Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis rendu par le Conseil d’État sur un projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse.
CONSEIL D’ÉTAT
Assemblée générale
Section de l'intérieur
Séance du jeudi 4 avril 2019
N° 397190
Extrait du registre des délibérations
Avis sur un projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse
1. Le Conseil d’État a été saisi le 4 mars 2019 d’un projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse.
Ce projet de loi a fait l’objet d’une saisine rectificative reçue le 27 mars 2019. L’exposé des motifs et l’étude d’impact ont été complétés les 19 et 29 mars 2019.
Le projet, qui comprend sept articles, répartis en trois chapitres, appelle de la part du Conseil d’État les observations suivantes.
I. - Contexte de la réforme
2. La loi n° 47-585 du 2 avril 1947 modifiée, dite « loi Bichet », relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques, encadre étroitement la distribution des produits de presse.
Adoptée dans le contexte de l’immédiat après-guerre, la loi se donne pour objectif d’assurer « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État des puissances de l’argent et des influences étrangères ». Elle organise le secteur sur la base de trois principes : liberté de la diffusion, impartialité de la distribution et fonctionnement coopératif exclusif et solidaire.
Pour permettre à tous les éditeurs d’accéder de façon égalitaire aux points de vente, la loi impose l’adhésion obligatoire des éditeurs de presse à des sociétés coopératives de messagerie, au sein desquelles chacun d’eux dispose d’une voix, pour le groupage et la distribution des titres, ainsi qu’une participation majoritaire des éditeurs au capital des entreprises commerciales assurant la distribution matérielle des exemplaires. Tout éditeur qui accepte les tarifs de transport de la société coopérative de messagerie de presse a le droit d’y être admis s’il le demande. La loi confie ainsi aux éditeurs la maîtrise et le contrôle de la distribution de leurs titres qui se traduit par une chaîne de mandats souscrits par les acteurs de cette distribution, de l’éditeur aux points de vente. Elle autorise par ailleurs l’auto distribution, sans passage par le système coopératif, système pour lequel a opté, depuis l’origine, la presse quotidienne régionale. Elle institue enfin un Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP), organisme professionnel représentant les éditeurs de presse chargé de veiller au bon fonctionnement de ce système coopératif.
3. Le circuit de distribution de la presse nationale au numéro comporte trois niveaux, chaque niveau étant lié au niveau supérieur par un contrat de commissionnaires. Le niveau 1 est assuré par des sociétés de messagerie de presse détenues par les coopératives dont le rôle est de réceptionner, trier et répartir auprès des dépositaires les titres de presse des éditeurs qui en sont actionnaires. Le niveau 2 est constitué par les dépositaires de presse qui assurent la répartition des titres de presse de manière exclusive sur la zone de desserte qui leur a été attribuée par le CSMP, auprès de l’ensemble des points de vente. Le niveau 3 recouvre l’ensemble des diffuseurs de presse, détaillants et marchands de journaux, qui assurent la vente de la presse aux lecteurs.
Au premier niveau, deux acteurs sont aujourd’hui présents : d’une part, la société commerciale Presstalis, à laquelle la Coopérative de distribution des magazines et la Coopérative de distribution des quotidiens ont confié la distribution des titres de presse édités par leurs adhérents et, d’autre part, les Messageries Lyonnaises de Presse (MLP), société coopérative assurant elle-même la distribution des titres édités par ses adhérents. Presstalis distribue la totalité des titres quotidiens nationaux, environ la moitié des magazines (2 400 titres de 331 sociétés éditrices), l’autre moitié étant distribuée par les MLP (3 000 titres de 570 éditeurs). Au deuxième niveau opèrent 61 dépôts, filiales des messageries ou indépendants. Le niveau 3 compte environ 22 500 points de vente, dont 75 % d’indépendants.
4. Le système mis en place par la loi Bichet, dont l’objectif fondateur était d’une part de garantir les éditeurs contre toute discrimination dans l’accès au réseau de vente et d’autre part de contribuer à la vitalité du débat démocratique, a incontestablement favorisé le pluralisme et la diversité de la presse (4 400 titres aujourd’hui dont une cinquantaine de quotidiens contre 2 500 au Royaume Uni et 1 600 en Allemagne), dans une période où l’expansion des recettes publicitaires permettait de supporter sans difficultés majeures les coûts inhérents à une industrie de main d’œuvre aux charges fixes importantes.
Mais le développement de l’Internet à haut débit dans les années 2000 a bouleversé le modèle économique en faisant disparaître les petites annonces de la presse imprimée et en offrant une alternative à la lecture papier par la lecture numérique. Les revenus de la presse écrite ont baissé de 41 % entre 2006 et 2016 et la vente au numéro de 54 % en volume entre 2007 et 2017, année au cours de laquelle l’audience numérique de la presse a dépassé sa diffusion papier. Un tiers des points de vente ont disparu. Dans ce contexte, les deux messageries se sont trouvées en difficulté à partir de 2011, difficultés particulièrement marquées pour Presstalis.
5. La crise financière s’est doublée au début des années 2000 d’une crise de l’autorégulation mise en place par la loi Bichet, dans le contexte d’une concurrence entre les deux messageries. Le CSMP, compte tenu de sa composition, était en situation difficile pour arbitrer les conflits qui ont été portés vers le Conseil de la concurrence et le juge judiciaire. A la suite du rapport du président Lasserre en 2009 [1] qui préconisait la mise en place d’une autorité administrative indépendante de plein exercice, la loi n° 2011-852 du 20 juillet 2011 relative à la régulation du système de distribution de la presse a conservé au CSMP son rôle de régulation professionnelle, le caractère exécutoire de celles de ses décisions ayant une portée générale étant subordonné au contrôle de l’Autorité de régulation de la presse (ARDP), autorité administrative indépendante composée de trois magistrats et une personnalité qualifiée désignée par l’Autorité de la concurrence. La loi de 2011 comme celle du 17 avril 2015 (n° 2015-433, portant diverses dispositions tendant à la modernisation du secteur de la presse) ont accru les pouvoirs du CSMP, en lui confiant notamment le pouvoir de nommer et muter les dépositaires du niveau 2, de fixer les conditions d’assortiment et de plafonnement des titres dans les points de vente, d’homologuer les barèmes des messageries et de répartir entre éditeurs le surcoût induit par la distribution de la presse d’information politique et générale.
