Éclairage de Michel Delpuech, conseiller d'État à la section de l'intérieur et de Paul Bernard, maître des requêtes à la section de l'intérieur et à la 2e chambre du contentieux.
Voici un texte qui n’est pas sans portée. Il intervient après une préfiguration conduite en outremer et dans huit départements de métropole entre 2020 et 2022. Il réorganise assez profondément le fonctionnement territorial de la police nationale. Ses effets touchent directement 86 000 fonctionnaires. Et son objet est large, comme son titre.
Une réorganisation profonde de la police nationale
Dès ses premières lignes, le rapport de présentation du projet de décret annonçait l’ambition : « La réorganisation de la police nationale doit entrainer une révision profonde des structures et des modes de gouvernance en application des trois principes directeurs suivants : unicité de commandement, décloisonnement et déconcentration ». Si la déconcentration n’est pas un principe nouveau, les deux autres termes induisent des évolutions profondes. Dans l’organisation d’avant réforme, il y avait, au sein de la direction générale de la police nationale, trois directions opérationnelles intégrées et pilotées depuis le niveau central jusqu’au niveau local, celui-ci étant organisé différemment selon la direction concernée :
la direction centrale de la sécurité publique, reposant sur une organisation départementale (décret n° 2008-633 du 27 juin 2008) ;
la direction centrale de la police aux frontières, reposant sur des échelons zonaux et interdépartementaux (décret n° 2012-328 du 6 mars 2012) ;
la direction centrale de la police judiciaire à l’organisation territoriale complexe faite de deux directions régionales, de cinq directions zonales elles-mêmes composées de dix-huit directions territoriales (décret n° 2020-1776 du 30 décembre 2020).
C’est à ce paysage éclaté, fait de structures hétérogènes vivant indépendamment les unes des autres, que la réforme entend mettre fin.
Dans cet objectif, elle met en place une organisation déconcentrée unifiée de la DGPN, avec deux échelons territoriaux : la zone de défense et de sécurité, niveau de la coordination, de la mutualisation, du « reporting » et le département, niveau de la mise en œuvre opérationnelle des missions de la police nationale.
Ce choix correspond aux deux niveaux de compétence préfectorale dans le champ de la sécurité. En revanche il déroge – d’où la nécessité d’un décret en Conseil d’Etat - au principe fixé par l’article 4 de la loi n° 92-125 du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République qui pose le principe de trois niveaux d’organisation pour les services de l’Etat: la région, le département, l’arrondissement.
Est ainsi opérée par le décret :
a) la création en métropole, hors zone de défense et de sécurité de Paris, de six directions zonales de la police nationale, avec à l’intérieur de chacune des services métiers (police judiciaire, sécurité publique, renseignement territorial, police aux frontières) et des services « soutien » (recrutement, formation ; stratégie, synthèse, soutien) ; ces directions zonales sont chargées de l’animation, de la coordination, de l’orientation et du contrôle des entités départementales ;
b) la mise en place dans chaque département de métropole, hors territoire de compétence de la préfecture de police, d’une direction départementale de la police nationale, constituée de services métiers ou soutien en miroir de ceux créés au niveau zonal : police judiciaire, sécurité publique, renseignement territorial, recrutement/formation, soutien, et le cas échéant police aux frontières ; lorsque ces directions, pour assumer l’organisation territoriale héritée de la police aux frontières et de la police judiciaire, comprennent en plus des services interdépartementaux issus de ces deux directions centrales, elles sont dénommées directions interdépartementales de la police nationale. En métropole sont ainsi être créées 41 directions départementales et 51 directions interdépartementales.
La réforme des services déconcentrés et celle des services centraux forme un tout, et l’unité de temps pour leur concrétisation juridique eût été bienvenue ; mais tel n’est pas le cas puisque la réorganisation de l’échelon central est déjà intervenue avec le décret n° 2023-530 du 29 juin 2023 relatif à l’organisation de l’administration centrale de la police nationale. Ce décret simple – qui suffisait - a remplacé les directions centrales de la sécurité publique, de la police aux frontières et de la police judiciaire par les directions nationales de la sécurité publique, du renseignement territorial, de la police aux frontières, de la police judiciaire, ces quatre directions nationales étant chargées d'animer les filières métier correspondantes (objectifs, doctrine, évaluation…). On soulignera à cet égard l’importance de la création d’une direction nationale du renseignement territorial, alors que le service central du renseignement territorial appartenait jusqu’ici à la direction centrale de la sécurité publique. Par ailleurs le décret du 29 juin 2023 a transformé la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale en une direction chargée du recrutement et de la formation intitulée « académie de police » et la direction des ressources et des compétences de la police nationale en une direction des ressources humaines, des finances et des soutiens de la police nationale. Les directions centrales des CRS et l’IGPN ne sont pas modifiées.
Ce décret simple, cependant, ne pouvait pas modifier les dispositions en R de certains codes, en particulier le code de procédure pénale (catégories de service et compétence judiciaire des OPJ et APJ) et le code de la sécurité intérieure (traitements de données, techniques de renseignement), ni d’autres dispositions qui relèvent du décret en Conseil d’Etat.
