Éclairage de Laurence Franceschini, conseillère d’État à la section de l’intérieur
Le régime de la séparation des Églises et de l’État issu de la loi du 9 décembre 1905 est applicable en France métropolitaine et dans les départements d’outre-mer (sauf la Guyane) et le choix des évêques relève de la libre disposition du Pape. La IIIe République a mis fin au régime concordataire qui a néanmoins été maintenu dans les trois départements de l’Est annexés par l’Allemagne entre 1871 et 1918. Jusqu’ en 1921, le Saint-Siège n’informait d’ailleurs plus le gouvernement français des prêtres auxquels il décidait de confier la charge d’évêque. Ni la loi de séparation du 9 décembre 1905, ni les dispositions de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association ne sont donc applicables dans les départements alsaciens et en Moselle. Les modalités de nomination des évêques diffèrent de celles, dites de droit commun.
Dans les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, le cadre juridique en matière religieuse demeure régi, pour ce qui concerne le culte catholique, par le « Concordat » qui est une convention signée le 26 messidor an IX (15 juillet 1801) entre le Premier consul Napoléon Bonaparte et le Pape Pie VII, promulguée et rendue exécutoire comme loi de la République par la loi du 18 germinal an X (8 avril 1802) relative à l’organisation des cultes, à laquelle elle est incorporée. Dans les diocèses de la France métropolitaine et des départements d’outre-mer, à l’exception de la Guyane,
l’État n’intervient plus, en théorie, dans le choix des ministres du culte même si la papauté a toutefois concédé en 1921, à la suite du rétablissement des relations diplomatiques entre la République et le Saint-Siège, un droit de regard ou plutôt de consultation dans la nomination des évêques, formalisé dans le document dit « aide-mémoire » du cardinal Gasparri. Il consiste pour le Saint-Siège à interroger, par l’intermédiaire du cardinal secrétaire d’État, l’ambassadeur de France pour savoir « si le gouvernement a quelque chose à dire au point de vue politique contre le candidat choisi ». Dans la pratique actuelle, la démarche est faite par le Nonce apostolique auprès du ministre des Affaires étrangères et donne lieu à une enquête menée par les services du ministère de l’intérieur. Aucun évêque n’est nommé sans cette consultation. Le gouvernement ne s’est jamais opposé à une telle désignation. Ce droit de consultation ne s’applique pas dans les deux diocèses de Strasbourg et de Metz où s’appliquent les dispositions concordataires et ce particularisme a été conservé lors du retour de ces départements dans la République.
« La bulle » est une lettre solennelle en même temps qu’un acte juridique, émanant du Pape qui doit son nom au sceau (du latin bulla qui désigne généralement un objet circulaire, en l’espèce un sceau de métal de forme ronde) dont elle était initialement revêtue. L’examen de ces « bulles » par la section de l’intérieur traduit ainsi la survivance en France encore aujourd’hui du régime du concordat pour la désignation de certains prélats
La section de l’intérieur du Conseil d’État a été saisie de treize « bulles » depuis 1988 en matière de nomination des évêques et archevêques dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle.
Dans la période la plus récente, il s’est agi de la nomination d’un évêque du diocèse de Strasbourg à quatre reprises, de cinq nominations d’un évêque auxiliaire à Strasbourg et d’une nomination d’un évêque auxiliaire à Metz ainsi que du projet de décret portant réception de la bulle d'érection canonique de l'évêché de Strasbourg, au rang d'archevêché
1. La conservation du régime concordataire tant pour les évêques résidentiels que pour les évêques auxiliaires
a) La nomination des évêques résidentiels résulte des textes concordataires. Lors du rapport de présentation de la loi du 18 germinal an X, Portalis en expliquait, en termes vifs, les motifs : « le Pape est sujet, comme tous les autres hommes, aux faiblesses de l’humanité ; il peut être trompé, surpris ; il peut se tromper lui-même : l’expérience prouve qu’un homme qui est à la fois pontife et souverain peut confondre l’intérêt politique avec l’intérêt religieux, et quelquefois même sacrifier l’intérêt religieux à l’intérêt politique. Il faut donc une garantie contre les surprises, contre les erreurs, contre les procédés ambitieux ou hostiles ; cette garantie est dans la vérification faite par l’autorité compétente ». En cela, le régime concordataire est dans le prolongement des pratiques de l’Ancien Régime et de sa tradition gallicane et donc du droit de regard que le roi s’était octroyé sur la nomination des évêques.
