Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis rendu par le Conseil d’État sur un projet de loi ratifiant l’ordonnance n°2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d’exercice de cette représentation.
CONSEIL D’ÉTAT
Section sociale
Séance du mardi 6 juillet 2021
N° 403.059
EXTRAIT DU REGISTRE DES DÉLIBÉRATIONS
1. Le Conseil d’État (section sociale) a été saisi, le 8 juin 2021, d’un projet de loi ratifiant l’ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d’exercice de cette représentation et portant habilitation du Gouvernement à compléter par ordonnance les règles organisant le dialogue social avec les plateformes.
Ce projet de loi comprend deux articles.
Le premier ratifie l’ordonnance du 21 avril 2021.
Le second, issu d’une saisine rectificative du 24 juin, définit une nouvelle habilitation à légiférer par ordonnance ayant un double objet.
Cet article vise, d’une part, à autoriser le Gouvernement à poursuivre la définition, engagée par l’ordonnance du 21 avril 2021 précitée, d’un cadre de dialogue social associant les plateformes numériques de mise en relation par voie électronique et les travailleurs indépendants qui y recourent dans les secteurs d’activité relevant de la conduite d'une voiture de transport avec chauffeur ou de la livraison de marchandises au moyen d'un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non. Cette première ordonnance a déterminé les règles de représentativité des travailleurs indépendants appréciée au niveau des secteurs d’activité ainsi que les conditions d’exercice de cette représentation.
La nouvelle habilitation doit permettre de définir les règles de représentativité des plateformes au niveau de ces mêmes secteurs, les règles de représentativité des travailleurs indépendants au niveau de chaque plateforme et les conditions d’exercice de cette représentation ainsi que l’ensemble des règles de négociation, de conclusion et de validité des accords conclus au niveau des secteurs comme au niveau des plateformes. Par ailleurs, l’habilitation permet d’introduire une obligation d’information et de consultation des plateformes au bénéfice des travailleurs qui y recourent, en ce qui concerne les conditions d’exercice de leur activité. Enfin, elle autorise le Gouvernement à compléter les missions de l’autorité de régulation des plateformes d’emplois notamment en lui conférant un rôle de médiation et un rôle d’expertise, d’analyse et de proposition.
Le projet de loi habilite, d’autre part, le Gouvernement à prévoir de nouvelles garanties en faveur des travailleurs indépendants relevant de ces deux secteurs, en améliorant les modalités selon lesquelles ils sont informés sur les propositions de prestation et peuvent y souscrire et en leur garantissant une marge d’autonomie pour déterminer les modalités de réalisation des prestations et les moyens mis en œuvre.
2. Compte tenu de sa nature et de son objet, ce texte n’appelait aucune consultation obligatoire.
L’étude d’impact satisfait aux exigences des articles 8 et 11 de la loi organique n° 2009 403 du 15 avril 2009.
3. Le projet de loi a fait l’objet d’un certain nombre d’améliorations rédactionnelles. Il appelle par ailleurs, de la part du Conseil d’État, les observations suivantes.
4. En ce qui concerne l’organisation du dialogue social de secteur et de plateformes, le Conseil d’Etat observe que l’habilitation proposée vise à transposer certains mécanismes propres au droit du travail, notamment en matière de négociation collective.
Le Conseil d’État appelle l’attention du Gouvernement sur le fait que la définition de ces règles s’inscrit dans le cadre des relations de droit commercial qui lient les plateformes de mise en relation par voie électronique et les travailleurs indépendants en relation avec elles, dont le Conseil constitutionnel retient qu’ils ne constituent pas, en l'état, une communauté de travail. Par suite, les garanties apportées par le législateur ne relèvent pas de la mise en œuvre du principe de participation des travailleurs protégé par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, paragr. 12 à 14).
