Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis rendu par le Conseil d’État sur un projet de loi portant reconnaissance de la Nation et réparation des préjudices subis par les harkis, par les autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et par leurs familles du fait des conditions de leur accueil sur le territoire français.
1. Le Conseil d’État a été saisi le 28 septembre 2021 d’un projet de loi portant reconnaissance de la Nation et réparation des préjudices subis par les harkis, par les autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et par leurs familles du fait des conditions de leur accueil sur le territoire français. Le projet a été modifié par une saisine rectificative reçue le 8 octobre 2021.
Présentation générale du projet de loi
2. Il comprend 7 articles répartis en deux chapitres.
Le chapitre Ier instaure des mesures de reconnaissance et de réparation en faveur des harkis et des autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit et pose le principe de la responsabilité de la France du fait des conditions indignes de l’accueil de ces personnes sur son territoire et, en conséquence, du droit à la réparation par l’État des préjudices qu’elles ont subis. L’indemnité de réparation ne serait assujettie ni à l’impôt sur le revenu ni à la contribution sociale sur les revenus d’activité et de remplacement.
Il instaure auprès de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre une commission nationale chargée de statuer sur les demandes de réparation ainsi que d’aider au recueil et à la transmission de la mémoire de l’engagement des personnes concernées et des conditions dans lesquelles elles ont été accueillies sur le territoire français. Il prévoit également d’attribuer de nouvelles missions à l’Office, en lien avec l’objectif de reconnaissance et de réparation.
Le chapitre II comprend un article unique élargissant les conditions dans lesquelles peut être allouée l’allocation viagère prévue en faveur des conjoints survivants de harkis et assimilés par l’article 133 de la loi de finances pour 2016.
3. L’étude d’impact répond de manière satisfaisante aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009 403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.
Proclamation de reconnaissance
4. Le projet de loi comporte un article 1er aux termes duquel : « La Nation exprime sa reconnaissance aux harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives et assimilés de statut civil de droit local qui ont servi la France en Algérie et qu’elle a délaissés ./Elle reconnaît sa responsabilité dans les conditions indignes de l’accueil sur le territoire français, postérieurement aux déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie, des personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut de droit civil local et des membres de leurs familles. La relégation de ces hommes, femmes et enfants déracinés dans certaines structures de transit et d’hébergement, où ils ont été soumis à des conditions de vie particulièrement précaires, a pu être source d’exclusion, de retards de tous ordres et de traumatismes durables. A ce titre ces personnes ont droit à réparation dans les conditions prévues au présent chapitre ».
Le Conseil d’État observe que des dispositions législatives sont nécessaires pour reconnaître la responsabilité de l’État à raison des conditions indignes d’accueil des personnes concernées et prévoir le régime de réparation de ce préjudice spécifique. Il conserve donc les dispositions ayant cet objet dans l’article 1er du projet, dont la rédaction est remaniée.
En revanche, le Conseil d’État ne retient pas les dispositions du projet de loi ayant pour seul objet d’exprimer la reconnaissance de la Nation, qui sont dépourvues de portée normative ainsi qu’il l’avait déjà relevé, à propos de dispositions comparables, dans son avis sur le projet de loi dont est issue la loi n° 2005 158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et de contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
Responsabilité de l’État et conditions de la réparation
5. Le Conseil d’État estime que le projet de loi, qui réserve le bénéfice des mesures de réparation qu’il instaure aux personnes qui ont été accueillies dans certaines structures, ne méconnaît pas pour autant le principe d’égalité. En effet, ces personnes ont subi un préjudice particulier lié à la précarité des conditions matérielles dans lesquelles elles ont vécu, le plus souvent pendant plusieurs années, ainsi qu’aux atteintes qui ont été portées à leurs libertés individuelles et aux privations diverses qu’elles ont subies, ainsi que l’a jugé le Conseil d’État statuant au contentieux (M. Tamazount, 3 octobre 2018, n° 410611).
6. Le projet de loi prévoit que la réparation est réputée couvrir l’ensemble des préjudices subis à raison des conditions indignes du séjour dans ces structures et qu’elle prendra la forme d’une somme forfaitaire tenant compte de la seule durée du séjour et ne reconnaissant aucun autre préjudice particulier.