6. Malgré les adaptations apportées à la loi Bichet, plusieurs rapports [2] ont convergé pour estimer que l’organisation héritée de la Libération avait vieilli et souffrait aujourd’hui d’inadaptations certaines, appelant sa réforme de manière urgente : le choix de gouvernance du système qui, en confondant les intérêts des éditeurs en leur qualité de clients des sociétés coopératives de messagerie et leurs intérêts en tant qu’actionnaires uniques de ces sociétés, a entravé la recherche d’efficience économique et l’adaptation des tarifs du transport à la réalité des coûts ; l’usage non régulé de la liberté d’accès au réseau par les éditeurs qui a conduit, en l’absence de contrôle des points de vente sur l’assortiment, à un encombrement des linéaires, la mise en avant de volumes excessifs et un taux d’invendus moyen de 51 % ; la présence d’un acteur majeur dans le secteur qui, malgré un plan de redressement en cours, reste très fragile et supporte la charge lourde de la distribution des quotidiens dans un contexte d’attrition structurelle du marché ; une régulation complexe, enfin, qui a toutefois contribué jusqu’ici à éviter une paralysie de la distribution et une « crise systémique » qui aurait mis à mal la continuité de la distribution et la situation financière des éditeurs.
II. - Présentation de la réforme
7. Les principales modifications apportées par le projet de loi au régime de la distribution de la presse au numéro portent sur :
- l’affirmation du principe de la liberté de la distribution de la presse non plus seulement sous sa forme imprimée mais également sous sa forme numérique ;
- l’assouplissement de la gouvernance des messageries (ou sociétés de distribution) : si les coopératives restent obligatoires pour le groupage, elles pourront désormais contracter pour la distribution avec des sociétés agréées par l’autorité de régulation, au capital desquelles ne participeront pas obligatoirement les éditeurs et qui fixeront elles-mêmes leurs tarifs ;
- l’instauration d’un droit des éditeurs à être distribués dans des conditions transparentes et non discriminatoires différencié selon la nature des publications : droit absolu pour la presse d’information politique et générale, droit dans les limites de règles d’assortiment et de détermination des quantités fixées par un accord interprofessionnel pour la presse autre que d’information politique et générale bénéficiant de tarifs postaux aidés, liberté commerciale pour les autres titres ;
- la réunification de la régulation dans les mains de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), dotée, outre de pouvoirs de sanction et de règlement des différends, d’instruments d’intervention très contraignants sur le secteur : agrément des sociétés de distribution sur la base d’un cahier des charges établi par elle, encadrement de leurs tarifs éventuellement révisés à sa demande ou fixés par elle, détermination de la péréquation destinée à compenser le surcoût de la distribution des quotidiens, fixation des règles relatives aux conditions d’implantation et de rémunération des points de vente, établissement d’un schéma directeur territorial du niveau 2 et administration de ce niveau par l’exercice d’un pouvoir de mutation des dépositaires, pouvoirs exceptionnels en cas de menace sur la continuité de la distribution ;
- l’instauration d’un régime transitoire destiné à préserver les deux messageries existantes des effets de l’ouverture de la distribution à la concurrence, l’agrément de nouveaux opérateurs n’intervenant qu’à compter d’une date fixée par décret qui ne pourra être postérieure au 1er janvier 2023.
S’agissant de la presse numérique, le projet de loi introduit deux mesures, l’une pour exiger une distribution dans des conditions non discriminatoires de la presse d’information politique et générale par les « kiosques numériques », l’autre pour inciter les agrégateurs de contenus d’information à favoriser la transparence sur les critères de référencement des contenus.
8. Bien qu’aucune consultation obligatoire n’ait été requise sur le texte, la section de l’intérieur du Conseil d’État a procédé le 19 mars 2019 à l’audition des présidents de l’ARDP, de l’ARCEP et du CSMP. Si la suppression de la condition de détention majoritaire du capital des sociétés de distribution par les éditeurs et la fin potentielle de leur situation de conflit d’intérêt entre leur qualité de clients et d’actionnaires, qui rendent possible l’ouverture du secteur à de nouveaux acteurs libres de fixer leurs tarifs, la création d’un droit à être distribué et la réunification de la régulation aux mains de l’ARCEP ont été saluées par les institutions auditionnées, des interrogations fortes ont été exprimées sur l’encadrement très étroit du marché par le nouveau régulateur, les finalités exactes de la régulation et son champ, la longueur de la période transitoire et la trop faible place faite à la concurrence dans la nouvelle organisation.
9. L’étude d’impact, satisfaisante en ce qui concerne le diagnostic de la situation, les objectifs de la réforme et ses principaux axes a fait l’objet d’utiles compléments notamment en ce qui concerne l’articulation du projet avec le droit de l’Union européenne et la diffusion numérique. Elle gagnerait à être encore nourrie sur plusieurs points : une justification plus approfondie de la nouvelle régulation et une explicitation de ses objectifs ; des scenarii d’évolution industrielle du secteur ; les évolutions sociales liées à la nouvelle organisation attendue du secteur.
10. Sur le plan légistique, le Gouvernement a opté pour une modification et non une abrogation de la loi Bichet, bien que celle-ci soit très largement remaniée et en partie bouleversée dans ses intentions initiales. Le Conseil d’État accepte ce parti pris compte tenu d’une part de la portée historique et symbolique de ce texte fondateur de la distribution moderne de la presse auquel les éditeurs de presse sont attachés et d’autre part du choix du Gouvernement de faire évoluer le secteur sans pour autant proposer une réforme de rupture. La saisine rectificative opère une réécriture quasi complète de la loi selon un plan réorganisé autour de trois titres, respectivement intitulés Titre I « La distribution de la presse imprimée » comportant quatre chapitres (chapitre Ier « Dispositions générales », chapitre II « Le groupage par les coopératives », chapitre III « La distribution par des sociétés agréées », chapitre IV « La diffusion de la presse imprimée), Titre II « La diffusion de la presse numérique » et Titre III « La régulation de la distribution de la presse ». Le Conseil d’État rappelle à cet égard son attachement à l’élaboration d’un code de la communication qui pourrait inclure les dispositions relatives à la presse.
III. - Normes de référence constitutionnelles, contraintes conventionnelles et exigences du droit de l’Union européenne
Droit constitutionnel
11. De l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui garantit la libre communication des pensées et des opinions, le Conseil constitutionnel a inféré que le pluralisme des quotidiens d’information politique et générale est un objectif de valeur constitutionnelle dans la mesure « où la libre communication des pensées et des opinions ne serait pas effective si le public auquel s’adressent ces quotidiens n’était pas à même de disposer d’un nombre suffisant de publications de tendance et de caractère différent » afin d’exercer son « libre choix » sans que « ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions » (Décisions n° 84-181 DC du 11 octobre 1984 - Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse et n° 86-210 DC du 29 juillet 1986 - Loi portant réforme du régime juridique de la presse). Il a précisé que le législateur, usant de son pouvoir d'appréciation, ne doit pas priver de garanties légales l'objectif constitutionnel du pluralisme des courants de pensées et d'opinions (Décision n° 2004-497 DC du 1er juillet 2004 - Loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle).