Un objet administratif nouveau
Le décret crée, on l’a vu, un objet administratif non identifié : les directions interdépartementales de la police nationale. Il convient de s’arrêter un instant sur ces directions et sur et la présence en leur sein de services interdépartementaux de police judiciaire et de police aux frontières.
En soi, rien de plus « classique » que l’existence de services déconcentrés à compétence interdépartementale. L'article 18 du décret n°2004-374 du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets à l'organisation et à l'action des services de l'Etat dans les régions et départements en a clairement prévu les conditions d’existence.
Mais, dans l’organisation que met en œuvre le décret, la notion de direction interdépartementale est pour le moins très spécifique. Elle est en effet la conséquence de l’intégration dans une direction unifiée au niveau de chaque département des services interdépartementaux de la police aux frontières, ce qui est simple, mais surtout des services déconcentrés de la police judiciaire, qui n’ont jamais été conçus pour avoir un ancrage départemental, et dont « l’absorption » dans un moule unique « dominé » par l’ancienne sécurité publique a soulevé de nombreuses questions, généré des polémiques, et nourri des inquiétudes, notamment chez les magistrats.
D’où la particularité et la complexité du nouveau paysage administratif ainsi créé. De deux points de vue :
a) ce n’est pas vraiment la direction qui est interdépartementale… Dans le schéma mis en place ce sont seulement certains des services (PAF, PJ) que comporte une direction qui peuvent avoir une compétence interdépartementale, et ces services ne représentent qu’une part réduite (de l’ordre du cinquième ou du quart) du total des effectifs de la direction. Pour la majorité de ses missions la direction interdépartementale est simplement départementale…
b) en second lieu, la configuration d’une direction interdépartementale peut répondre à quatre combinaisons différentes. Une DIPN peut comprendre, en effet, selon le cas un service interdépartemental de police judiciaire et un service interdépartemental de police aux frontières ; un service interdépartemental de police judiciaire et un service départemental de police aux frontières ; un service départemental de police judiciaire et un service interdépartemental de police aux frontières ou un service interdépartemental de police judiciaire.
Pour ajouter à la complexité du tableau, on peut signaler qu’existe toujours un service de police judiciaire (non interdépartemental) dans une DDPN, et que certaines DDPN comporteront un service départemental de PAF.
La notion de direction interdépartementale de la police nationale recouvre donc une réalité assez éloignée du concept de base. Mais, notamment parce que cette nouvelle architecture a fait l’objet d’une large concertation avec les organisations syndicales, la section a fait le choix de ne pas revenir sur cette dénomination, le schéma proposé ne méconnaissant aucune règle de droit.
Une place singulière dans la hiérarchie des normes
Le projet de décret contient des dispositions, en particulier celles qui, aux I des articles 2, 3 et 4, définissent les compétences territoriales, qui relèvent à l’évidence du décret en Conseil d’Etat, et d’autres, notamment, aux II et III des mêmes articles, sur le fonctionnement interne des directions déconcentrées, qui peuvent être regardées comme étant du ressort du décret simple.
Cela n’est pas conforme à la jurisprudence de la section de l’intérieur, dont on connaît la rigueur en la matière, qui, au demeurant, la distingue des pratiques d’autres sections comme celles des finances ou des travaux publics. Cette jurisprudence est rappelée dans une note du 9 mai 2018 (n° 394679) : « Le Conseil d’Etat rappelle que ce n’est que par exception qu’il est possible, pour modifier la partie réglementaire d’un code, de procéder par un seul décret comprenant à la fois des dispositions relevant du décret en Conseil d’Etat
et des dispositions relevant du décret simple. » La section, cependant, a, en l’espèce, non seulement compris mais soutenu le choix de déroger en l’espèce à la rigueur de cette méthode. Trois raisons expliquent ce choix.
a) L’examen de ce projet de décret est une nouvelle occasion de vérifier cette curiosité, prévue par les silences de l’article 34 de la Constitution : sur les questions essentielles de la sécurité, de l’ordre public, du pouvoir des préfets, de l’organisation territoriale de la République, de la répartition des compétences entre les représentants de l’Etat, les textes de référence sont pour la plupart de niveau réglementaire. Ces matières qui, peut-être plus que toute autre, touchent à l’articulation entre l’exercice des pouvoirs de l’Etat et celui des libertés individuelles, ne sont presque jamais du ressort de la loi. Il n’est pas incongru, au regard de l’ensemble de la hiérarchie des normes, de leur restituer une part de ce qui leur est dû en les rehaussant, autant que possible, dans cette hiérarchie, au niveau du décret en Conseil d’Etat.
b) L’examen, le 26 novembre 2019, par la section de l’intérieur, du projet de décret portant création et organisation des directions territoriales de la police nationale en Guyane, à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie avait été l’occasion de vérifier une autre curiosité. Pour citer le rapporteur de ce texte, le président Lamy, qui, sur ce point comme sur les autres, avait été suivi par la section : « La création des directions territoriales de la police nationale relève du décret simple. En matière d’organisation de la police nationale, la hiérarchie des normes est littéralement inversée : ce sont les décrets en Conseil d’Etat qui sont pris pour l’application des décrets simples. Le fait de rehausser au niveau du décret en Conseil d’Etat des mesures qui relevaient jusqu’alors du décret simple contribue à remettre la pyramide à l’endroit.
c) Eviter de multiplier les décrets, simples d’un côté et en Conseil d’Etat de l’autre, est une façon de limiter l’inflation normative sur laquelle le Conseil d’Etat comme le secrétariat général du Gouvernement sonnent régulièrement l’alerte, depuis plusieurs années.
