Annulation d’une ordonnance du Président de la République prise sur le fondement d’une habilitation donnée par une loi référendaire.
Faits et contexte juridique
Par le référendum du 8 avril 1962, le peuple souverain approuva massivement les accords d'Evian qui mettaient fin à la guerre d'Algérie. La loi soumise à référendum autorisait également le Président de la République à prendre par ordonnance ou par décret en conseil des ministres "toutes mesures législatives ou réglementaires relatives à l'application" de ces accords. Sur le fondement de cette habilitation, le général de Gaulle avait institué, par une ordonnance du 1er juin 1962 une juridiction spéciale, la Cour militaire de justice, chargée de juger, suivant une procédure spéciale et sans recours possible, les auteurs et complices de certaines infractions en relation avec les événements algériens. Condamnés à mort par cette cour, MM. Canal, Robin et Godot saisirent le Conseil d'État d'un recours en annulation dirigé contre l'ordonnance l'ayant instituée.
Le sens et la portée de la décision
Le Conseil d'État leur donna raison et prononça l'annulation de l'ordonnance en considérant que « eu égard à l'importance et à la gravité des atteintes que l'ordonnance attaquée apporte aux principes généraux du droit pénal, en ce qui concerne, notamment, la procédure qui y est prévue et l'exclusion de toute voie de recours », la création d'une telle juridiction d'exception ne pouvait pas être décidée sur le fondement de l'habilitation donnée au Président de la République pour la mise en application des accords d'Evian par la loi référendaire.
Pour parvenir à cette solution, qui suscita une vive réaction du général de Gaulle, le Conseil d'État avait dû franchir un premier obstacle, qui tenait à la recevabilité d'un recours dirigé contre une ordonnance prise sur le fondement d'une habilitation accordée directement par le peuple souverain, et qui présentait une valeur législative. Un tel acte pouvait-il être déféré pour excès de pouvoir devant le juge administratif ? Le Conseil d'État répondit de façon positive en jugeant que la loi référendaire « a eu pour objet, non d'habiliter le Président de la République à exercer le pouvoir législatif lui-même, mais seulement de l'autoriser à user exceptionnellement, dans le cadre et dans les limites qui y sont précisées, de son pouvoir réglementaire, pour prendre, par ordonnance, des mesures qui normalement relèvent de la loi ».
Le Conseil d'État a donc considéré que l'habilitation n'était pas une attribution d'une portion du pouvoir législatif mais une simple autorisation accordée au pouvoir réglementaire d'intervenir, dans les strictes limites de l'habilitation, dans le domaine de la loi. Bien que pouvant modifier des textes législatifs, l'ordonnance conservait donc la nature réglementaire que lui confère son auteur.
De la même manière, le Conseil d'État s'était reconnu compétent pour se prononcer sur un recours dirigé contre une ordonnance prise par le Gouvernement sur habilitation du Parlement, en vertu de l'article 38 de la Constitution (CE, Assemblée, 24 novembre 1961, Fédération nationale des syndicats de police, n°91076).
Outre les actes de gouvernement (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon-Joseph Bonaparte, n°46707), seules les décisions prises, dans le domaine de la loi, par le Président de la République en vertu de l'article 16 de la Constitution échappent au contrôle du Conseil d'État (CE, Assemblée, 2 mars 1962, Rubin de Servens et autres, n°s 55049, 55055). En revanche le juge est compétent pour connaître de ces mêmes décisions lorsqu'elles ne relèvent pas du domaine de la loi.
La légalité de l'ordonnance soumise au contrôle de légalité dépendait de la réponse apportée à deux questions.
La première était relative à la portée de l'habilitation accordée au chef de l'État par la loi référendaire : le Conseil d'État donna de cette habilitation une interprétation restrictive, dans la ligne de sa jurisprudence Syndicat général des ingénieurs-conseils (CE, Section, 26 juin 1959, Syndicat des ingénieurs-conseils, n° 92099). Si la création de la cour militaire de justice entrait dans le cadre de l'habilitation, la loi référendaire, faute de l'avoir fait expressément, ne pouvait être regardée comme ayant autorisé le Président de la République à déroger aux principes généraux du droit, en l'occurrence aux principes généraux du droit pénal.
La seconde question portait sur l'applicabilité à l'espèce de la théorie des circonstances exceptionnelles (CE, 26 juin 1918, Heyriès, n° 63412). Le Conseil d'État fit une application restrictive de cette théorie en considérant que si les « circonstances de l'époque » pouvaient légalement justifier certaines atteintes à la légalité, elles devaient être strictement nécessaires pour atteindre l'objectif poursuivi, en l'occurrence l'application des accords d'Evian. Le Conseil d'État estima qu'en l'espèce l'objectif poursuivi ne justifiait pas la gravité des atteintes portées aux principes généraux du droit pénal, dès lors qu'il pouvait être atteint sans qu'elles fussent commises.