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Ariane Web: Conseil d'État 426031, lecture du 19 décembre 2019, ECLI:FR:CECHR:2019:426031.20191219

Décision n° 426031
19 décembre 2019
Conseil d'État

N° 426031
ECLI:FR:CECHR:2019:426031.20191219
Mentionné aux tables du recueil Lebon
3ème - 8ème chambres réunies
M. Christian Fournier, rapporteur
M. Laurent Cytermann, rapporteur public
SCP GARREAU, BAUER-VIOLAS, FESCHOTTE-DESBOIS ; SCP MATUCHANSKY, POUPOT, VALDELIEVRE, avocats


Lecture du jeudi 19 décembre 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif d'Orléans de condamner le service départemental d'incendie et de secours (SDIS) du Loiret à lui verser la somme de 20 158 euros en réparation du préjudice subi en raison de l'obligation dans laquelle il s'est trouvé d'effectuer durant les années 2009 à 2013 un volume horaire de travail excédant les limites posées par la réglementation européenne. Par un jugement n° 1401754 du 20 septembre 2016, le tribunal administratif d'Orléans a rejeté sa demande. Par un arrêt n° 16NT03775 du 5 octobre 2018, la cour administrative d'appel de Nantes a annulé ce jugement, condamné le SDIS du Loiret à verser à M. B... la somme de 5 000 euros et rejeté le surplus des conclusions présentées par celui-ci.

1° Sous le n° 426031, par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 5 décembre 2018 et 5 mars 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il lui est défavorable ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d'appel ;

3°) de mettre à la charge de M. B... la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



2° Sous le n° 428635, par une requête enregistrée le 5 mars 2019, le SDIS du Loiret demande au Conseil d'Etat de prononcer le sursis à exécution de l'arrêt n° 16NT03775 du 5 octobre 2018 de la cour administrative d'appel de Nantes.

La requête a été communiquée à M. B... qui n'a produit aucun mémoire en défense.


....................................................................................


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 ;
- la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 ;
- le décret n° 90-850 du 25 septembre 1990 ;
- le décret n° 2000-815 du 25 août 2000 ;
- le décret n° 2001-623 du 12 juillet 2001 ;
- le décret n° 2001-1382 du 31 décembre 2001 ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Christian Fournier, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Laurent Cytermann, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Garreau, Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, avocat du service départemental d'incendie et de secours du Loiret et à la SCP Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, avocat de M. B... et de la fédération autonome des sapeurs-pompiers professionnels et des personnels administratifs techniques et spécialisés ;



Considérant ce qui suit :

1. Le pourvoi et la requête présentés par le SDIS du Loiret tendent respectivement à l'annulation et au sursis à exécution du même arrêt. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

Sur le pourvoi :

2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'entre 2009 et 2013, M. B..., qui était sapeur-pompier professionnel bénéficiant d'un logement en caserne au sein du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) du Loiret, devait effectuer chaque année, conformément au règlement intérieur de ce SDIS, 125 gardes de 24 heures, soit un total brut de 3 000 heures de travail par an, correspondant à 2 041 heures en application du régime d'équivalence prévu par les articles 4 et 5 du décret du 31 décembre 2001 relatif au temps de travail des sapeurs-pompiers professionnels. Par lettre du 26 décembre 2013, il a demandé à son employeur de l'indemniser du préjudice qu'il estime avoir subi à raison des heures de travail effectuées au-delà de la durée maximale de travail fixée par la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail. Après rejet de cette demande par une décision du 25 février 2014 du SDIS du Loiret, il a demandé au tribunal administratif d'Orléans de condamner le SDIS du Loiret à lui verser la somme de 20 158 euros en réparation du préjudice précité. A la suite de l'appel qu'il a formé à l'encontre du jugement du 20 septembre 2016 rejetant sa demande, la cour administrative d'appel de Nantes a annulé celui-ci, condamné le SDIS du Loiret à lui verser 5 000 euros en réparation des troubles dans les conditions d'existence qu'il a subis et rejeté le surplus de ses conclusions. Le SDIS du Loiret se pourvoit en cassation contre cet arrêt en tant qu'il lui est défavorable.