Le Conseil d’État est d’avis que ces dispositions, qui circonscrivent le champ de la responsabilité de l’État, sont justifiées par la difficulté, voire l’impossibilité, que rencontreraient les demandeurs, de très longues années après les faits, à apporter la preuve des préjudices particuliers qu’ils ont subis. Il observe au demeurant que ces dispositions, qui instaurent une présomption de préjudice, sont favorables aux personnes concernées auxquelles elles garantissent une réparation sans que puisse leur être opposée la déchéance quadriennale. Enfin, la réparation forfaitaire qu’elles prévoient permettra d’assurer un traitement rapide des demandes et limite les risques de contentieux.
Ces dispositions obéissent à un motif d’intérêt général et ne méconnaissent pas les exigences constitutionnelles relatives à la réparation du préjudice telles qu’elles ont été rappelées par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010 2 QPC du 11 juin 2010 (cons. 11).
Le projet prévoit que la réparation tiendra compte, le cas échéant, des sommes qui auraient déjà été perçues pour les mêmes chefs de préjudice. Cette disposition ne concerne que les personnes, en nombre très limité, auxquelles le juge administratif aurait accordé une indemnité en réparation du préjudice causé par l’indignité de leurs conditions de vie dans les structures de transit et d’hébergement. Elle ne s’applique pas, en revanche, aux aides prévues par les divers dispositifs instaurés en faveur des rapatriés d’Algérie, dont l’objet ne visait pas à réparer ce préjudice spécifique.
Commission nationale de reconnaissance et de réparation
7. Le projet de loi crée une commission nationale de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis, qui sera principalement chargée de statuer sur les demandes de réparation. Cette commission, placée auprès de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre, assurera l’instruction de ces demandes.
Le Conseil d’État observe que les missions et l’organisation de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre, lequel est un établissement public national à caractère administratif, sont fixées par les articles L. 611 5 et suivants du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre. Il considère en conséquence que l’institution d’une commission placée auprès de cet établissement et dotée d’un pouvoir de décision touche aux règles constitutives de celui-ci et relève donc du niveau de la loi.
Le Conseil d’État estime que le fait de confier à un organe indépendant de l’administration le soin de statuer sur les demandes de réparations ne soulève pas de difficultés. Un choix de même nature a d’ailleurs été fait pour l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, qui a été confiée à une autorité administrative indépendante. Il suggère toutefois, dès lors que la commission instituée par le projet ne concerne pas seulement les harkis, d’élargir son intitulé à l’ensemble des personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et aux membres de leurs familles.
8. Le projet de loi charge la commission de « recueillir, conserver et transmettre la mémoire », d’une part, de l’engagement au service de la Nation des personnels des diverses formations supplétives et assimilées, d’autre part, des conditions dans lesquelles les personnes concernées par le projet ont été rapatriées est accueillies sur le territoire français.
Le Conseil d’État constate qu’il s’agit là d’un travail d’historien dont il ne serait pas cohérent de confier la responsabilité à une commission essentiellement chargée de se prononcer sur des demandes d’indemnisation. Il estime qu’un tel travail pourrait plus utilement être confié à un comité d’histoire, éventuellement institué auprès de la commission, ainsi que cela avait été fait à la suite de la création de la commission d’indemnisation des victimes de spoliations du fait des lois antisémites.
Le Conseil d’État propose en conséquence de prévoir que la commission pourra « contribuer » au recueil et à la transmission de la mémoire dont il s’agit. Il suggère également de ne pas mentionner la mission de conservation, qui ne peut être exercée que par un service d’archives.
9. Enfin, la commission créée par le projet serait chargée « d’apporter son appui » à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre dans la mise en œuvre de certaines de ses missions. Cette disposition n’appelle pas d’observations particulières.
Nouvelles missions confiées à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre
10. Le projet de loi prévoit, ainsi qu’il a été dit plus haut, de confier à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre le soin d’assurer l’instruction des demandes de réparation. Cette disposition est justifiée par le fait que l’office dispose des informations nécessaires sur les personnes ayant séjourné dans les camps de transit et d’hébergement ainsi que sur la durée des séjours.
11. Le projet de loi prévoit également que l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre serait chargé « d’assurer et de faciliter l’accompagnement des descendants de rapatriés jusqu’au second degré ».