Le Conseil constitutionnel a ainsi admis qu’au regard de l’objectif de pluralisme, il est loisible au législateur d'apporter des limitations à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre, qui découlent de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.
Il a par ailleurs jugé que le système actuel de régulation professionnelle de la presse, qui prévoit la résiliation de contrats par une commission professionnelle spécialisée « afin de mettre en oeuvre l’objectif de pluralisme et d’indépendance des quotidiens d’information politique et générale », résultait d’un choix du législateur de « préserver les équilibres économiques de la distribution de la presse conforme à l’objectif de valeur constitutionnelle dans la mesure où ce système de distribution concourt à garantir le pluralisme et l’indépendance des quotidiens d’information politique et générale », tout en relevant que les garanties procédurales qu’ils présentaient étaient insuffisantes (Décision n° 2015-511 QPC du 7 janvier 2016 - Société Carcassonne Presse Diffusion SAS). Cette décision doit être lue à la lumière du contexte de régulation professionnelle applicable lorsqu’elle a été rendue.
S’agissant des autorités administratives indépendantes, le législateur peut leur confier, dans un domaine déterminé et dans le cadre défini par les lois et règlements, le pouvoir de fixer des normes permettant de mettre en œuvre une loi (Décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986 - Loi relative à la liberté de communication), à condition qu’il encadre ces pouvoirs en leur conférant une habilitation ne concernant que des mesures de portée limitée tant par leur champ d'application que par leur contenu (Décision n° 96-378 DC du 23 juillet 1996 - Loi de réglementation des télécommunications) et sans faire preuve d’incompétence négative par la fixation de limites à caractère trop général (id, pt 28). La loi doit en conséquence déterminer avec suffisamment de précision les dispositions que doit appliquer l’autorité et les critères principaux sur lesquels s’appuient ses décisions, tant réglementaires qu’individuelles.
Droit européen conventionnel
12. L’article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales protège « la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières ». La Cour européenne des droits de l’homme consacre « le rôle fondamental de la liberté d’expression dans une société démocratique, notamment quand, à travers la presse écrite, elle sert à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, auxquelles le public peut d’ailleurs prétendre » et juge que « pareille entreprise ne saurait réussir si elle ne se fonde sur le pluralisme, dont l’Etat est l’ultime garant. » (CEDH, Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, n° 13914/88, 24 novembre 1993,.pt 38).
Droit de l’Union européenne
13. L’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne protège la liberté d’exercer une activité économique ou commerciale, la liberté contractuelle, qui s’étend à la liberté de déterminer le prix d’une prestation et la libre concurrence. Ces libertés ne sont toutefois pas absolues et doivent être confrontées à d’autres libertés protégées par la Charte, comme la liberté d’expression consacrée par l’article 11 aux termes duquel « 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières. / 2. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. »
Le projet de loi doit être également analysé sous l’angle de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services. Si des limitations peuvent être apportées aux libertés économiques fondamentales consacrées par le traité, ces restrictions doivent être propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. Parmi ces objectifs d’intérêt général, la Cour de justice des communautés européennes a admis que le « maintien du pluralisme de la presse est susceptible de constituer une exigence impérative » justifiant une restriction à la libre circulation des marchandises (CJCE, 26 juin 1997, Familiapress, C-368/95, point 18) car « ce pluralisme contribue à la sauvegarde de la liberté d'expression, telle qu'elle est protégée par l'article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, laquelle liberté figure parmi les droits fondamentaux garantis par l'ordre juridique communautaire ». La CJUE a également admis des atteintes à la liberté d’entreprise pour « sauvegarder la liberté fondamentale de recevoir des informations, garantie par l’article 11, paragraphe 1, de la Charte, et promouvoir le pluralisme dans la production et la programmation des informations dans l’Union, protégé par le paragraphe 2 du même article 11 » (CJUE, 22 janvier 2013, C- 283/11, Sky Osterreich Gmbh, point 52).
La distribution de la presse est par ailleurs au nombre des services visés par le traité auxquels s’applique la directive n° 2006/123/CE du 12 décembre 2006, dite directive services, dont l’article 2 n’exclut pas de son champ d’application les services de diffusion de la presse imprimée. Toutefois le considérant 11 de la directive prévoit qu’elle « n'interfère pas avec les mesures prises par les États membres, conformément au droit communautaire, pour protéger ou promouvoir la diversité culturelle et linguistique et le pluralisme des médias, y compris leur financement » et son article 1er dispose qu’elle « ne porte pas atteinte aux mesures prises au niveau communautaire ou au niveau national, dans le respect du droit communautaire en vue du (…) pluralisme des médias ».
Le projet de loi, dans ses dispositions relatives à la diffusion numérique de la presse, doit également être examinée au regard de la directive n°2000/31 du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur, dite directive e-commerce.
14. Afin de s’assurer que le projet de loi respecte les exigences posées par l’ensemble des normes rappelées ci-dessus, le Conseil d’État vérifie que les atteintes portées par certaines des mesures envisagées à la liberté contractuelle, à la liberté d’entreprendre et aux libertés économiques sont nécessaires et proportionnées à la protection du pluralisme des courants de pensées et des opinions qu’assure la diffusion de la presse d’information politique et générale. Si le Conseil d’État n’identifie pas d’obstacle de principe à une régulation de la distribution de la presse par une autorité publique, au moins dans une phase transitoire, il émet des réserves et fait part de difficultés sur certaines de ses modalités. Elles seront exposées plus loin dans le présent avis.
IV. - Observations relatives à la nouvelle organisation de la presse imprimée
La justification et les finalités de l’encadrement et de la régulation du secteur
15. Si l’encadrement de la distribution était pleinement légitime en 1947, compte tenu du risque démocratique qu’aurait fait courir au pluralisme, à la vitalité de la presse et à son existence la liberté laissée aux éditeurs de presse de s’organiser dans une économie en reconstruction, la situation n’est plus la même aujourd’hui. La presse imprimée était alors le seul moyen d’information politique, ce qui n’est plus le cas depuis le développement des médias audiovisuels, puis de l’Internet, qui permet une diffusion des titres d’information politique et générale à un coût inférieur pour le lecteur à celui de la presse imprimée, toute publication pouvant créer son site Internet. La presse quotidienne nationale d’information politique et générale représente un peu moins de 250 000 exemplaires quotidiens au numéro en 2018. Dans ces conditions il convient de s’interroger sur la pertinence d’une intervention publique sur un secteur en voie structurelle d’attrition.
