Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse.
Le Conseil d’État a été saisi le 3 novembre 2023 d’un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse.
Ce projet comporte un article unique qui modifie l’article 34 de la Constitution en y insérant, après le dix-septième alinéa, un alinéa ainsi rédigé : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme, qui lui est garantie, d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
Le Conseil d’État prend la pleine mesure des enjeux sociaux, éthiques et de santé publique du sujet dont il est saisi. Il s’attache à ce que son avis contribue, de manière neutre et objective, à éclairer le Gouvernement.
S’agissant de son office lors de l’examen d’un projet de loi constitutionnelle, le Conseil d’État invite à se reporter aux points 3 à 9 de son avis du 3 mai 2018 (n° 394658). Il rappelle qu’il veille notamment à ce que la « plume du constituant soit limpide, concise et précise » et que « la Constitution ne soit pas source de difficultés d’interprétation ».
À la suite de la décision « Dobbs » de la Cour suprême des États-Unis du 24 juin 2022, plusieurs propositions de lois constitutionnelles ont été déposées en France. Par le présent projet de loi constitutionnelle, le Gouvernement souhaite consacrer dans la Constitution une nouvelle liberté fondamentale, en reconnaissant à la femme la liberté d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. Aucun pays n’a à ce jour inscrit l’interruption volontaire de grossesse dans un texte de valeur constitutionnelle.
En France, l’interruption volontaire de grossesse est autorisée depuis la loi n° 75‑17 du 17 janvier 1975, dite loi « Veil ». Aux termes de cette loi, une telle interruption pouvait être pratiquée, hors motif médical, jusqu’à la fin de la dixième semaine de grossesse par un médecin acceptant de la réaliser, dans un établissement hospitalier. Plusieurs dispositions intervenues ultérieurement ont notamment prolongé le délai dans lequel il est possible de recourir à une interruption volontaire de grossesse, désormais fixé à quatorze semaines, pris en compte l’évolution des techniques médicales, assoupli les conditions posées pour les mineures et instauré une prise en charge intégrale par l’assurance-maladie de l’acte d’interruption volontaire de grossesse et des examens associés. Les médecins et les sages-femmes autorisés à réaliser des interruptions volontaires de grossesse sont libres de ne pas en pratiquer, à la condition d’en informer la femme concernée et de l’orienter vers un autre professionnel susceptible de réaliser cette interruption. Les établissements de santé privés peuvent, dans des conditions précisées par la loi, refuser de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse.
Le Conseil d’État constate que la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse ne fait aujourd’hui l’objet d’aucune consécration en tant que telle dans la Constitution française, dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et ses protocoles additionnels ou en droit de l’Union européenne. Elle n’est pas davantage consacrée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice de l’Union européenne.
En droit interne, le Conseil constitutionnel a jugé la loi du 17 janvier 1975 et les dispositions successives qui lui ont été soumises conformes, en l’état des techniques et connaissances, à l'équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (décision n° 2001‑446 DC du 27 juin 2001, considérant 5 ; décision n° 2015‑727 DC du 21 janvier 2016, considérants 43 et 44).
La Cour européenne des droits de l’homme considère que le droit au respect de sa vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales « ne saurait s’interpréter comme consacrant un droit à l’avortement » et renvoie à la marge d’appréciation de chaque État dans la recherche d’équilibre entre le droit à la vie privée de la mère et la protection de l’enfant à naître (16 décembre 2010, A B et C c/ Irlande, n°25579/05). La Cour de justice de l’Union européenne se borne pour sa part à rappeler la compétence des États membres et renvoie à l’appréciation du législateur national (CJCE, 4 octobre 1991, Society for the Protection of Unborn Children Ireland, aff. C-159/90). Dans l’exercice de son contrôle de conventionnalité, le Conseil d’État a conclu à l’absence d’incompatibilité entre les dispositions des lois du 17 janvier 1975 et du 31 décembre 1979 et les stipulations de l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui énonce que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi » (Assemblée, 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques et autres, n° 105743, p. 369).
Le caractère réversible et limité de la protection conférée par la loi ordinaire justifie, pour le Gouvernement, que soit garantie par la Constitution la liberté de la femme de recourir à l’interruption volontaire de grossesse. Ainsi qu’il se déduit du point 9, il n’apparaît pas que cette mesure placerait la France en contradiction avec ses engagements internationaux. Elle ne soulève pas davantage de difficultés d’articulation avec les dispositions constitutionnelles existantes.
