Avis sur un projet de loi portant mesures d’urgence pour lutter contre l’inflation concernant les produits de grande consommation

Avis consultatif
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État portant mesures d’urgence pour lutter contre l’inflation concernant les produits de grande consommation.

1. Le Conseil d’Etat a été saisi le 11 septembre 2023 d’un projet de loi portant mesures d’urgence pour lutter contre l’inflation concernant les produits de grande consommation. Ce projet de loi a été modifié par deux saisines rectificatives reçues le 18 septembre et le 19 septembre 2023. Il comprend deux articles. 

2. Le Conseil d’Etat regrette les conditions d’urgence dans lesquelles, alors qu’il examine en même temps le projet de loi de finances pour 2024 et le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024, il a dû procéder à l’examen de ce nouveau projet de loi.

3.Il constate que l’étude d’impact succincte, reçue le 13 septembre 2023 et complétée le 20 septembre 2023, reste sur certains points en-deçà des exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. Il conviendra notamment d’y mentionner les options qui n’ont pas été retenues par le Gouvernement pour chacun des articles du projet de loi ainsi qu’une évaluation du nombre d’entreprises concernées par l’avancée des négociations commerciales en 2024 et de leur pouvoir de négociation sur le marché.   

Au-delà de ces remarques liminaires, et outre diverses améliorations de rédaction qui s’expliquent d’elles-mêmes, ce projet de loi appelle, de la part du Conseil d’Etat, les observations suivantes.

Sur l’avancement du calendrier des négociations commerciales  

En ce qui concerne l’institution d’un régime dérogatoire pour 2024

4.  Le projet de loi prévoit d’instituer, pour l’année 2024, un régime dérogatoire aux dispositions du code de commerce relatives aux négociations entre les distributeurs et les fournisseurs de produits de grande consommation tels que définis à l’article L. 441-4 du code de commerce. Il avance au 15 janvier 2024 au lieu du 1er mars 2024 la date ultime de signature des conventions à conclure entre fournisseurs et distributeurs. Il contraint les fournisseurs à avancer la date limite de transmission de leurs conditions générales de vente réduisant ainsi le délai laissé aux négociations commerciales de trois mois à quarante-cinq jours.

5. Le Conseil d’Etat observe que le projet de loi limite l’application de ce régime dérogatoire aux seuls fournisseurs dont le chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos est supérieur à 150 millions d’euros ou, si les comptes de l’entreprise concernée sont consolidés ou combinés en vertu des textes applicables à sa forme sociale, supérieur à un milliard d’euros, fournisseurs qui disposent d’un important pouvoir de négociation. Il en résulte par conséquent une différence de traitement entre les fournisseurs qui sont des petites et moyennes entreprises (PME), qui ne sont pas concernés par l’avancement du calendrier des négociations commerciales et ceux qui sont des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou de grande taille qui entrent dans le champ du dispositif. Toutefois, le Conseil d’Etat estime que cette différence de traitement est justifiée par la différence de situation entre ces entreprises, et qu’elle est en rapport direct avec l’objectif d’intérêt général de la mesure qui est de lutter contre l’inflation, en répercutant dès le 16 janvier aux consommateurs la baisse des prix en amont, observée depuis quelques mois par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). 

6. Le projet de loi prévoit de mettre un terme dès le 15 janvier 2024 à toutes les conventions conclues entre les fournisseurs et les distributeurs et actuellement en cours d’exécution, conventions qui peuvent avoir une durée d’un, de deux ou de trois ans conformément aux dispositions des articles L. 441-4 et L. 443-8 du code de commerce. Il porte par conséquent atteinte aux conventions légalement conclues. Le Conseil constitutionnel juge que le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt général suffisant, sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 (CC, décision n° 2002-465 DC du 13 janvier 2003, Loi relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l’emploi point 4). Le Conseil d’Etat estime cependant que l’atteinte ainsi portée par le projet de loi à la liberté contractuelle n’est pas disproportionnée au regard de l’objectif d’intérêt général poursuivi mentionné au point 5, et du fait que la quasi-totalité des conventions visées par le projet de loi sont conclues pour une durée d’une année, ce qui revient à ne réduire leur durée d’application que de 45 jours. 