L’objectif premier qui justifie une régulation de la distribution de la presse imprimée est de garantir le pluralisme de la presse d’information politique et générale dans la mesure où le libre choix des lecteurs est l’une des composantes de la liberté de pensée et d’opinion. A cet égard, le Conseil d’État considère que la présence physique de cette presse en tous points du territoire demeure déterminante pour la vitalité du débat démocratique à un moment où la presse numérique ne peut s’y substituer complètement en raison de la diversité des pratiques des lecteurs et de l’inégal accès des citoyens au numérique. La presse imprimée représente par ailleurs encore l’essentiel des ressources de la presse d’information politique et générale.
Le Conseil d’État relève par ailleurs que la distribution de la presse imprimée présente aujourd’hui une situation très particulière : celle d’un écosystème fermé, régi par des usages anciens et nombreux, très dérogatoires à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle et qui, s’il a fait ses preuves, est aujourd’hui en difficulté économique. Dans ce contexte, il considère que le maintien d’un certain degré d’encadrement et d’une régulation est justifié pour accompagner ce système complexe dans son ouverture à la concurrence et sa modernisation : il s’agit d’éviter la déstabilisation brutale des acteurs en place et la rupture de la continuité de la chaîne de distribution que pourrait entraîner une application pleine et immédiate du droit commun du marché. Il estime par ailleurs que, compte tenu de la solidarité économique qui existe actuellement entre la distribution de la presse d’information politique et générale et le reste de la presse aidée, le champ de la régulation, qui doit permettre une certaine forme de péréquation entre ces activités, peut s’étendre à l’ensemble du secteur.
16. Dans ce contexte, dès lors que la régulation est essentiellement économique et ne porte pas sur les contenus distribués mais sur l’accès aux circuits de distribution dans des conditions de neutralité et d’impartialité, le Conseil d’État estime justifié le choix de désigner l’ARCEP, autorité administrative indépendante, expérimentée dans la régulation économique des réseaux, pour exercer cette régulation.
17. Toutefois le projet de loi, en important largement dans le champ de compétence de la nouvelle autorité de régulation le système de régulation professionnelle actuel, aboutit à un encadrement très interventionniste qui relève à certains égards d’une administration du secteur et présente le risque de figer les situations et retarder l’adaptation des outils de distribution. C’est pourquoi, pour assurer un meilleur équilibre du texte entre liberté et encadrement, le Conseil d’État, au-delà des cas dans lesquels, pour des motifs de droit, il propose de ne pas retenir certaines dispositions du projet, recommande, dans l’intérêt d’un pilotage adéquat et pertinent de la régulation au regard de ses finalités, d’introduire plus de souplesse et de flexibilité dans celle-ci. Il veille, par ailleurs, à la lumière de la jurisprudence du Conseil constitutionnel rappelée au point 11, à une répartition des compétences entre le Gouvernement et l’autorité de régulation plus respectueuse, en ce qui concerne le pouvoir réglementaire (fixation du cahier des charges des sociétés de distribution agréées et définition des règles d’implantation des points de vente) de l’article 21 de la Constitution.
Le Conseil d’État suggère enfin que la réforme proposée, qui constitue une première étape vers une réorganisation plus profonde du secteur, fasse l’objet d’une évaluation au terme d’une période de quatre ans par le Parlement pour rechercher si elle a produit ou non les effets attendus.
La libre diffusion de la presse
18. Le Conseil d’État souscrit à la modification de l’article 1er de la loi Bichet qui, en ne réservant plus la proclamation de la liberté de la diffusion de la presse à la presse imprimée, l’étend à la presse numérique. Cette proclamation peut être rapprochée de celles de l’article 1er de la loi du 29 juillet 1881 (« L’imprimerie et la librairie sont libres »), de l’article 1er de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de la communication (« La communication au public par voie électronique est libre ») et de l’article 1er de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à liberté de création, à l’architecture et au patrimoine (« La création artistique est libre »).
La nouvelle organisation du secteur
19. Le droit de toute entreprise de presse d’assurer elle-même la distribution de ses propres titres par les moyens qu’elle jugera les plus appropriés est réaffirmé. La forme coopérative n’est plus désormais imposée que pour le groupage des titres. La distribution groupée est assurée par des sociétés agréées. Rapprochée de l’abrogation de l’article 4 de la loi Bichet, qui impose aux coopératives, lorsqu’elles décident de confier l’exécution des opérations matérielles de distribution à des sociétés commerciales, de s’assurer une participation majoritaire dans le capital de ces sociétés, cette mesure consacre l’ouverture du secteur à de nouveaux acteurs, qui ne sont plus nécessairement liés aux coopératives et aux entreprises de presse. Il est ainsi potentiellement mis fin à la confusion entre les intérêts des éditeurs en leur qualité de clients des sociétés coopératives de messagerie et ceux qu’ils tiennent en tant qu’actionnaires uniques de ces sociétés.
Le Conseil d’État n’estime pas nécessaire de définir dans le projet de loi les notions de « groupage » ou de « distribution » : celles-ci se déduisent suffisamment de l’ensemble des autres dispositions du projet de loi. L’activité de groupage renvoie à celle d’une forme de centrale d’achat qui sélectionne la ou les sociétés auxquelles elle confie la distribution et définit les conditions générales de leurs prestations. La distribution s’entend pour sa part de l’emport des titres et leur acheminement vers les points de vente et l’accomplissement de prestations associées, par exemple la récupération des invendus.
Le projet de loi définit les journaux et publications périodiques imprimés qu’il vise au titre Ier par référence aux publications de presse telles que mentionnées au premier alinéa de l’article 1er de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse [3]. Toutefois alors que la loi du 1er août 1986 englobe presse gratuite et presse payante, le projet de loi limite l’encadrement de la distribution à la presse vendue au public. Cette double précision apparaît justifiée par l’objectif d’assurer la clarté et la mise en cohérence des textes, sans modifier le champ d’application traditionnel de la loi Bichet.
L’accès de la presse au réseau de distribution
20. Le projet de loi institue un droit à la distribution des publications des entreprises de presse dans des conditions objectives transparentes et non discriminatoires, qui est le corollaire de l’ouverture à des nouveaux acteurs. Ce droit est toutefois d’une nature différente selon la nature de la publication.
En ce qui concerne la presse d’information politique et générale
21. S’agissant de la presse d’information politique et générale, le droit d’accès concerne l’ensemble de la chaîne verticale, les éditeurs déterminant unilatéralement les points de vente dans lesquels sont distribués leurs titres et les quantités servies. L’éditeur dispose ainsi d’un droit général d’accès au réseau de distribution. Si un tel droit limite la liberté contractuelle, le Conseil d’État estime que cette atteinte est justifiée au regard de l’objectif constitutionnel de pluralisme. Elle est également compatible avec le droit de l’Union européenne, dès lors qu’elle est nécessaire à la sauvegarde de cet objectif dans les conditions actuelles du marché et n’apparaît pas disproportionnée.
