, ainsi que le fait valoir également la ministre, les données provisoires pour l'année 2020 mettent en évidence une baisse sensible du niveau des émissions pour cette année, autour de 401 Mt CO2 eq., il ressort des pièces du dossier que cette baisse est intervenue dans le contexte des mesures de gestion de la crise sanitaire causée par la pandémie de Covid-19 prises depuis mars 2020, qui ont conduit à une forte réduction du niveau d'activité et, par voie de conséquence, du niveau des émissions de gaz à effet de serre. Dans ce contexte, cette réduction pour l'année 2020, pour significative qu'elle soit, apparait néanmoins, ainsi que l'a relevé le Haut conseil pour le climat (HCC) dans son avis portant sur le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets de février 2021, comme " transitoire " et " sujette à des rebonds ", et ne peut, en conséquence, être regardée comme suffisant à établir une évolution des émissions de gaz à effet de serre respectant la trajectoire fixée pour atteindre les objectifs de 2030.
5. En troisième lieu, il ressort également des pièces du dossier que si le 2ème budget carbone, tel qu'il est issu de la révision de la SNBC par le décret du 21 avril 2020 précité, se borne à prévoir une diminution des émissions de gaz à effet de serre de l'ordre de 6 % sur la période de cinq ans concernée (2019-2023), une diminution de l'ordre de 12 % est prévue sur la période de cinq ans suivante (2024-2028), correspondant au 3ème budget carbone, afin d'atteindre les objectifs de réduction rappelés au point 2. Dans ce contexte, ainsi que le font valoir la requérante et les intervenantes, il ressort également des pièces du dossier, notamment de plusieurs rapports et avis publiés entre 2019 et 2021 par la formation d'autorité environnementale du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et par le HCC, que cette nouvelle trajectoire de diminution des émissions de gaz à effet de serre implique l'adoption de mesures supplémentaires à court terme pour être en mesure d'obtenir l'accélération de la réduction des émissions de gaz à effet de serre visée à partir de 2023. Dès son avis d'avril 2019 portant sur le nouveau projet de SNBC pour 2019-2023, le CESE avait ainsi émis des doutes quant à la capacité de cette SNBC, et de la programmation pluriannuelle de l'énergie également prévue à l'article L. 100-4 du code de l'énergie, à établir les conditions préalables indispensables pour que cette accélération de la diminution des émissions programmée après 2023 puisse être regardée comme crédible. Dans son rapport annuel publié en juillet 2020, le HCC a, pour sa part, relevé que la réduction des émissions de gaz à effet de serre continuait à être trop lente et, en tout cas, insuffisante pour permettre d'atteindre les plafonds fixés par les budgets carbone en cours et futurs. Il en va ainsi d'ailleurs, à plus forte raison, dans la perspective du prochain relèvement de l'objectif de réduction des émissions à l'échelle de l'Union européenne à l'horizon 2030 de 40 % à 55 % par rapport à leur niveau de 1990, qui a fait l'objet d'un accord entre le Parlement européen et le Conseil en avril 2021 et qui vient d'être formellement adopté par ces deux institutions. Ce constat de la nécessité d'une accentuation des efforts pour atteindre les objectifs fixés en 2030 et de l'impossibilité, en l'état des mesures adoptées à ce jour, d'y parvenir n'est pas sérieusement contesté par la ministre de la transition écologique, qui, dans les mémoires produits dans le cadre du supplément d'instruction ordonné le 19 novembre dernier, met en avant les différentes mesures prévues par le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, déposé en février dernier et actuellement en cours de discussion au Parlement, ainsi que par les mesures réglementaires qui devraient être prises, le moment venu, pour son application, afin de soutenir qu'elles permettront, au total, avec les mesures déjà en vigueur, d'atteindre une diminution des émissions de l'ordre de 38 % en 2030, admettant ainsi que, sur la base des seules mesures déjà en vigueur, les objectifs de diminution des émissions de gaz à effet de serre fixés pour 2030 ne pourraient pas être atteints.
6. Il résulte de ce qui précède que faute qu'aient été prises, à la date de la présente décision, les mesures supplémentaires nécessaires pour infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national, le refus opposé à la requérante par le pouvoir réglementaire est incompatible avec la trajectoire de réduction de ces émissions fixée par le décret du 21 avril 2020 précité pour atteindre les objectifs de réduction fixés par l'article L. 100-4 du code de l'énergie et par l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, la commune de Grande-Synthe est fondée à en demander l'annulation.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
7. L'annulation du refus implicite de prendre des mesures supplémentaires permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction de ces émissions tels que fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 implique nécessairement l'édiction de telles mesures. Par suite, il y a lieu pour le Conseil d'Etat d'ordonner cette édiction avant le 31 mars 2022.
Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
8. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros à verser à la commune de Grande-Synthe, au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Le refus implicite de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 est annulé.
Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d'assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l'article L. 100-4 du code de l'énergie et à l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 avant le 31 mars 2022.
Article 3 : L'Etat versera à la commune de Grande-Synthe une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête et des interventions est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la commune de Grande-Synthe, première requérante dénommée, à la Ville de Paris, la ville de Grenoble, aux associations Oxfam France, Greenpeace France et Notre Affaire à Tous et à la Fondation pour la Nature et l'Homme, au Président de la République, au Premier ministre et à la ministre de la transition écologique.
Copie en sera adressée à la présidente de la section du rapport et des études.