En ce qui concerne les sanctions instaurées

7. Le projet de loi vise à rendre tout manquement à la date limite du 15 janvier 2024 pour la signature des nouvelles conventions, passible de l’amende administrative prévue au troisième alinéa de l’article L. 441-6 du code de commerce et tout manquement aux conditions dérogatoires de transmission des conditions générales de vente passible de l’amende administrative prévue au premier alinéa du même article. Le Conseil d’Etat considère que ces sanctions qui sont celles déjà applicables à la méconnaissance des dispositions concernant les règles relatives aux conventions écrites conclues entre fournisseurs et distributeurs, ne sont pas manifestement disproportionnées (CC, décision n° 2014-690 DC du 13 mars 2014, Loi relative à la consommation).  

Sur la suspension de l’interdiction de la vente à perte pour certains carburants  

8. Pour protéger les consommateurs français de l’augmentation du prix des carburants, le projet de loi prévoit d’autoriser jusqu’au 31 mai 2024 la vente à perte de cinq carburants (gazoles B7 et B10, essences SP95/98-E5 et SP-95-E10 et superéthanol E85), lorsque la vente de ces différents carburants est effectuée pour les besoins de la propulsion de véhicules routiers à usage personnel ou professionnel. 

9. Le Conseil d’Etat relève, en premier lieu, que la directive 2005/29/CE du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur ne réglemente pas la vente à perte. La Cour de justice de l’Union européenne juge que de telles ventes constituent des « pratiques commerciales » au sens de cette directive qui ne peuvent être interdites « en toutes circonstances » mais peuvent l’être à l’issue d’une analyse spécifique permettant d’en établir le caractère déloyal (CJUE, ordonnance de la Cour (6ème chambre), 7 mars 2013, affaire C-343/12, Euronics Belgium CVBA c/ Kamera Express BV, Kamera Express Belgium BVBA, point 22 & CJUE (5ème chambre), 19 octobre 2017, affaire C 295/16, Europamur Alimentación SA c/ Dirección General de Comercio y Protección del Consumidor de la Comunidad Autónoma de la Región de Murcia, points 34 et suivants). Cette mesure n’est donc pas, en elle-même, contraire au droit de l’Union européenne. 

10. Le Conseil d’Etat relève, en deuxième lieu, que si cette mesure a pour effet de déréguler le marché de la distribution du carburant au détriment de certains distributeurs qui n’ont pas la capacité financière de vendre à perte, cette autorisation exceptionnelle est prévue pour une durée restreinte. De plus, le projet de loi limite la possibilité de vente à perte à un maximum de 75 % du prix d’achat effectif tel que défini à l’article L. 442-5 du code de commerce. Le Conseil d’Etat estime que la mesure ainsi encadrée ne se heurte, au regard de l’objectif poursuivi de soutien au pouvoir d’achat des consommateurs, à aucun principe d’ordre constitutionnel ou conventionnel.

11. Le projet de loi porte enfin la limite maximale de vente à perte à hauteur de 75 % du prix d’achat effectif. Il prévoit que ce coefficient peut être majoré par décret pour tenir compte des évolutions du marché des carburants sans pouvoir excéder le seuil de 90 %. Le Conseil d’Etat estime que de telles dispositions ne sont pas contraires à l’article 34 de la Constitution selon lequel « La loi détermine les principes fondamentaux : / (…) des obligations civiles et commerciales ; (…) », dès lors que le projet de loi encadre suffisamment les limites à l’intérieur desquelles le pouvoir réglementaire est habilité à arrêter ce seuil.

Cet avis a été délibéré et adopté par le Conseil d’Etat dans son Assemblée générale du jeudi 21 septembre 2023.