Si le Conseil constitutionnel a appliqué l’objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme et d’indépendance aux « quotidiens d’information politique et générale » (QPC n° 2015-511 du 7 janvier 2016, précité), le Conseil d’État ne voit aucune difficulté à ce que cette protection soit étendue par la loi à l’ensemble des « journaux et publications d’information politique et générale », dont le rythme de parution n’est pas nécessairement quotidien. Cette extension renforce la protection et la liberté éditoriale des entreprises de presse dans une période où évoluent les formats des contenus et la périodicité des parutions pour répondre aux nouveaux usages des lecteurs.
Il estime par ailleurs que l’affirmation, dans les termes rappelés ci-dessus, du droit d’accès, dont il appartiendra à l’ARCEP d’assurer le respect mais non de définir le champ, nécessite que le législateur, auquel il appartient, aux termes de l’article 34 de la Constitution, de fixer les règles concernant « …la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias … », donne la définition des « journaux et publications d’information politique et générale ». En conséquence, le Conseil d’État introduit dans le projet de loi la définition, éprouvée par la pratique et la jurisprudence, qui figure en des termes quasi-identiques dans les dispositions réglementaires qui régissent l’accès à divers régimes d’aides à la presse (fiscal, postal, d’aide directe), notamment dans l’article D. 19-2 du code des postes et des communications électroniques et qui s’énonce ainsi : « Présentent le caractère de presse d’information politique et générale au sens de la présente loi les journaux et publications périodiques qui apportent de façon permanente sur l'actualité politique et générale, locale, nationale ou internationale, des informations et des commentaires tendant à éclairer l’opinion des citoyens, consacrent une part majoritaire de leur surface rédactionnelle à cet objet, et présentent un intérêt dépassant de façon manifeste les préoccupations d'une catégorie de lecteurs. ». Il estime également nécessaire de renvoyer à un décret en Conseil d’État le soin de désigner l’autorité compétente pour apprécier ce caractère, dans des conditions d’impartialité et d’indépendance. Cette autorité pourrait être l’actuelle Commission paritaire des publications et des agences de presse, régie par le décret n° 97-1065 du 20 novembre 1997 qui, aujourd’hui, identifie les titres de presse d’information politique et générale bénéficiaires des avantages postaux et fiscaux.
En ce qui concerne les autres catégories de presse
22. S’agissant des titres de presse bénéficiant d’aides publiques autres que les titres de presse d’information politique et générale, leur droit à être distribué résulte, aux termes du projet, de l’adhésion de leurs éditeurs aux conditions tarifaires proposées par les sociétés de distribution dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires. Le projet de loi prévoit que les conditions d’accès aux points de vente (assortiment et quantités) sont déterminées par un accord interprofessionnel pour les titres aidés hors presse d’information politique et générale, tandis que pour les autres titres (mots croisés, jeux...), la liberté contractuelle sera la règle.
Le Conseil d’État observe que la maîtrise au moins partielle par le diffuseur des titres et des quantités qu’il vend et de l’organisation de son linéaire est un facteur essentiel de la dynamisation du réseau. Le Conseil d’État s’interroge sur la question de savoir si la seule obligation pour les diffuseurs de contracter dans des conditions objectives non discriminatoires et transparentes n’est pas suffisante pour assurer, par la voie de conventions bilatérales entre les parties, la définition des références et quantités adéquates servies aux points de vente. Il lui semble cependant, qu’au moins dans la première phase de la réforme, un accord interprofessionnel associant éditeurs, distributeurs et diffuseurs est utile pour garantir le caractère non discriminatoire des règles d’assortiment et en fixer certains principes. Il souscrit au principe d’un avis public de l’autorité de régulation sur l’accord accompagné, en cas de carence, du pouvoir donné à l’autorité de régulation de fixer elle-même les conditions d’assortiment.
L’exigence de coopératives pour le groupage de la distribution
23. Il ressort de la lecture combinée des paragraphes 2, b) et 3 de l’article 15 de la directive 2006/123 que lorsque les États membres exigent que le prestataire soit constitué sous une forme juridique particulière, cette exigence doit être non discriminatoire, justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général et proportionnée, dans la mesure où « une réglementation d’un État membre exigeant du prestataire de posséder une forme ou un statut juridique particulier constitue une restriction importante à la liberté d’établissement des prestataires et à la libre circulation des services ». Or le projet de loi, s’il met fin à l’obligation de détention capitalistique majoritaire des sociétés de distribution par les coopératives, impose, ainsi qu’il a été dit, la forme coopérative à toute association d’éditeurs souhaitant mutualiser la distribution de leurs titres. Il impose parallèlement aux coopératives l’obligation d’admettre tout éditeur qui accepte les conditions tarifaires de distribution auxquelles elles ont souscrit.
Le Conseil d’État s’est interrogé sur les motifs de cette double obligation qui, selon l’étude d’impact, a pour objet de garantir aux petits éditeurs l’accès au groupage en leur permettant de faire entendre leur voix autant que les grands en application du principe coopératif « un homme, une voix », et de bénéficier de tarifs de distribution qu’ils n’auraient pas nécessairement la capacité d’obtenir dans une négociation bilatérale avec une société.
Il admet que cette double obligation peut être considérée, dans une première étape de la réforme, comme nécessaire et proportionnée à l’objectif de pluralisme et de diversité de la presse, pris dans une acception large. Elle garantit en effet à des éditeurs de toute taille économique l’accès aux points de vente et la participation à l’élaboration collective de choix de distribution groupée faisant concrètement place à leurs titres grâce à la protection qu’offre le statut coopératif. Le Conseil d’État estime toutefois qu’à terme, le droit à être distribué dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires institué par le projet devrait suffire à assurer l’accès à la distribution, y compris pour les petits éditeurs, sous la surveillance du régulateur.
L’agrément et le cahier des charges des sociétés de distribution de la presse
24. Le projet de loi instaure le principe d’un agrément pour toute société de distribution souhaitant assurer la distribution groupée de journaux et publications périodiques. Cet agrément est destiné selon le projet à attester de la capacité de la société à assurer la distribution des titres qu’elle se propose d’acheminer conformément à un schéma territorial sur lequel elle s’engage. Il est subordonné au respect d’un cahier des charges fixé par le régulateur.
Tant en vertu de la liberté constitutionnelle d’entreprendre qu’au regard de l’article 9 de la directive 2006/123, le droit national ne peut subordonner l’accès à une activité de service et à son exercice à un régime d’autorisation qu’à la condition que celui-ci ne soit pas discriminatoire, soit justifié par une raison impérieuse d’intérêt général et que l’objectif poursuivi ne puisse être atteint par une mesure moins contraignante.