La loi du 1er juin 1924 « mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle » a prévu, en effet, aux termes du 13° de son article 7 que : « continuent à être appliquées, telles qu’elles sont encore en vigueur dans les trois départements (…) / la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ».
Le Conseil d’État, saisi par le Président du conseil de la question de savoir quel était le régime applicable au culte catholique dans les trois départements a, dans son avis rendu, le 24 janvier 1925, conclu que « le régime concordataire, tel qu’il résulte de la loi du 18 germinal an X, [y] est en vigueur ». L’article 3 de l’ordonnance du 15 septembre 1944 « relative au rétablissement de la légalité républicaine dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle » a confirmé le maintien du régime concordataire. Dans sa décision QPC Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité du 21 février 2013, rendue à propos du traitement des pasteurs des églises consistoriales dans les trois départements de l’Est ( n°2012-297) , le Conseil Constitutionnel a jugé « qu'il ressort tant des travaux préparatoires du projet de la Constitution du 27 octobre 1946 relatifs à son article 1er que de ceux du projet de la Constitution du 4 octobre 1958 qui a repris la même disposition, qu'en proclamant que la France est une « République. . . laïque », la Constitution n'a pas pour autant entendu remettre en cause les dispositions législatives ou règlementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l'entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l'organisation de certains cultes et, notamment, à la rémunération de ministres du culte. »
Il existe donc toujours dans les trois départements un service public des cultes et ces dispositions confèrent aux pouvoirs publics un pouvoir, aujourd’hui très exceptionnel, de nomination directe des titulaires des sièges épiscopaux.
b) S’agissant des évêques auxiliaires, le fondement de la nomination est un peu différent compte tenu de leur spécificité. L’évêque auxiliaire est choisi par l’évêque résidentiel pour l’aider momentanément dans l’exercice de son ministère spirituel. Il n’a aucun droit à sa succession et n’est pas titulaire d’un diocèse en Alsace-Moselle. S’il est nommé évêque d’un diocèse pour acquérir le caractère épiscopal, c’est de façon fictive puisque le Saint-Siège lui attribue, sous l’appellation de siège titulaire, un diocèse disparu. Il s’agit souvent d’un des anciens diocèses d’Asie mineure ou d’Afrique du Nord, tel celui de Parthenia, qui a acquis une certaine renommée en France depuis la nomination de Mgr Gaillot en 1995 1. Ce peut être parfois un diocèse qui existait sous l’Ancien Régime et a disparu à l’occasion du redécoupage diocésain de 1801, par exemple le diocèse de Saint-Papoul, dans l’Aude, qui a existé de 1317 à 1801, et qui a été restauré comme siège titulaire à compter de 2009.
Le Concordat ne mentionnant pas les évêques auxiliaires, leur désignation aurait donc dû relever normalement de la compétence exclusive de Rome. Mais le pouvoir politique ne s’est pas désintéressé de leur choix et a complété, de façon unilatérale, le texte concordataire par le décret du 7 janvier 1808 relatif aux ecclésiastiques nommés évêques in partibus qui détaille, s’agissant des évêques auxiliaires, les prescriptions générales posées par la loi du 18 germinal an X.