Par la rédaction proposée et ainsi qu’il ressort des débats devant le Conseil d’État, l’objectif du Gouvernement est d’encadrer l’office du législateur afin qu’il ne puisse interdire tout recours à l’interruption volontaire de grossesse ni en restreindre les conditions d’exercice de façon telle qu’il priverait cette liberté de toute portée. Pour cela, le Gouvernement souhaite, d’une part, affirmer que la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse est garantie par la Constitution et, d’autre part, renvoyer dans ce cadre au législateur la détermination des conditions d’exercice de cette liberté. Son intention n’est pas de modifier l’équilibre entre les deux principes de valeur constitutionnelle que sont la liberté de la femme et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation. Il n’envisage pas, enfin, que l’inscription dans la Constitution entraîne la nécessité de modifier les textes législatifs en vigueur régissant l’interruption volontaire de grossesse.
Le Conseil d’État estime que la rédaction du projet de loi constitutionnelle, telle qu’elle est proposée par le Gouvernement, est libellée de telle manière qu’elle devrait pouvoir s’adapter aux évolutions de toute nature, notamment techniques, médicales ou scientifiques. Il considère que cette rédaction, comme le souhaite le Gouvernement, laisse au législateur la possibilité de faire évoluer le cadre juridique dans lequel s’exerce cette liberté, en en fixant les garanties et les limites et dans le respect des principes mentionnés au point 8, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Il souligne que la disposition examinée n’impose aucune modification des dispositions législatives existantes.
Au vu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui ne retient pas, en la matière, une acception différente des termes de droit et de liberté, le Conseil d’Etat considère que la consécration d’un droit à recourir à l’interruption volontaire de grossesse n’aurait pas une portée différente de la proclamation d’une liberté. Il maintient ainsi la terminologie proposée qui reprend celle utilisée par le Conseil constitutionnel dans ses décisions relatives à l’interruption volontaire de grossesse.
Le Conseil d’État considère que, par elle-même, l’inscription de la liberté de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, dans les termes que propose le Gouvernement, ne remet pas en cause les autres droits et libertés que la Constitution garantit, tels que notamment la liberté de conscience qui sous-tend la liberté des médecins et sages-femmes de ne pas pratiquer une interruption volontaire de grossesse ainsi que la liberté d’expression.
Le Conseil d’État considère que la rédaction proposée par le Gouvernement a pour effet de faire relever l’exercice de la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse de la seule appréciation de la femme, sans autorisation d’un tiers, que ce soit le conjoint ou les titulaires de l’autorité parentale. Cette rédaction traduit également le fait que cette liberté s’applique quels que soient la technique employée et le motif de recours à une interruption volontaire de grossesse. Enfin, le caractère personnel de la liberté reconnue, que le Conseil constitutionnel rattache à la liberté personnelle, rend nécessaire d’en désigner le bénéficiaire, c’est-à-dire la femme. Il résulte de l’objet même de cette liberté et conformément à l’intention du Gouvernement qu’elle doit être entendue comme bénéficiant à toute personne ayant débuté une grossesse, sans considération tenant à l’état civil, l’âge, la nationalité et la situation au regard du séjour en France.
Pour atteindre le double objectif recherché par le Gouvernement, d’assurer que la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse soit garantie par la Constitution et d’affirmer la compétence du législateur, le Conseil d’État estime préférable, plutôt que d’insérer l’incise « qui lui est garantie », de retenir une rédaction disposant que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
La rédaction proposée au point 16 s’insère, comme le prévoit le projet du Gouvernement, à l’article 34, par la création d’un alinéa distinct des énumérations actuelles qui composent cet article. La disposition a pour objet de consacrer une liberté dans la Constitution et d’encadrer la compétence attribuée au législateur. Au vu de l’évolution de l’article 34, sous l’effet des précédentes révisions constitutionnelles et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le Conseil d’État estime que le choix d’inscrire les nouvelles dispositions au sein de cet article n’est pas inadéquat et qu’aucun autre emplacement n’apparaît préférable.
Cet avis a été délibéré et adopté par l’assemblée générale du Conseil d’État dans sa séance du jeudi 7 décembre 2023.