Délai de retrait par l’administration d’un acte individuel créateur de droits entaché d’illégalité.
Les faits et le contexte juridique
M. Ternon avait été titularisé en qualité d'attaché régional par un arrêté illégal du président du conseil régional de Languedoc-Roussillon du 30 décembre 1983. Cette décision créatrice de droits lui avait été notifiée mais n'avait fait l'objet d'aucune mesure d'information des tiers. Le président du conseil régional l'avait retirée le 25 mars 1988, soit plus de quatre ans après son édiction. En l'état antérieur de la jurisprudence, ce retrait était légal car la décision retirée avait seulement été notifiée à M. Ternon et non publiée, de sorte que le délai de recours contentieux à l'égard des tiers n’avait pas couru. Se posait la question de savoir si la jurisprudence selon laquelle un retrait effectué plusieurs années après l’édiction de l’acte était légal devait perdurer.
Le sens et la portée de la décision
L’Assemblée du contentieux a répondu par la négative : elle a jugé illégal le retrait de l’arrêté litigieux et a ainsi ouvert à M. Ternon, un droit à la reconstitution de sa carrière. En effet, par cette décision, le Conseil d’Etat a jugé que l'administration dispose d'un délai de quatre mois maximum, à compter de la prise de décision, pour retirer un acte individuel créateur de droits entaché d'illégalité, que le délai de recours ait ou non couru à l'égard des tiers et que l'acte soit ou non devenu définitif à l'égard de ceux-ci. Cette décision fixe un nouveau point d'équilibre entre la protection des droits acquis par le bénéficiaire de l’acte créateur de droit et la sauvegarde de la légalité.
Dans l'intérêt de la légalité, le Conseil d'Etat avait admis depuis longtemps (CE, 16 février 1912 Abbé Blanc, n° 37156) que l'administration puisse retirer une décision illégale. Dix ans plus tard il a jugé que l'administration pouvait prononcer d'office le retrait d'un acte créateur de droits illégal avant l'expiration du délai de recours contentieux ou, si un recours contentieux a été formé, tant que le juge n'a pas statué (CE, 3 novembre 1922 , Dame Cachet, n° 74010)
Par la suite, le Conseil d’Etat avait jugé que si l’acte illégal n'était pas publié mais seulement notifié à l’intéressé, ce qui est fréquent pour les décisions individuelles, le délai de recours contentieux ne pouvait courir à l’égard de tiers de sorte que l'acte, qui n’était pas devenu définitif, pouvait être retiré à tout moment (CE, Assemblée, 6 mai 1966 Ville de Bagneux, n°55283). Cette jurisprudence, pour logique qu'elle soit, pouvait conduire à des situations où l'administration retirait une décision plusieurs années après qu'elle eût été prononcée.
Aussi le Conseil d’Etat en a-t-il d’abord restreint l’application aux seules décisions expresses (CE, Section, 14 novembre 1969, Eve, n°74930) et a-t-il par la suite jugé que l’administration ne pouvait se fonder, pour retirer une décision illégale plus de deux mois après sa notification à l’intéressé, sur la circonstance que l’acte avait été irrégulièrement notifié et qu’il pouvait par conséquent encore faire l'objet d'un recours de l’intéressé en vertu des dispositions du décret du 28 novembre 1983 (CE, Assemblée, 24 octobre 1997, Mme de Laubier, n° 123950). Dans le prolongement de cette décision, l'Assemblée du contentieux, par sa décision Ternon, a abandonné la jurisprudence Ville de Bagneux en choisissant de dissocier le délai du recours contentieux dont disposent les tiers et le délai de retrait dont dispose l'administration.
L'administration dispose désormais d'un délai maximum de quatre mois à compter de la prise de décision pour retirer un acte individuel créateur de droits - comme les nominations, y compris celles sous forme de contrat de recurutement d’agent (CE, Section, 31 décembre 2008, Cavallo, n°283256) ou encore les autorisations, octrois de décorations, ou encore l’arrêté annuel de délivrance de quotas d’émission de gaz à effet de serre à un exploitant (CE, 17 février 2016, Ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie c. Société Smurfit Kappa Papier recyclé France, n°383771) - entaché d'illégalité, que le délai ait ou non couru à l'égard des tiers et que l'acte soit ou non devenu définitif à l'égard de ceux-ci. Ce délai, qui court à compter de l'édiction de l'acte et non de sa notification à son bénéficiaire (CE, Section, 21 décembre 2007, Société Bretim, n°285515), est insusceptible d'être prolongé par quelque recours, administratif ou juridictionnel que ce soit. L'administration pourra toutefois retirer un tel acte au-delà de quatre mois à la demande du bénéficiaire lui-même. Ces règles ne s'appliquent bien entendu que lorsqu’un tel acte est susceptible d’être retiré (ce qui n’est pas le cas, par exemple, des nominations de magistrats judiciaires : CE, Section, 1er octobre 2010, Mme Tacite, n° 311938), en l'absence de disposition législative ou réglementaire fixant des régimes spécifiques de retrait et de fraude, cette dernière hypothèse permettant de retirer ou d’abroger un acte créateur de droit sans condition de délai (CE, Section, 29 novembre 2002, Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, n°223027, solution codifiée à l’article L 241-2 du code des relations entre le public et l’administration). Les sanctions, qui ne sont pas des actes créateurs de droit, peuvent être retirées sans condition de délai (CE, 5 décembre 2016, Université de la Nouvelle-Calédonie, n°380763, solution codifiée à l’article L. 243-4 du même code).
L’arrêt Ternon ne réglait ni la question de l’abrogation ni celle du retrait des décisions implicites individuelles créatrices de droits. Depuis, le code des relations entre le public et l’administration ne différencie plus les décisions implicites des décisions expresses : l’abrogation et le retrait ne sont possibles pour ces deux types de décision que si la décision est illégale et seulement dans un délai de quatre mois suivant leur édiction, que ce retrait ou cette abrogation soient à l’initiative de l’administration ou émanent d’une demande d’un tiers ou du bénéficiaire de la décision litigieuse lui-même.
Enfin, s’agissant des actes réglementaires et des actes individuels non créateurs de droits, ceux-ci peuvent être abrogés pour tout motif sans condition de délai, sous réserve de la nécessité d’aménager des mesures transitoires (CE, 24 mars 2006, Société KPMG et autres, n° 288461). Ils ne peuvent être retirés que si l’acte est illégal et si ce retrait intervient dans le délai de quatre mois suivant leur édiction (article L. 243-3 du code des relations entre le public et l’administration), de la même manière que l’abrogation et le retrait des décisions implicites individuelles créatrices de droits.