Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis rendu par le Conseil d'État sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation. Retrouvez ci-dessous l'analyse que le Conseil d'État a faite du projet qui lui était soumis.
CONSEIL D'ETAT
Assemblée générale
Section de l'intérieur
Séance du vendredi 11 décembre 2015
EXTRAIT DU REGISTRE DES DELIBERATIONS
AVIS SUR LE PROJET DE LOI CONSTITUTIONNELLE de protection de la Nation
1. A la suite des attentats terroristes qui ont frappé notre pays dans la soirée du
13 novembre 2015 et de l’intervention de la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, le Conseil d’Etat a été saisi, le 1er décembre, d’un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation.
2. Ce projet insère deux articles dans la Constitution :
- Un article 3-1 permettant, dans les conditions à fixer par le législateur, la déchéance de la nationalité française des binationaux condamnés définitivement pour un acte qualifié de crime ou de délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ;
- Un article 36-1 sur l’état d’urgence, inscrivant dans la Constitution les conditions de déclaration et de prorogation de l’état d’urgence, dans les termes aujourd’hui prévus par les articles 1er et 2 de la loi du 3 avril 1955, et les complétant par des dispositions relatives au régime juridique de l’état d’urgence.
Quant à la déchéance de nationalité
3. En ce qui concerne la déchéance de la nationalité française, l'objectif du Gouvernement, tel qu'il est présenté dans l'exposé des motifs du projet de loi, est de « sanctionner ceux qui par leurs comportements visent à détruire le lien social » en commettant des actes de terrorisme.
4. Le 1° de l'article 25 du code civil autorise déjà le Gouvernement à prononcer, par décret pris après avis conforme du Conseil d'Etat, la déchéance des personnes ayant obtenu la qualité de Français par acquisition et qui disposent également d'une autre nationalité, condamnées pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ou une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. La disposition envisagée par le Gouvernement permettrait d'étendre cette mesure, dans les mêmes conditions, aux personnes nées françaises.
La lutte contre le terrorisme constituant une nécessité absolue pour assurer la sécurité des français et la protection de la Nation, le Conseil d’Etat prend acte de l'objectif consistant à poursuivre l’éloignement des binationaux condamnés pour des faits de terrorisme, après qu’ils ont purgé leur peine et été déchus de la nationalité française.
5. Le Conseil d'Etat considère que si devait être instituée la déchéance de la nationalité française pour des binationaux condamnés pour des faits de terrorisme, le principe de cette mesure devrait être inscrit dans la Constitution, eu égard au risque d'inconstitutionnalité qui pèserait sur une loi ordinaire.
Ce risque ne provient pas d’une éventuelle méconnaissance du principe d’égalité.
Certes, la mesure envisagée par le Gouvernement ne concernerait que les Français disposant d'une autre nationalité, mais ceux-ci ne sont pas, au regard de cette mesure, dans la même situation que les personnes qui ne détiennent que la nationalité française, car déchoir ces dernières de leur nationalité aurait pour effet de les rendre apatrides.
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a jugé que les personnes nées françaises et celles ayant obtenu la qualité de Français par acquisition étaient dans la même situation au regard du droit de la nationalité. Dès lors, en élargissant aux personnes nées françaises la sanction de la déchéance déjà autorisée par le code civil pour les personnes devenues françaises par acquisition, la disposition envisagée ne crée pas non plus une rupture d’égalité entre ces deux catégories de personnes.
En revanche, cette mesure pourrait se heurter à un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité. Il est vrai qu’à supposer que les conditions de reconnaissance d'un tel principe soient réunies, cette circonstance ne suffirait pas nécessairement à le reconnaître.
Surtout, la nationalité française représente dès la naissance un élément constitutif de la personne. Elle confère à son titulaire des droits fondamentaux dont la privation par le législateur ordinaire pourrait être regardée comme une atteinte excessive et disproportionnée à ces droits, qui, par suite, serait inconstitutionnelle. La mesure envisagée par le Gouvernement poserait, en particulier, la question de sa conformité au principe de la garantie des droits proclamé par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.
6. Le Conseil d’Etat relève enfin que la disposition envisagée n'est, par elle-même, contraire à aucun engagement international ou européen auquel la France est partie. Cependant, la Cour de justice de l’Union européenne pourrait être conduite à se prononcer sur la conformité au droit de l’Union des règles nationales prises en la matière (CJUE,
C-135/08, Grande chambre, 2 mars 2010, Janko Rottman c/Freistaat Bayern), et la Cour européenne des droits de l'homme pourrait être amenée à contrôler les mesures individuelles d'application au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (notamment, Cour européenne des droits de l’homme, 11 octobre 2011 Genovese c/Malte n° 53124/09).