En ce qui concerne la nécessité et l’étendue de l’agrément
25. L’agrément pour la distribution de la presse d’information politique et générale est nécessaire pour vérifier la capacité de la société à prendre en charge jusqu’aux points de vente cette famille de presse dans les conditions souhaitées par ses éditeurs et donc pour garantir le droit général d’accès de la presse d’information politique et générale qui constitue, en tant qu’il assure le pluralisme de la presse, une exigence constitutionnelle et une raison impérieuse d’intérêt général.
Le Conseil d’État s’interroge en revanche sur la compatibilité avec les principes de nécessité et de proportionnalité de l’exigence d’un agrément pour distribuer les autres catégories de presse : il n’est pas en effet certain qu’elle soit plus efficace que la simple sélection d’opérateurs par les éditeurs ou les coopératives dans le cadre de négociations bilatérales ou d’appels d’offres. Au surplus il relève qu’aujourd’hui les messageries peuvent être créées librement, sous réserve d’une participation majoritaire des éditeurs de presse, sans qu’aucune autorité ne puisse leur interdire d’exercer leur activité.
Au terme de son analyse, il ne s’oppose pas cependant à la disposition du projet imposant un agrément pour la distribution de la presse au-delà de la presse d’information politique et générale, pour deux raisons. La première est qu’il est nécessaire de s’assurer, au moins dans une première étape de la réforme, que les opérateurs entrants, non spécialisés dans la distribution de la presse, sont en mesure de respecter les nouvelles règles du jeu (neutralité, tarifs non discriminatoire et transparents, concurrence loyale…). La seconde est qu’il convient d’éviter que les opérateurs se spécialisent dans la distribution de la presse hors presse d’information politique et générale au détriment de cette dernière. L’agrément doit donc être unique pour la distribution de toutes les catégories de presse, sous réserve de spécifications particulières du cahier des charges, notamment en ce qui concerne la distribution des quotidiens qui nécessite un outil logistique adapté.
En ce qui concerne le cahier des charges
26. Le Conseil d’État estime que l’établissement du cahier des charges, qui est l’élément structurant du dispositif d’agrément, doit, compte tenu de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel rappelée au point 11, relever de la compétence du Gouvernement : il recommande qu’elle fasse l’objet d’un décret pris au vu d’une proposition de l’ARCEP et non d’un pouvoir propre de celle-ci.
En ce qui concerne le régime transitoire applicable dans l’attente de la délivrance des premiers agréments
27. Le projet du Gouvernement ne rend possible la délivrance des premiers agréments qu’à une date fixée par décret qui ne pourra être postérieure au 1er janvier 2023. Dans la période intermédiaire il autorise chacune des deux messageries existantes à poursuivre son activité. A l’issue de cette période elles doivent avoir été agréées pour continuer à exercer cette activité.
Le Conseil d’État admet qu’une période transitoire est nécessaire pour assurer la mise en place du nouveau cadre de régulation dans des conditions de sécurité juridique pour l’ensemble des acteurs. A cet égard, une période de transition maximale de trois années à compter de la date de publication de la loi n’apparaît pas manifestement disproportionnée pour permettre aux acteurs en place, compte tenu de leur situation, de s’adapter à l’ouverture à la concurrence.
Mais plutôt que de renvoyer à un décret fixant la date à partir de laquelle les premiers agréments pourront être délivrés, le Conseil d’État recommande de limiter la période pendant laquelle les deux messageries sont autorisées à poursuivre de plein droit leur activité à trois ans à compter de la publication de la loi. A l’intérieur de cette période, la procédure d’agrément sera ouverte par la publication du décret relatif au cahier des charges. Pour assurer l’égalité de traitement de nouveaux entrants avec les messageries, celles-ci devront se porter candidates dans le délai de six mois à compter de cette publication et, en tout état de cause, avoir été agréées avant l’expiration du délai de trois ans pour être autorisées à poursuivre leur activité.
Le schéma territorial et l’encadrement du niveau intermédiaire de distribution
28. Le Conseil d’État ne remet pas en cause l’utilité, pour assurer au moins dans la première étape de la réforme une couverture équilibrée du territoire et la modernisation du réseau, d’un schéma d’orientation territorial de la distribution qui pourrait être élaboré et rendu public par l’ARCEP.
En revanche, un tel schéma ne saurait revêtir un caractère prescriptif qui imposerait aux sociétés de distribution agréées un passage obligé de leur circuit de distribution par certains dépôts. Une telle obligation, qui empêcherait les nouveaux entrants de pouvoir définir librement l’organisation de leur distribution aval, est contraire aux exigences constitutionnelles et conventionnelles. Elle entrave la liberté d’entreprendre en ne laissant pas aux nouveaux opérateurs la liberté de leur organisation industrielle. Elle porte également atteinte à la liberté contractuelle en imposant aux sociétés agréées le choix de leurs sous-traitants. Elle favorise les dépôts intégrés verticalement aux messageries dont les sociétés agréées entrantes seront concurrentes. Aucune de ces restrictions n’apparaît, dans le nouveau cadre d’organisation de la distribution, nécessaire et proportionnée, à l’objectif de pluralisme, seul susceptible de justifier une atteinte à ces libertés.
Enfin, le pouvoir de « nomination » et de « mutation » des dépositaires centraux de presse attribué par le projet du Gouvernement à l’ARCEP afin que celle-ci procède, d’une part, à l’attribution de droits exclusifs et, d’autre part, à des restructurations, porte une atteinte excessive aux droits tenus des conventions légalement conclues, à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété. Le Conseil d’État est par conséquent d’avis qu’il convient d’écarter cette disposition.
Le réseau des points de vente et la commission du réseau
29. Le projet de loi caractérise pour la première fois les exigences auxquelles doit répondre le réseau des points de vente. Le Conseil d’État estime qu’il s’agit d’une clarification bienvenue des modalités d’application du principe de pluralisme : large couverture du territoire, proximité d’accès du public, diversité des modalités commerciales de diffusion, ce dernier terme faisant utilement référence à l’objectif d’ouverture de points de vente nouveaux.
Le Conseil d’État prend acte du choix du Gouvernement de ne pas organiser une entrée totalement libre pour la profession de diffuseur de presse. Il estime le recours à un encadrement des conditions d’implantation justifié au regard des risques que ferait courir à la capillarité du réseau une soumission sans transition au libre jeu du marché. En revanche l’encadrement des rémunérations, qui doit plus naturellement relever des relations contractuelles entre les parties ou le cas échéant d’un accord interprofessionnel, ne lui est pas apparu nécessaire : le Conseil d’État propose de l’écarter.
Il suggère par ailleurs, pour les motifs indiqués au point 26, de substituer un décret à la décision cadre de l’ARCEP pour fixer les conditions générales de l’implantation des points de vente.