3. En premier lieu, aux termes de l'article 6 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003, laquelle a repris sur ce point les dispositions de la directive 93/104/CE du Conseil du 23 novembre 1993 qui devait être transposée dans le droit interne des Etats au plus tard le 23 novembre 1996 : " Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que, en fonction des impératifs de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs : / (...) b) la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours n'excède pas quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires ". Aux termes de l'article 16 de cette directive : " Les États membres peuvent prévoir : (...) b) pour l'application de l'article 6 (durée maximale hebdomadaire de travail), une période de référence ne dépassant pas quatre mois. / Les périodes de congé annuel payé, accordé conformément à l'article 7, et les périodes de congé de maladie ne sont pas prises en compte ou sont neutres pour le calcul de la moyenne (...) ". Aux termes du paragraphe 3 de l'article 17 de cette directive : " Conformément au paragraphe 2 du présent article, il peut être dérogé aux articles 3, 4, 5, 8 et 16:/ (...) / c) pour les activités caractérisées par la nécessité d'assurer la continuité du service ou de la production, notamment lorsqu'il s'agit : / (...) / iii) des services (...) de sapeurs-pompiers ou de protection civile ". Aux termes enfin de l'article 19 de la même directive : " La faculté de déroger à l'article 16, point b), prévue à l'article 17, paragraphe 3 (...) ne peut avoir pour effet l'établissement d'une période de référence dépassant six mois ".

4. Le SDIS du Loiret soutient que la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit et insuffisamment motivé son arrêt en jugeant, en dépit des dispositions des paragraphes 1 des articles 17 et 22 de la directive 2003/88/CE, que M. B... était soumis aux dispositions de son article 6, pour en déduire que compte tenu des cinq semaines de congés annuels dont disposent les sapeurs-pompiers, sa durée maximale de travail s'élevait à 1 128 heures par semestre.

5. D'une part, aux termes du paragraphe 1 de l'article 17 de la directive 2003/88/CE, reprenant les dispositions du paragraphe 1 de l'article 17 de la directive 93/104/CE : " Dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, les États membres peuvent déroger aux articles 3 à 6, 8 et 16 lorsque la durée du temps de travail, en raison des caractéristiques particulières de l'activité exercée, n'est pas mesurée et/ou prédéterminée ou peut être déterminée par les travailleurs eux-mêmes (...) ". Ainsi que l'a jugé la Cour de justice de l'Union européenne, notamment dans son arrêt du 7 septembre 2006 (C-484/04) Commission c/ Royaume-Uni, cette dérogation ne s'applique qu'aux travailleurs dont le temps de travail, dans son intégralité, n'est pas mesurée et/ou prédéterminée ou peut être déterminée par les travailleurs eux-mêmes. Si le temps consacré par les sapeurs-pompiers à leurs interventions sur le terrain lors des périodes d'astreinte, notamment nocturnes, que comportent leurs gardes ne peut, par nature, être prédéterminé, il n'en va pas de même de la durée de ces gardes. La dérogation précitée ne peut, dès lors, être utilement invoquée par le SDIS requérant.

6. D'autre part, aux termes du paragraphe 1 de l'article 22 de la directive 2003/88/CE reprenant les dispositions du paragraphe 1 de l'article 18 de la directive 93/104/CE : " Un État membre a la faculté de ne pas appliquer l'article 6 tout en respectant les principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs et à condition qu'il assure, par les mesures nécessaires prises à cet effet, que : a) aucun employeur ne demande à un travailleur de travailler plus de quarante-huit heures au cours d'une période de sept jours, calculée comme moyenne de la période de référence visée à l'article 16, point b), à moins qu'il ait obtenu l'accord du travailleur pour effectuer un tel travail ; b) aucun travailleur ne puisse subir aucun préjudice du fait qu'il n'est pas disposé à donner son accord pour effectuer un tel travail ; c) l'employeur tienne des registres mis à jour de tous les travailleurs qui effectuent un tel travail ; d) les registres soient mis à la disposition des autorités compétentes qui peuvent interdire ou restreindre, pour des raisons de sécurité et/ou de santé des travailleurs, la possibilité de dépasser la durée maximale hebdomadaire de travail ; e) l'employeur, sur demande des autorités compétentes, donne à celles-ci des informations sur les accords donnés par les travailleurs pour effectuer un travail dépassant quarante-huit heures au cours d'une période de sept jours, calculée comme moyenne de la période de référence visée à l'article 16, point b) ". Ainsi que l'a jugé la Cour de justice de l'Union européenne dans son arrêt du 5 octobre 2004 (C-397/01) Pfeiffer et autres, ces dispositions exigent une acceptation explicitement et librement exprimée par chaque travailleur pris individuellement pour que le dépassement de la durée maximale hebdomadaire de travail de 48 heures soit valide, afin qu'il soit certain que l'intéressé avait connaissance de la restriction apportée aux droits que l'article 6 de la directive lui confère.