L’article 1er du décret dispose : « (…) Nul ecclésiastique français ne pourra poursuivre ni accepter la collation d’un évêché in partibus, faite par le pape, s’il n’y a été préalablement autorisé par nous sur le rapport de notre ministre des cultes ». Aux termes de l’article 2 : « Nul ecclésiastique français, nommé à un évêché in partibus, conformément aux dispositions de l’article précédent, ne pourra recevoir la consécration avant que ses bulles aient été examinées en Conseil d’État, et que nous en ayons permis la publication ». Le Saint-Siège ne reconnaît pas ces dispositions mais ne s’oppose pas à leur application.
Le fondement juridique de ces dispositions prête à interrogation dans la mesure où l’article 1er du décret se fonde sur l’article 17 du code Napoléon, qui n’est plus en vigueur, et que l’on peut s’interroger sur l’opportunité de maintenir une procédure aussi incertaine juridiquement. La section de l’intérieur a conclu à son maintien, compte tenu des précédents, de l’accord tacite du Saint-Siège, et qu’elle est mise en œuvre sans difficulté.
2. Si la procédure de nomination des évêques résidentiels marque la préséance du Président de la République, dernier chef d’État au monde à nommer des évêques catholiques, cette préséance est moindre pour les évêques auxiliaires.
a) Pour les évêques résidentiels, les textes applicables sont issus tant du Concordat que des articles organiques. L’article 4 du Concordat dispose que : « Le premier consul de la République nommera, dans les trois mois qui suivront la publication de la bulle de Sa Sainteté, aux archevêchés et évêchés […] Sa Sainteté conférera l’institution canonique, suivant les formes établies par rapport à la France avant le changement de gouvernement. » et l’ article 5 précise quant à lui que : « Les nominations aux évêchés qui vaqueront dans la suite seront également faites par le premier Consul ; et l’institution canonique sera donnée par le Saint-Siège […] ». Quant au premier des articles organiques il prévoit qu’« aucune bulle bref, rescrit (…) ni autres expéditions de la cour de Rome, même ne concernant que les particuliers, ne pourront être reçus, publiés, imprimés, ni autrement mis à exécution, sans l’autorisation du gouvernement » ; enfin l’article 18 dispose que : « Le prêtre nommé par le premier consul ne pourra exercer aucune fonction avant que la bulle portant son institution ait reçu l’attache du gouvernement ».
Concrètement la procédure se déroule en deux temps.
Tout d’abord la nonciature apostolique en France fait connaitre au ministre des affaires étrangères son intention de nomination et le nom de la personnalité pressentie. Celui-ci en avise le ministre de l’intérieur qui diligente une enquête.
Le Président de la République signe un décret simple qui agrée la « démission » de l’évêque et nomme son successeur. Ce décret n’est pas publié au Journal officiel en vue de sauvegarder le caractère confidentiel de la procédure jusqu’à la publication de la bulle pontificale conférant à l’intéressé l’institution canonique et rendant ainsi sa nomination définitive
Le décret du Président de la République est notifié par le ministère des affaires étrangères au Vatican ainsi qu’au nouvel évêque ou archevêque à charge pour lui de se pourvoir auprès du Saint-Siège pour obtenir son institution canonique.
Puis la bulle papale conférant l’institution canonique et faisant mention des prérogatives du Président de la République issues des articles 4 et 5 du Concordat est accordée par le Souverain Pontife et transmise au gouvernement français par l’intermédiaire du ministre des affaires étrangères.
Un décret du président de la République, le Conseil d’État entendu, porte alors réception de la bulle d’institution canonique de l’évêque et en autorise la publication en France, en latin et en français conformément aux dispositions précitées du Concordat et les articles organiques. C’est ce second décret, qui permet à l’évêque de commencer d’exercer son ministère.
Le décret est publié simultanément par le Journal officiel et l’Osservatore romano, organe officiel du Saint-Siège, ainsi que, depuis 1984, au recueil des actes administratifs du département.