Si, selon le droit de l’Union européenne, la définition des conditions d’acquisition et de perte de la nationalité relève de la compétence des Etats membres, le retrait corrélatif de la qualité de citoyen de l’Union doit répondre à un motif d’intérêt général et respecter le principe de proportionnalité, ce qui ne soulève pas de difficulté de principe en ce qui concerne la mesure proposée, dès lors qu’il s’agit de crimes graves. Par ailleurs, si l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne garantit pas le droit d’acquérir ou de ne pas perdre une nationalité, un refus d’accorder une nationalité ou une déchéance de nationalité peut, dans certains cas, exercer un impact négatif sur la vie privée ou familiale et conduire à une violation de cet article 8.
7. Il est vrai qu’une telle mesure aurait une portée pratique limitée.
D’abord, la perspective d’une éventuelle déchéance de la nationalité française aurait sans doute peu d’effet dissuasif sur les personnes décidées à commettre les infractions mentionnées par le projet.
Ensuite, une telle sanction ne pourrait frapper qu’un nombre limité de personnes, car elle ne saurait être prononcée qu’à l'encontre d’individus ayant commis des infractions particulièrement graves, eu égard au principe de nécessité et de proportionnalité des peines.
Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme pourrait, ainsi qu’il vient d’être dit au point 6, juger que, dans certains cas, la déchéance de la nationalité française ou l’expulsion de la personne ainsi sanctionnée porte une atteinte excessive à sa vie privée ou familiale ou qu’elle expose cette personne à subir des traitements inhumains ou dégradants (au sens de l’article 3 de la convention européenne des droits de l’homme ) dans l’Etat dont elle aurait conservé la nationalité, comme la Cour l’a jugé par un arrêt Daoudi c. France du
3 décembre 2009 (n° 19576/08).
Pour autant, la mesure proposée répond à un objectif légitime consistant à sanctionner les auteurs d’infractions si graves qu’ils ne méritent plus d’appartenir à la communauté nationale. La circonstance que les effets pratiques de cette mesure seraient limités n’a pas paru au Conseil d’Etat suffisante pour lui permettre de conclure qu’elle ne serait pas opportune ou qu’elle ne serait pas appropriée à l’objectif poursuivi par le Gouvernement.
Le Conseil d'Etat émet en conséquence un avis favorable au principe de la disposition figurant à l'article premier du projet de loi constitutionnelle.
8. Cependant, le Conseil d'Etat considère qu'il convient de limiter le champ des infractions susceptibles de justifier la déchéance de la nationalité.
Le projet prévoit la possibilité de sanctionner toute personne ayant commis un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ou une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. Les infractions en question sont définies aux articles 410-1 à 421-1 du code pénal. Or, la plupart de ces infractions, notamment celles qui ne sont pas de nature criminelle, ne sauraient justifier une sanction aussi grave que la déchéance, laquelle pourrait être regardée comme étant disproportionnée.
En conséquence, le Conseil d’Etat estime que la mesure envisagée ne devrait concerner que les seuls auteurs d’actes criminels les plus graves et non les auteurs de délits. Il estime par ailleurs, qu’il ne serait pas opportun d’introduire le terme « terrorisme » dans la Constitution et qu’il est par conséquent préférable de prévoir que la déchéance pourrait être infligée aux seules personnes « condamnées pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ». Il appartiendrait au législateur de préciser quelles sont les infractions qui entrent dans ce champ, étant entendu qu’il ne pourrait s’agir que de crimes en matière de terrorisme et, éventuellement, des crimes les plus graves en matière d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.
Enfin, le Conseil d’Etat considère que la disposition proposée n’a pas sa place dans le titre premier de la Constitution consacré aux grands principes de la souveraineté, mais qu’elle devrait être insérée à l’article 34 qui mentionne déjà la nationalité. Il propose par conséquent de rédiger ainsi le troisième alinéa de cet article :
« - la nationalité, ses modes d’acquisition et de perte, y compris les conditions dans lesquelles une personne née française qui détient une autre nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ; ».
Quant à l’état d’urgence
9. S’agissant de l’état d’urgence, le Conseil d’Etat rappelle que la loi du 3 avril 1955 n’a pas été abrogée par la Constitution de 1958, ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel à propos de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie (n° 85-187 DC du 25 janvier 1985).
