Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie.
1. Le Conseil d’État a été saisi le 3 janvier 2024 d’un projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie.
Présentation du projet de loi constitutionnelle et rappel de l’office du Conseil d’État lors de l’examen d’un projet de loi constitutionnelle :
2. Ce projet de loi constitutionnelle, qui comprend deux articles, modifie l’article 77 de la Constitution, pour élargir le corps électoral de la liste électorale spéciale pour l’élection du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, de façon à y inscrire les personnes qui, figurant sur la liste générale, sont nées sur ce territoire ou y sont domiciliées depuis dix années. Il renvoie à une loi organique les conditions d’application de cette nouvelle disposition et à un décret en Conseil d’État délibéré en conseil des ministres les modalités d’organisation du premier renouvellement des assemblées de province et du congrès postérieur à la publication de la loi constitutionnelle. Il subordonne l’entrée en vigueur de cette révision constitutionnelle à l’absence de conclusion d’un accord devant intervenir avant le 1er juillet 2024 entre les partenaires politiques de l’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998.
S’agissant de son office lors de l’examen d’un projet de loi constitutionnelle, le Conseil d’État invite à se reporter aux points 3 à 9 de son avis n° 394658 du 3 mai 2018.
Sur la nécessité de recourir à une révision de la Constitution :
3. Le Conseil d’État inscrit son analyse du projet de loi constitutionnelle dans le cadre tracé par son avis n° 407713 du 7 décembre 2023 relatif à la continuité des institutions en Nouvelle‑Calédonie, auquel il renvoie en tant que de besoin.
4. Aux termes du dernier alinéa de l’article 77 de la Constitution, tel qu’il résulte de la loi constitutionnelle n° 2007‑237 du 23 février 2007 : « Pour la définition du corps électoral appelé à élire les membres des assemblées délibérantes de la Nouvelle-Calédonie et des provinces, le tableau auquel se réfèrent l’accord mentionné à l’article 76 et les articles 188 et 189 de la loi organique n° 99‑209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie est le tableau dressé à l’occasion du scrutin prévu audit article 76 et comprenant les personnes non admises à y participer ». Il ressort des informations données par le Gouvernement que la proportion des électeurs inscrits sur la liste électorale générale qui, en application de ces dispositions, sont privés du droit de vote pour l’élection des assemblées de province et du congrès, est passée de 7,46 % en 1999 à 19,28 % en 2023. Si les règles qui définissent l’établissement de ces listes ne sont pas modifiées, cet écart ne pourrait que s’accentuer avec le temps.
5. Le Conseil d’État rappelle les principes d’égalité et d’universalité du suffrage qui découlent de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et des articles 1er et 3 de la Constitution et dont le Conseil constitutionnel juge qu’ils impliquent que l’organe délibérant d’une collectivité soit élu sur des bases essentiellement démographiques (cf. décisions n° 85‑196 DC du 8 août 1985 et n° 2011‑637 DC du 28 juillet 2011). Le corps électoral spécifique résultant de l’accord de Nouméa dérogeait significativement à ces principes, dérogation validée par le pouvoir constituant au regard des particularités de la situation régie par l’accord.
6. L’article 3 du protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales affirme la nécessité « d’organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». La Cour européenne des droits de l’homme a déduit de ce principe l’exigence d’universalité du suffrage (CEDH, 2 mars 1987, n° 9267/81, Mathieu‑Mohin et Clerfayt c./ Belgique). Si la Cour a admis par la suite (CEDH, 11 janvier 2005, n° 66289/01, Py c./ France) le principe d’un corps électoral restreint, elle s’est alors prononcée sur un ensemble de règles antérieures à la révision constitutionnelle mentionnée au point 4, et n’a admis l’existence d’un corps électoral spécifique qu’en raison du processus transitoire enclenché par la conclusion de l’accord de Nouméa.
7. Le Conseil d’État rappelle qu’après la troisième consultation sur l’accession à la pleine souveraineté, le processus initié par l’accord de Nouméa a été complètement mis en œuvre (point 2 de l’avis n° 407713 du 7 décembre 2023 précité). Si les règles qui avaient été définies par l’accord demeurent en vigueur (point 4 de cet avis), l’ampleur de la dérogation qu’elles apportent aux principes d’universalité et d’égalité du suffrage tend à s’accroître avec le temps. Ces règles étant consacrées par la Constitution, l’intervention du pouvoir constituant est en principe nécessaire pour les adapter afin de tenir compte de la situation présente et de son évolution, notamment démographique, en ce qui concerne la composition du corps électoral (points 9 à 12 du même avis).
8. Le Conseil d’État estime que les règles qui définissent aujourd’hui l’établissement du corps électoral de la liste spéciale pour l’élection du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie présentent un risque nouveau d’entrer en contradiction, d’une part avec les principes constitutionnels mentionnés au point 6, d’autre part avec les engagements internationaux de la France rappelés au point 7.
9. Ainsi, pour les raisons détaillées dans l’avis précité du 7 décembre 2023, le principe et le contenu de la révision constitutionnelle proposée par le Gouvernement, qui sont en cohérence avec l’analyse développée dans cet avis, n’appellent pas de réserves. Le Conseil d’État propose dans un souci de clarté de modifier l’insertion de ces dispositions en créant un article 77-1, l’article 77 étant entièrement consacré à la mise en œuvre de l’accord mentionné à l’article 76.