Compte tenu de ce cadre particulier, le Conseil d’État souligne qu’il appartiendra au Gouvernement de prévoir, au stade de la rédaction de l’ordonnance, les garanties nécessaires, en particulier en ce qui concerne l’opposabilité des futurs accords collectifs aux contrats conclus entre les plateformes et chaque travailleur, afin de ne pas porter d’atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle, au droit au maintien des contrats légalement conclus comme à la liberté d’entreprendre. Ce cadre particulier contraindra également les possibilités d’articulation des accords collectifs avec les lois et règlements.
Cependant, le Conseil d’Etat estime que les dispositions habilitant le Gouvernement à définir le cadre juridique de ce dialogue social ne méconnaissent pas par elles-mêmes, ni par les conséquences qui en découlent nécessairement, une règle ou un principe de valeur constitutionnelle (décision n° 2005-521 DC du 22 juillet 2005, cons. 11 ; décision n° 2017-751 DC du 7 septembre 2017, paragr. 3).
5. Par ailleurs, le Conseil d’État rappelle que l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prohibe les ententes entre entreprises qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur.
La Cour de justice de l’Union européenne retient que cette interdiction ne s’applique pas aux conventions collectives conclues entre organisations représentatives des employeurs et des travailleurs (CJUE, 21 septembre 1999, Albany, C-67/96), ni aux accords conclus au nom et pour le compte « de faux indépendants » qui se trouvent dans une situation comparable à celles des travailleurs (CJUE, 4 décembre 2014, Kunsten, C-413/13, point 31). Toutefois, l’applicabilité de cette dernière jurisprudence aux travailleurs indépendants recourant aux plateformes de mise en relation apparaît incertaine.
Le Conseil d’État note cependant que la Commission européenne a engagé en janvier 2021 une initiative visant à définir le champ d’application du droit européen de la concurrence, afin de permettre l’amélioration des conditions de travail au moyen des conventions collectives, y compris pour les travailleurs indépendants sans salariés, susceptible de donner lieu à l’édiction de lignes directrices au cours du dernier trimestre.
Compte tenu notamment de ces évolutions comme des limites et garanties qui pourront être prévues par le projet d’ordonnance, le Conseil d’État estime que le droit de l’Union ne fait pas obstacle à l’habilitation proposée. Il souligne que le délai d’habilitation devrait permettre au Gouvernement de tenir compte, au stade de la rédaction du projet d’ordonnance, de l’issue des travaux engagés par la Commission.
6. En ce qui concerne la disposition de l’habilitation visant à renforcer l’autonomie des travailleurs indépendants qui recourent aux plateformes numériques relevant des deux secteurs précités, le Conseil d’État observe que ces nouvelles garanties viendraient compléter celles introduites par la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités.
Le Conseil d’État relève que cette habilitation a pour principal objectif, ainsi que l’explicite l’étude d’impact, de réduire le faisceau d’indices révélateurs d’un lien de subordination et ainsi limiter l’éventualité d’une requalification en contrat de travail par le juge judiciaire (cf. notamment Cour de cassation, soc. 4 mars 2020, Uber, n°19-13.316).
Le Conseil d’État rappelle que le Conseil constitutionnel a jugé que relèvent des principes fondamentaux du droit du travail et, partant, du domaine de la loi, « la détermination du champ d'application du droit du travail et, en particulier, les caractéristiques essentielles du contrat de travail » (décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, paragr. 24). Il constate que l’habilitation se borne à permettre au Gouvernement de définir des sujétions, présentant un objet circonscrit, à l’égard des plateformes. Il estime qu'elle ne se heurte, par elle-même, à aucun obstacle constitutionnel. Il précise qu’il appartiendra au Gouvernement de définir les sujétions envisagées pour sécuriser les relations contractuelles entre les plateformes et les travailleurs indépendants, de manière à ne pas porter d’atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle.
Cet avis a été délibéré et adopté par la section sociale du Conseil d’État dans sa séance du mardi 6 juillet 2021.