7. Si le SDIS du Loiret soutient qu'il a pu déroger aux dispositions de l'article 6 de la directive 2003/88/CE sur le fondement du 1 de son article 22 dès lors que, en signant l'arrêté lui octroyant un logement de fonction, M. B... avait donné son accord pour la réalisation d'un service excédant la durée de quarante-huit heures au cours d'une période de sept jours, il ne ressort pas des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les informations transmises à l'intéressé lui permettaient de donner un accord, de manière explicite et en toute connaissance de cause, à une telle dérogation.

8. Il résulte de ce qui précède que la cour administrative d'appel, dont l'arrêt est suffisamment motivé sur ce point, n'a, en tout état de cause, commis aucune erreur de droit en appliquant à M. B... les dispositions de l'article 6 de la directive 2003/88/CE.

9. En deuxième lieu, en vertu de l'article 2 de la directive 2003/88/CE, le temps de travail est défini comme " toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l'employeur et dans l'exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales ". Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, notamment de l'arrêt du 21 février 2018 (C-518-15), Ville de Nivelles c/ Rudy Matzak, que le temps de garde qu'un travailleur passe à domicile avec l'obligation de répondre aux appels de son employeur dans un délai de 8 minutes, laquelle restreint très significativement la possibilité d'avoir d'autres activités, doit être considéré comme " temps de travail ". Il en va donc ainsi des périodes d'astreintes que comportent les gardes assurées par les sapeurs-pompiers au cours desquelles ceux-ci doivent, même s'ils sont à leur domicile, se tenir en permanence prêts à intervenir.

10. Par suite, après avoir rappelé le principe posé par cette jurisprudence, la cour a pu, sans commettre d'erreur de droit ni entacher son arrêt d'insuffisance de motivation, juger, dès lors qu'il n'était pas contesté par les parties au litige que le règlement intérieur du SDIS du Loiret prévoyait que les sapeurs-pompiers logés devaient être joignables à tout moment lors de leurs périodes de garde et être disponibles, en tenue, sous trois minutes, que ce règlement méconnaissait les dispositions de l'article 6 de la directive 2003/88/CE en prévoyant, eu égard au nombre de gardes et à la durée totale de chacune d'elles, une durée du temps de travail annuel pour les sapeurs-pompiers logés supérieure à 2 256 heures.

11. En troisième lieu, si les dispositions de la directive 2003/88/CE citées au point 3 n'empêchent pas, pour l'établissement de la rémunération des sapeurs-pompiers pendant leurs gardes, de fixer des équivalences en matière de durée du travail, afin de tenir compte des périodes d'inaction, le dépassement de la durée maximale de travail qu'elles prévoient porte atteinte à la sécurité et à la santé des intéressés en ce qu'il les prive du repos auquel ils ont droit et leur cause, de ce seul fait, un préjudice, indépendamment de leurs conditions de rémunération ou d'hébergement.

12. Par suite, après avoir relevé qu'il n'était ni établi ni même allégué que les heures réalisées, au titre des années en litige, par M. B..., au-delà du seuil de 2 256 heures par an n'auraient pas été rémunérées dans des conditions régulières, la cour a pu, sans commettre d'erreur de droit ni insuffisamment motiver son arrêt, fixer le montant de la réparation qui lui était due, au regard des troubles dans les conditions de l'existence qu'il avait subis, sans tenir compte des avantages que lui avait procurés son logement de fonction.

13. Il résulte de tout ce qui précède que le SDIS du Loiret n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt attaqué.

Sur la requête aux fins de sursis à exécution :

14. Le Conseil d'Etat se prononçant par la présente décision sur le pourvoi formé par le SDIS du Loiret contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 5 octobre 2018, les conclusions aux fins de sursis à exécution de cet arrêt sont devenues sans objet. Il n'y a pas lieu d'y statuer.

Sur les frais non compris dans les dépens :

15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de M. B..., qui n'est pas la partie perdante, le versement d'une somme au titre des frais exposés par le SDIS du Loiret et non compris dans les dépens. Il y a lieu en revanche, au titre des mêmes dispositions, de mettre à la charge du SDIS du Loiret le versement à M. B... d'une somme de 3 000 euros.



D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du SDIS du Loiret est rejeté.

Article 2 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions tendant à ce que soit prononcé le sursis à exécution de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 5 octobre 2018.

Article 3 : Le SDIS du Loiret versera à M. B... la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée au service départemental d'incendie et de secours du Loiret et à M. A... B....


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