Le projet de loi conserve l’existence de l’actuelle commission professionnelle qui, au sein du CSMP, était chargée de la gestion du réseau. Cette commission continuera de se prononcer sur les demandes d’implantation de points de vente. Si le Conseil d’État ne s’oppose pas à cette disposition, il recommande de ne pas reprendre celles qui donnent à la commission le pouvoir de « modifier les conditions d’exécution contractuelle d’un diffuseur de presse ou de mettre fin à son contrat ». Alors même qu’elles confirmeraient la pratique actuelle, elles apparaissent en effet porter une atteinte excessive aux droits tenus des conventions légalement conclues ainsi qu’à la liberté contractuelle en confiant à la commission un pouvoir aussi large de modification unilatérale des contrats en cours. En revanche, le Conseil d’État estime opportun, comme le fait le projet de loi, de prévoir qu’en cas de litige entre agents de la vente de presse impliquant un point de vente, une conciliation pourra être opérée à leur demande par un des membres de la commission.
Les autres pouvoirs de l’ARCEP
30. L’ARCEP est chargée de faire « respecter les principes énoncés par la loi », au nombre desquels figure le droit pour tout éditeur à être distribué dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires et le droit général de la presse d’information politique et générale à être présente partout où elle le souhaite et selon les quantités qu’elle désire. L’Autorité est également chargée de « veiller à la continuité, la neutralité, l’efficacité économique de la distribution de la presse ainsi qu’à une couverture large et équilibrée du réseau des points de vente ». Le Conseil d’État propose d’ajouter qu’elle concourt à la modernisation de la distribution de la presse.
Parmi les pouvoirs attribués à l’Autorité, autres que l’agrément des sociétés de distribution, trois d’entre eux appellent des observations particulières.
Encadrement des tarifs de sociétés de distribution
31. Le projet de loi prévoit que l’ARCEP peut décider d’un encadrement pluriannuel de l’évolution des tarifs et les fixer directement dans certains cas. Le Conseil d’État estime qu’un tel pouvoir n’est justifié ni par la protection du consommateur, ni par des problématiques d’accès à une infrastructure essentielle. Les imperfections du système actuel, qui ont pu conduire à la fixation par les messageries de tarifs inférieurs aux coûts, ne sauraient trouver leur solution dans une tarification publique se substituant à la négociation des prix entre les acteurs. Le Conseil d’État propose en conséquence de remplacer le mécanisme envisagé par une communication des tarifs des sociétés agréées à l’Autorité qui pourra émettre un avis public sur ceux-ci. Par ailleurs, la procédure de règlement des différends permettra éventuellement à l’ARCEP de se prononcer sur des conditions économiques de distribution qui ne seraient pas objectives, transparentes et non discriminatoires.
Mutualisation des coûts spécifiques de la distribution des quotidiens
32. Le Conseil d’État n’émet pas d’objection à la reprise du mécanisme de répartition, entre toutes les coopératives de groupage, des coûts spécifiques induits par la distribution des quotidiens (fréquence, travail de nuit...). Cette répartition, qui s’effectuera au prorata du chiffre d’affaires des éditeurs adhérant aux coopératives de groupage, n’a pas, ainsi que l’a considéré l’Autorité de la concurrence, d’effet anti-concurrentiel à la condition qu’elle s’applique de façon non discriminatoire à toutes les entreprises concernées et qu’elle n’inclue pas les coûts résultant de l’activité normale de l’entreprise qui les supporte [4]. Par ailleurs la mutualisation contribue au pluralisme, dès lors qu’elle concerne très majoritairement la presse d’information politique et générale, en aidant à sa diffusion par une action sur ses coûts.
Mesures en cas d’urgence
33. Le projet donne à l’ARCEP le projet de prendre des mesures provisoires « en cas d’atteinte ou de menace d’atteinte grave et immédiate à la continuité de la distribution » : fixation de tarifs, suspension de résiliation de contrats entre éditeurs et sociétés de distribution, délivrance en urgence d’agréments provisoires.
Le Conseil d’État admet que des mesures de sauvegarde puissent être justifiées en cas de crise majeure susceptible de rompre la continuité de la chaîne de distribution et l’acheminement et la diffusion de la presse d’information politique et générale. Il estime toutefois nécessaire de cantonner ces pouvoirs sur trois points, afin de mieux concilier les atteintes portées ainsi à la liberté contractuelle et au principe d’égalité avec la sauvegarde du pluralisme des médias. Il convient en premier lieu d’en restreindre l’usage à une menace grave et immédiate pesant sur la continuité de la distribution de la presse d’information politique et générale (et non de toutes les familles de presse), en deuxième lieu de limiter les mesures dans le temps et en troisième lieu de ne retenir, parmi celles susceptibles d’être décidées par l’ARCEP, que la suspension des résiliations de contrats et l’agrément provisoire d’une société, qui peuvent être pertinentes pour faire face à une situation de défaillance systémique.
Les autres pouvoirs de l’ARCEP (obtention d’informations auprès des sociétés de distribution agrées, saisine de l’Autorité de la concurrence, prononcé de sanctions, règlement de différends) n’appellent pas d’observation particulière ni d’objection de la part du Conseil d’État.
V. - La diffusion numérique de la presse
34. Le projet de loi soumet les personnes qui proposent à titre professionnel un service de communication au public en ligne assurant la diffusion numérique groupée de services de presse en ligne (« kiosques numériques ») à l’obligation de diffuser les versions numérisées des titres de presse d’information politique et générale dont les éditeurs le demandent, dans des conditions techniques et financières raisonnables et non discriminatoires, dès lors qu’ils distribuent la version numérisée au moins d’un titre de cette nature et que leur chiffre d’affaires dépasse un certain seuil. En outre, il impose aux personnes qui proposent à titre professionnel un service de communication au public en ligne assurant le référencement de contenus d’information politique générale (« agrégateurs »), dépassant un seuil de connexions déterminé par décret, de fournir à leurs utilisateurs une information sur les critères de sélection et de mise en avant de ces contenus ainsi que sur l’utilisation de leurs données personnelles dans ce cadre. Il prévoit que ces agrégateurs doivent fournir chaque année des éléments statistiques relatifs aux titres, aux éditeurs et au nombre de consultations des contenus d’information publique générale qu’ils référencent.
Pour justifier une dérogation à la libre prestation des services de la société de l’information relevant de la directive n°2000/31/CE du 8 juin 2000, le fondement juridique qu’identifie le Conseil d’État consiste à rattacher ces dispositions, comme il l’a fait dans son avis du 19 avril 2018 sur les propositions de loi relatives à la lutte contre les fausses informations (n°s 394641 et 394642, points 11 à 16) à la raison impérieuse d’intérêt général que constitue le maintien du pluralisme de la presse (cf. point 11 du présent avis).