Le Conseil d’État considère que cette rédaction imprécise, qui semble charger l’office d’une mission particulièrement large qu’il ne serait d’ailleurs peut-être pas en mesure d’assumer, ne répond pas à l’objectif de clarté et d’intelligibilité de la loi.
Il propose en conséquence de prévoir, en remplacement de cette disposition, que l’Office est chargé de faciliter les démarches administratives des descendants de rapatriés, notamment l’accès aux dispositifs d’aide auxquels ils peuvent prétendre, qu’il s’agisse de dispositifs spécifiquement destinés aux rapatriés d’Algérie et à leurs enfants ou de dispositifs de droit commun qui pourraient également bénéficier aux descendants de rapatriés jusqu’au second degré.
Exonération de l’impôt sur le revenu et de la contribution sociale généralisée
12. Le projet de loi prévoit que les sommes qui seront versées en réparation des préjudices mentionnés au point 5 seront exonérées de l’impôt sur le revenu et de la contribution sociale sur les revenus d’activité et sur les revenus de remplacement.
Le Conseil d’État estime que les critères d’éligibilité à ces exonérations sont fixés de façon suffisamment précise au regard des dispositions de l’article 34 de la Constitution relatives aux impositions. Il considère par ailleurs que ces critères ne méconnaissent pas le principe de l’égalité devant l’impôt ni aucune autre règle ou principe de valeur constitutionnelle ou conventionnelle.
Modification du régime de l’allocation viagère
Extension des bénéficiaires
13. Le projet de loi modifie le régime de l’allocation viagère instituée par l’article 133 de la loi n° 2015 1785 de finances pour 2016. Cette allocation est actuellement accordée aux conjoints et ex-conjoints survivants des membres des formations supplétives de statut civil de droit local ayant servi en Algérie et qui ont fixé leur domicile en France. Le projet, d’une part, étend le bénéfice de l’allocation aux conjoints et anciens conjoints de personnels assimilés aux formations supplétives, d’autre part, élargit la condition de domicile à l’ensemble des États membres de l’Union européenne.
Le Conseil d’État est d’avis que ces modifications sont justifiées par le fait que les personnes au bénéfice desquelles l’allocation est étendue ont connu des difficultés d’insertion de même nature que celles auxquelles elle était accordée jusqu’à présent. Il considère qu’elles ne méconnaissent pas le principe d’égalité ni aucune autre règle ou principe de niveau constitutionnel ou conventionnel.
Par ailleurs, le projet supprime, au profit du délai de prescription de droit commun, les délais de forclusion en application desquels le conjoint survivant devait présenter sa demande dans un délai d’un an à compter du décès de son conjoint ou, lorsque ce dernier était décédé avant l’entrée en vigueur de la loi créant l’allocation, au plus tard le 31 décembre 2016.
Application dans le temps du nouveau régime
14. Le Gouvernement souhaite ouvrir le bénéfice de l’allocation viagère aux conjoints et anciens conjoints qui n’auraient pas pu en bénéficier jusqu’à présent, soit parce qu’ils n’entraient pas dans le champ des bénéficiaires défini par la loi de finances pour 2016, soit parce qu’ils n’avaient pas pu former de demande dans le délai d’un an imposé par cette loi, ou avant le 31 décembre 2016 pour les conjoints et anciens conjoints de membres de formations supplétives décédés avant l’entrée en vigueur de cette loi.
Le Conseil d’État considère que la réouverture de ce droit, à laquelle procède le projet dans les conditions qu’il fixe, vise à permettre au plus grand nombre de conjoints survivants de bénéficier de l’allocation viagère afin de réparer un préjudice qu’ils ont effectivement subi, et ne méconnaît aucune règle ou principe de niveau conventionnel ou constitutionnel.
15. Le projet de loi prévoit enfin un rattrapage au profit des personnes qui bénéficieront de la réouverture du droit au bénéfice de l’allocation viagère, afin de leur permettre de percevoir les arrérages de cette allocation afférents à l’année au cours de laquelle leur demande sera déposée ainsi qu’aux quatre années antérieures, dans la limite de l’année du décès de leur conjoint.
Le Conseil d’État estime que cette disposition est justifiée par l’objectif mentionné ci-dessus et ne méconnaît pas le principe d’égalité, ni aucune autre règle ou aucun principe de niveau constitutionnel ou conventionnel.
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’État dans sa séance du jeudi 14 octobre 2021.