10. Pour autant, la modification envisagée n’est pas de simple clarification et présente, à deux titres, un effet utile :
a) En premier lieu, elle donne un fondement incontestable aux mesures de police administrative prises par les autorités civiles pendant l’état d’urgence.
Elle permet ainsi au législateur de prévoir des mesures renforcées telles que :
- le contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte imminente à l’ordre public ;
- la visite des véhicules avec ouverture des coffres.
Elle permet aussi au législateur, lorsque ces mesures administratives ne relèvent pas de l’article 66 de la Constitution, de les soumettre exclusivement au contrôle du juge administratif et non à celui du juge judiciaire.
b) En second lieu, elle encadre la déclaration et le déroulement de l’état d’urgence en apportant des précisions de fond et de procédure qui ne relevaient jusqu’ici que de la loi ordinaire et que le législateur ordinaire pouvait donc modifier. La rédaction de l’article 36-1 interdira désormais à celui-ci, par exemple, d’ajouter d’autres motifs de déclaration de l’état d’urgence à ceux qui sont définis au premier alinéa de cet article ; ou de n’imposer la première intervention du Parlement qu’au terme d’un délai supérieur à 12 jours ; ou de décider que la prorogation peut ne pas comporter de durée déterminée.
11. En revanche, le Conseil d’Etat a supprimé les mots « sous le contrôle du juge administratif » qui sont inutiles s’agissant de mesures de police administrative placées naturellement sous le contrôle du juge administratif. L’article 14-1 de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence introduit par la loi du 20 novembre 2015 aux termes duquel « …les mesures prises sur le fondement de la présente loi sont soumises au contrôle du juge administratif… » n’avait par conséquent pas prêté à discussion lorsque le Conseil d’Etat avait examiné ce projet d’article.
12. Comme sous l’empire des dispositions actuelles de la loi de 1955, la prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être faite que par la loi qui devra en fixer la durée. Ainsi, si les conditions de fond de l’état d’urgence sont toujours remplies, une nouvelle prorogation par la loi sera possible. Il reviendra au Parlement d’en décider au cas par cas.
Toutefois, l’état d’urgence restant un « état de crise », ces renouvellements ne devront pas se succéder indéfiniment. Si la menace qui est à l’origine de l’état d’urgence devient permanente, c’est alors à des instruments de lutte permanents qu’il faudra recourir en leur donnant, si besoin est, un fondement constitutionnel durable.
13. Le projet du Gouvernement met en place un régime qui, sans être l’état d’urgence, le prolongeait temporairement en lui empruntant certains traits.
Figurent à cet effet dans le projet des dispositions, au demeurant complexes, en vertu desquelles, lorsque le péril imminent qui avait justifié la déclaration puis la prorogation de l’état d’urgence aurait cessé (par exemple, dans le contexte actuel, en l’absence d’attentats pendant trois mois), mais que demeurerait un risque d’attentat ou d’acte de terrorisme, les autorités civiles pourraient :
- maintenir en vigueur les mesures individuelles prises durant la première période, éventuellement prorogée, de l’état d’urgence ;
- prendre de nouvelles mesures générales (notamment la règlementation de la circulation des personnes et des véhicules, la fermeture provisoire des salles de spectacles, des débits de boisson et des lieux de réunion, l’interdiction de certaines réunions) pour prévenir le risque subsistant.
14. Le Conseil d’Etat a disjoint ces dispositions, en considérant que, dans l’hypothèse de la persistance d’un péril imminent pour l’ordre public, alors que n’auraient pas été réitérés les faits constitutifs des atteintes graves à l’ordre public à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence, comme dans l’hypothèse, non envisagée par le Gouvernement, d’une catastrophe dont la cause aurait cessé, mais dont les conséquences conserveraient le caractère d’une calamité, l’objectif poursuivi pouvait être plus simplement atteint par l’adoption d’une loi prorogeant une nouvelle fois l’état d’urgence, tout en adaptant les mesures susceptibles d’être prises à ce qui est exigé par les circonstances.
15. Ni dans son principe, ni dans sa formulation, le nouvel article 36-1 de la Constitution ne met la France en contradiction avec ses engagements européens et internationaux, en particulier avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, notamment, son article 15.
16. Par conséquent, le Conseil d’Etat est d’avis de retenir, pour l’article 36-1 de la Constitution, la rédaction suivante :
« - L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.
« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements.
« La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du vendredi 11 décembre 2015.