Dans cette logique, le décret ne mêle pas mesures relevant du décret en Conseil d’Etat et dispositions relevant du décret simple : il élève l’ensemble au niveau du décret en Conseil d’Etat. Une seule exception à cela : les tableaux qui figurent en annexe et qui définissent les ressorts géographiques des zones de compétence, pour lesquels est prévu un article de demeyetisation (l’article 11) qui épargnera au Gouvernement de revenir devant le Conseil d’Etat chaque fois qu’il voudra redéfinir, sur la carte de géographie, les zones de compétence des diverses directions zonales ou interdépartementales.
En revanche, parce qu’il y a des limites à l’innovation, le Conseil d’Etat a disjoint une disposition de la rose qui élevait au niveau du décret en Conseil d’Etat les règles relatives à la gendarmerie des transports aériens, qui relèvent de l'arrêté (en l’espèce l’arrêté du 28 avril 2006 relatif à l'organisation, à l'emploi et au soutien de la gendarmerie des transports aériens).
Au-delà de ces considérations de principe, ce sujet du niveau de normes soulève une question qui a trait, plus directement, au fonctionnement de l’administration. Le décret va très loin, et très en détail (aux II et III de ses articles 2, 3 et 4), dans la définition de l’organisation interne de la police, et même des services de chaque direction – et même (aux articles 6 et 7) du fonctionnement de la préfecture de police.
Or, selon l’interprétation qui en est faite depuis près d’un siècle, la jurisprudence contentieuse Jamart fait du ministre le chef de son administration, qu’il est libre d’organiser comme il l’entend. Le décret, en créant des directions, des sous-directions, des services, en définissant les compétences des directeurs, en distinguant les niveaux départementaux, interdépartementaux, zonaux et surtout en précisant comment chacun d’eux est régi, peut être perçu comme présentant le risque de lier quelque peu les mains du ministre et de ses successeurs. Il peut aussi, là encore, élever au niveau du décret en Conseil d’Etat des questions d’organisation du service qui pourraient relever du décret simple. Une raison de fond a toutefois conduit la section de l’intérieur à approuver, en l’espèce, le principe d’un décret qui entrerait en détail dans le fonctionnement d’une administration.
Il s’agit de la nature-même de l’institution policière. C’est peut-être une part de l’office du Conseil d’Etat de s’assurer que les principes de la République puissent s’appuyer sur des normes suffisamment claires et solides pour que la forme républicaine des institutions, et des services publics dont celles-ci disposent, garantissent, en toutes circonstances, l’Etat de droit. Sur une fonction aussi importante que celle de la police, aussi perméable aux risques du soupçon, et dont il faut être toujours sûr qu’elle s’exerce non seulement sans contrevenir aux libertés publiques fondamentales mais encore sans être suspectée de pouvoir le faire, il n’est pas inopportun de créer, ou de maintenir, ou de rassembler, des normes claires, contraignantes et d’interprétation stricte, pour régir son administration. C’est l’une des ambitions de ce projet de décret, que de contribuer ainsi à consolider la légitimité de l’action des forces de police. Et en tout état de cause, ni la doctrine ni la pratique ni en particulier la jurisprudence Jamart n’ont jamais interdit (on pourrait à la limite ajouter à certains égards : au contraire) à un ministre de fixer par décret le fonctionnement de son administration.
En somme, l’élaboration du décret du 2 novembre 2023 relatif à l’organisation et aux services déconcentrés de la police nationale a été l’occasion d’appliquer une règle, qui est précisément qu’il faut savoir alléger les règles lorsque l’objet le justifie et qu’il convient de réserver, à des textes porteurs d’innovation, des méthodes d’analyse et d’observation elles-mêmes novatrices. Les précédents ont vocation parfois à être copiés, parfois à être imités, parfois aussi à évoluer. C’est à cet exercice, qui consiste à faire rentrer des dispositions neuves dans un cadre ancien, tout en réfléchissant aux changements qu’il est possible d’apporter à ce cadre, qu’il a fallu se livrer. On en retiendra la conviction que la souplesse peut s’allier à la rigueur lorsqu’il s’agit de conduire la réforme structurelle d’une administration qui est au cœur de la vie du pays.
A présent que la préfiguration est étendue à l’échelle nationale, il reste à vérifier que les objectifs de simplification, d’unification et d’harmonisation qui ont inspiré ce décret sont atteints. Après quoi, une fois traversée l’épreuve de la durée, et établie la preuve de l’efficacité, le moment sera venu de créer les conditions nécessaires à la codification de ces dispositions. C’est donc désormais une question d’organisation administrative, de patience et de temps.