L’intervention du Conseil d’État dans la seconde phase de la procédure, celle de la réception de la bulle, a pour mission de déterminer si elle comporte des dispositions non conformes au droit français. Les deux autres missions traditionnelles du Conseil d’État, consistant à transcrire le texte de la bulle, en latin et en français, sur les registres des délibérations et à mentionner cette transcription sur l’original de la bulle remise à l’intéressé, ont été abandonnées en 1984.
Toute la procédure doit demeurer confidentielle jusqu’à la publication simultanée du décret.
b) S’agissant des évêques auxiliaires, la procédure telle qu’elle résulte du décret du 7 janvier 1808 évoquée plus haut est un peu différente. Le Saint-Siège pressent un candidat, en général sur proposition de l’évêque résidentiel qui a sollicité cette aide, et se propose donc de le nommer à un évêché in partibus. Le candidat pressenti adresse au Président de la République une demande afin d’obtenir l’autorisation d’exercer les fonctions d’auxiliaire. Le Président de la République, sur rapport du ministre de l’intérieur, accorde l’autorisation prévue à l’article 1er du décret du 7 janvier 1808 sous la forme d’une décision non publiée au Journal officiel, pour des raisons de confidentialité.
Le Saint-Siège « constitue » ensuite l’intéressé auxiliaire en même temps qu’il le nomme évêque titulaire in partibus. Contrairement aux évêques résidentiels, c’est donc bien le Pape et non le Président de la République qui nomme les évêques auxiliaires. Enfin intervient la procédure de réception de la bulle et l’on retrouve alors le processus des nominations des évêques résidentiels. Le Conseil d’État examine la bulle et le décret du Président de la République en autorise la réception, la publication et l’exécution en France.
3. Compte tenu de la nature singulière de cette procédure, l’office de la section de l’intérieur est très simple et assez modeste.
On rappellera ici ce que M. le conseiller François Bernard, en 1997, relevait : « La spécialité concordataire de la section de l’intérieur et jadis des cultes est illustrée par de très nombreux précédents dont elle recopie à la virgule près les plus récents ».
Tout d’abord si la même procédure est appliquée pour l’évêque coadjuteur qui succède de droit à l’évêque résidentiel, c’est parce la jurisprudence a mis la nomination de l’évêque coadjuteur sur un pied d’égalité avec celle de l’évêque résidentiel.
Ensuite les visas du décret portant réception de la bulle d’institution canonique ont été simplifiés au fil du temps et ne mentionnent plus, notamment la lettre de transmission de la bulle papale par le ministère des affaires étrangères. Sont visés les articles concernés de la convention concordataire et la loi du 18 germinal an X relative à l’organisation des cultes à laquelle elle est incorporée et qui l’a promulguée et rendue exécutoire comme loi de la République. Les visas sont présentés, conformément au vœu de la section de l’intérieur, dans l’ordre chronologique et non purement légistique.
Les dates du Concordat et de la loi qui l’a promulgué figurent uniquement dans les termes du calendrier révolutionnaire et ne sont pas précisés les intitulés complets de la loi de 1924 ( « loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ») et de l’ordonnance de 1944 (« ordonnance du 15 septembre 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle »)
Il a par ailleurs été décidé en 2013 de ne pas faire référence au terme et à la notion de « démission » du prédécesseur, étrangers au droit canon qui ne connaît que la « renonciation » du prêtre à sa charge, terme exclusivement employé dans la bulle papale C’est le choix qui a été fait par la section pour les décrets de réception de la bulle papale, ce qui permet en outre de mieux identifier le décret, non publié, puisque les noms des intéressés, qui ne figurent pas dans l’intitulé d’origine, sont ainsi précisés .
1 C’est la raison pour laquelle les évêques auxiliaires, dénommés aujourd’hui « évêques titulaires », étaient appelés jusqu’en 1882 évêques in partibus (sous-entendu infidelium) [dans les régions des infidèles].