Les agrégateurs
35. L’étude d’impact souligne le rôle prescripteur que jouent les agrégateurs, qui deviennent, pour une part toujours plus importante de lecteurs, la principale porte d’accès à l’information. En les obligeant à être transparents sur leurs critères de sélection et de mise en avant des contenus d’information, le projet de loi vise à permettre aux lecteurs d’exercer leur libre choix sans que celui-ci soit biaisé par une présentation des contenus dont la hiérarchisation n’apparaît pas explicitement.
Ces mesures posent toutefois une question d’articulation avec les dispositions des articles L. 111-7 et L.111-7-1 du code de la consommation issues de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui prévoient que tout opérateur de plateforme en ligne est tenu de délivrer au consommateur une information portant notamment « sur les modalités de référencement, de classement et de déréférencement des contenus (…) auxquels les services qu’il propose permettent d’accéder » et que ceux dont l’activité dépasse un seuil de nombre de connexions défini par décret « élaborent et diffusent aux consommateurs des bonnes pratiques visant à renforcer leurs obligations de clarté, de transparence et de loyauté. »
Le Conseil d’État estime que les agrégateurs, dès lors qu’ils proposent un service reposant, même partiellement, sur le classement et le référencement de contenus au moyen d’algorithmes informatiques, relèvent de la catégorie des opérateurs de plateforme en ligne définie par ces dispositions, et qu’il y a en conséquence lieu de les y rattacher et non de définir une nouvelle catégorie de services de communication au public en ligne.
Le projet du Gouvernement impose cependant aux agrégateurs des obligations complémentaires par rapport aux dispositions du code de la consommation. D’une part, l’obligation relative à l’information des utilisateurs sur l’usage de leurs données personnelles dans le cadre de la mise en avant des contenus ne se rattache pas au règlement général sur la protection des données personnelles car, au-delà de la finalité des traitements, elle impose une information plus circonstanciée sur la façon dont ces données sont utilisées. D’autre part, l’obligation de fournir des statistiques sur les contenus référencés n’est pas davantage clairement contenue dans les exigences fixées par les articles L. 111-7 et L. 111-7-1 du code de la consommation.
Le Conseil d’État estime que ces obligations complémentaires imposées aux agrégateurs sont nécessaires et proportionnées en raison de l’éclairage qu’elles apportent aux lecteurs de la presse politique et générale en ligne sur la constitution de l’offre qui leur est proposée. En outre, la fixation par décret d’un seuil minimal de connexions permettra de limiter ces obligations aux plateformes disposant d’un certain pouvoir de marché.
Le Conseil d’État propose toutefois de mieux articuler les dispositions du projet de loi avec celles du code de la consommation, en complétant le régime applicable aux opérateurs de plateformes, et en étendant les compétences et le pouvoir de sanction de l’autorité administrative (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes), chargée de veiller à son application, aux nouvelles obligations créées par le présent projet de loi.
36. Le Conseil d’État relève que la distribution en ligne est relativement peu contrainte en raison de l’absence de barrières à l’entrée, toute publication pouvant créer son site internet et le rendre accessible sur internet. Par ailleurs, les services en ligne permettent de distribuer une plus grande quantité de références de biens culturels, avec de faibles volumes, que les canaux de distribution traditionnels. Dans ce contexte, le Conseil d’État n’identifie, au regard des éléments portés à sa connaissance sur le marché des kiosques en ligne et sur les usages actuels des lecteurs, les motifs qui permettraient de considérer que l’obligation faite à ces opérateurs de distribuer les versions numérisées des titres de presse d’information politique et générale dont les éditeurs le demanderaient est nécessaire et proportionnée pour garantir le pluralisme de la presse, et déroger ainsi à la directive n°2000/31. Il recommande en conséquence de ne pas retenir ces dispositions.
VI. – Autres dispositions du projet
37. Enfin le projet de loi comporte diverses dispositions qui ont pour objet :
- d’opérer des coordinations avec le code des postes et des communications électroniques pour tenir compte des nouvelles compétences attribuées à l’ARCEP ;
- d’opérer des coordinations avec le code de justice administrative et le code général des impôts ;
- de réformer le statut des vendeurs-colporteurs de presse pour leur permettre d’assurer le multi portage et de conserver leur qualité de travailleur indépendant et de mandataire commissionnaire ;
- de prévoir que le mandat des membres de l’ARCEP n’est pas interrompu du fait de l’entrée en vigueur de la loi et que la qualification désormais requise pour la nomination de ses membres dans le domaine de la presse s’applique lors de la première nomination suivant l’entrée en vigueur de la loi ;
- de prévoir que la première réunion de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse aura lieu dans le mois suivant l’entrée en vigueur de la loi et celle de la commission du réseau dans les six mois suivant cette entrée en vigueur ;
- de maintenir dans leurs fonctions et leurs compétences les membres de l’ARDP et du CSMP jusqu’à la première réunion de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse ;
- d’organiser la succession des droits et obligations de l’ARDP et du CSMP ;
- de prévoir les modalités de dissolution du CSMP ;
- de faire obligation aux deux messageries existantes d’informer l’ARCEP, dans les deux mois suivant la publication de la loi, de leurs conditions tarifaires, techniques et contractuelles ;
-de prévoir la conclusion de l’accord interprofessionnel sur l’assortiment dans les six mois suivant l’entrée en vigueur de la loi.
Ces dispositions ne se heurtent à aucune objection d’ordre juridique et n’appellent pas d’observations de la part du Conseil d’État.
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’État dans sa séance du jeudi 4 avril 2019.
[1] Rapport de M. Bruno LASSERRE du 9 juillet 2019 sur les propositions de réforme du Conseil supérieur des messageries de presse
[2] Rapport public annuel de la Cour des Comptes, février 2018, « Les aides à la presse écrite : des choix nécessaires
- Rapport d’information n° 861 déposé le 11 avril 2018 de M. GARCIA et Mme PAUL-LANGEVIN fait au nom de la commission des affaires culturelles et de l’éducation sur l’évaluation de la loi n° 2015-433 du 17 avril 2015 portant diverses dispositions tendant à la modernisation de la presse,
- Rapport de M. SCHWARTZ et M. TERRAILLOT du 24 juin 2018, « Dix propositions pour moderniser la distribution de la presse »
[3] “ Au sens de la présente loi, l'expression "publication de presse" désigne tout service utilisant un mode écrit de diffusion de la pensée mis à la disposition du public en général ou de catégories de publics et paraissant à intervalles réguliers.”
[4] Avis n° 12-A-25 du 21 décembre 2012 relatif à la prise en compte des surcoûts dits historiques dans le système de péréquation entre coopératives de messagerie de presse.