Recevabilité du recours pour excès de pouvoir – intérêt pour agir
Les faits et le contexte juridique
La compagnie des tramways électriques de Bordeaux, concessionnaire du réseau des tramways de la ville, avait procédé à un remaniement de ses lignes et notamment décidé de supprimer la desserte du quartier de Croix de Seguey-Tivoli. Les habitants du quartier, groupés en un syndicat de propriétaires et de contribuables sur le fondement de la récente loi du 1er juillet 1901, demandèrent au préfet de mettre la compagnie en demeure d'exécuter le service dans les conditions prescrites par le cahier des charges de la concession. L'association déféra ensuite au Conseil d’État le refus du préfet de faire droit à cette demande.
Le sens et la portée de la décision
Le Conseil d'État, s'il rejeta la requête au fond, admit que l’association était recevable à attaquer une telle décision par la voie du recours pour excès de pouvoir. En particulier, il reconnut explicitement que l'association, constituée conformément aux prescriptions de la loi de 1901, avait qualité pour agir en justice et, implicitement qu’elle justifiait d'un intérêt suffisant pour demander l'annulation de l'acte incriminé dans la mesure où elle avait été créée en vue de défendre les intérêts du quartier et d'y poursuivre toutes améliorations de voirie, d'assainissement et d'embellissement.
Cette décision marque une étape importante dans l'élargissement de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir.
Par l'arrêt Casanova (CE, 29 mars 1901, Casanova, n°94580), le Conseil d'État avait déjà admis que le contribuable d'une commune avait intérêt à attaquer une décision ayant des répercussions sur les finances ou le patrimoine de cette collectivité et le juge administratif s’était déjà montré libéral dans l’appréciation de la recevabilité de requêtes présentées à titre individuel. Dans la même optique, la décision Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli admit qu’une personne morale, faisant valoir un intérêt collectif puisse former un recours en excès de pouvoir. Quelques jours plus tard, une autre décision admit la recevabilité des syndicats professionnels à défendre les intérêts collectifs dont ils avaient la charge en vertu de la loi du 21 mars 1884 (CE, 28 décembre 1906, Syndicat des patrons coiffeurs de Limoges, n°25521).
Le juge administratif a ainsi progressivement élargi la recevabilité du recours pour excès de pouvoir, sans jamais transformer celui-ci en « action populaire » (concl. du commissaire du Gouvernement Théry sur CE, Section 28 mai 1971, Sieur Damasio n°78951), dans le but de permettre un accès au juge le plus large possible. Pour qu’une requête soit recevable, l’intéressé doit invoquer un intérêt lésé qui ne soit ni trop indirect, ni trop incertain. Les groupements sont ainsi généralement regardés comme recevables à contester un acte réglementaire si leur activité s’en trouve affectée.
Le juge est en revanche plus circonspect en matière de décisions individuelles, considérant assez généralement qu'une décision positive qui a des conséquences défavorables pour les tiers puisse léser l'intérêt collectif des membres du groupement mais qu'une mesure négative lèse uniquement les intérêts de son destinataire, à qui revient seul la décision d'attaquer ou non l'acte incriminé. Dans le cas particulier des usagers d'un service public, qu'ils agissent à titre individuel ou collectif, le juge considère que cette qualité suffit à leur donner un intérêt à contester les actes qui concernent l'organisation et le fonctionnement de ce service
La décision Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli est remarquable à un autre titre. Elle tire les conséquences de la reconnaissance du caractère réglementaire des clauses de certains contrats, tels que les contrats de concession : ces clauses pouvant faire naître des obligations à l'égard de tiers au contrat, le Conseil d’Etat admet qu'en contrepartie ceux-ci puissent s'en prévaloir et demander à l'autorité administrative d'en faire assurer le respect. Cette logique a été menée à son terme par le Conseil d’État qui a jugé que les clauses réglementaires d’un contrat peuvent être contestées devant le juge de l'excès de pouvoir (CE, Assemblée, 10 juillet 1996,Cayzeele, n°138536,) et a été précisée ultérieurement par une décision du 9 février 2018 (CE, 9 février 2018, Communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération, n°404982) selon laquelle doivent être regardées comme des clauses réglementaires les clauses d'un contrat qui ont, par elles-mêmes, pour objet l'organisation ou le fonctionnement d'un service public.