Sur la subordination de l’entrée en vigueur du projet de loi constitutionnelle à l’absence de conclusion d’un accord entre les partenaires politiques de l’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 :
10. Afin de continuer de privilégier la recherche du consensus entre les parties prenantes comme mode principal de définition de l’évolution institutionnelle de la Nouvelle‑Calédonie, dont le Conseil d’État a rappelé l’importance dans son avis du 7 décembre 2023 (point 1 de son avis n° 407713 précité), le projet de loi constitutionnelle soumet l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle à l’absence de conclusion de l’accord, mentionné au point 2, entre les partenaires politiques de l’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998.
Le Conseil d’État rappelle qu’il n’appartient qu’au pouvoir constituant de décider de la date et des conditions d’entrée en vigueur d’une loi constitutionnelle Il estime que si le constituant subordonne l’entrée en vigueur d’une disposition constitutionnelle à la survenance d’un événement extérieur, cet événement doit avoir un caractère matériellement certain permettant d’en constater l’occurrence sans ambiguïté ni marge d’appréciation. Il en allait ainsi pour la loi constitutionnelle n° 2005-204 du 1er mars 2005 qui prévoyait que son entrée en vigueur serait subordonnée à celle d'un engagement international.
Si l’événement dont la survenance conditionne l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle ne peut se constater d’évidence, le Conseil d’État préconise d’une part de le définir avec une précision suffisante, d’autre part de confier le constat de son existence à une autorité constitutionnelle indépendante.
11. Le Conseil d’État estime ainsi utile, en accord avec le Gouvernement, de préciser les caractéristiques de l’accord dont la conclusion empêcherait l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle :
- d’abord en indiquant que cet accord doit s’inscrire dans le cadre des discussions prévues par l’accord de Nouméa, qui décrit le processus par lequel les partenaires politiques, en cas de réponse négative à la troisième consultation, se rapprocheront pour débattre de la situation ainsi créée, au terme de la période close par la troisième consultation ;
- ensuite en indiquant que cet accord doit porter sur l’évolution politique et institutionnelle de la Nouvelle‑Calédonie ;
- enfin en précisant que cet accord doit être conclu entre les partenaires de l’accord de Nouméa, parmi lesquels figure l’État ; le Conseil d’État note, au vu des informations données par le Gouvernement que si les parties signataires ont pu changer de dénomination et connaître des évolutions politiques, il apparaît aisé de déterminer qui doit continuer d’être regardé comme étant au nombre des partenaires de l’accord.
Le Conseil d’État propose en outre que le Conseil constitutionnel, auquel d’autres articles de la Constitution confient le soin d’établir des constats de même nature, soit chargé de constater l’existence d’un accord répondant aux caractéristiques énoncées ci-dessus. Il suggère qu’il soit saisi à cette fin par le Premier ministre dès la signature de l’accord.
Enfin, le Conseil d’État propose de préciser que la saisine du Conseil constitutionnel avant le 1er juillet 2024 fait par elle-même obstacle à l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle dans l’attente de sa décision. Si le Conseil constitutionnel constate l’existence d’un accord répondant aux caractéristiques énoncées ci-dessus, la révision constitutionnelle n’entre pas en vigueur. Si le Conseil constitutionnel estime que l’accord dont il a été saisi ne répond pas à ces caractéristiques, la révision constitutionnelle entre en vigueur à la date de sa décision ou, si celle-ci est antérieure à cette date, le 1er juillet 2024.
12. Le Conseil d’État considère enfin, qu’aucun obstacle ne s’oppose à ce que le projet de loi constitutionnelle prévoie les mesures à prendre en cas de conclusion de l’accord mentionné au point 2, à savoir le report, dans un délai raisonnable, des élections nécessaires au premier renouvellement général des assemblées de province et du congrès postérieur à la publication de la loi constitutionnelle.
Sur la délégation par le constituant au pouvoir réglementaire de la détermination des conditions d’application d’une disposition constitutionnelle :
13. Le projet de loi constitutionnelle soumis au Conseil d’État renvoie la définition des conditions de son application, pour l’organisation des élections pour le premier renouvellement général des assemblées de province et du congrès postérieur à la publication de la loi, à un décret en Conseil d’État délibéré en conseil des ministres. Il renvoie, de même, à un décret en Conseil d’État délibéré en conseil des ministres les conditions du report des élections nécessaires au premier renouvellement général des assemblées de province et du congrès dans l’hypothèse où un accord mentionné au point 2 serait conclu avant ce premier renouvellement.
14. Le Conseil d’État observe qu’une partie des matières dans lesquelles le pouvoir réglementaire est ainsi habilité à intervenir relèvent d’ordinaire du domaine de la loi organique ou de la loi ordinaire. Le Gouvernement justifie le recours à un acte réglementaire par la brièveté des délais que lui laisse la date de report des élections à raison de l’intervention de la révision constitutionnelle, au 15 décembre 2024, alors que de nombreuses opérations préparatoires aux élections doivent être accomplies, tout en laissant un temps suffisant au déroulement de la campagne électorale. Le Conseil d’État considère que la nécessité de reporter le moins longtemps possible la tenue des élections et de s’assurer de la possibilité d’accomplir les opérations matérielles préparatoires justifie, par la rapidité qu’elle permet, l’habilitation du pouvoir réglementaire à prendre les mesures nécessaires par décret en Conseil d’État, délibéré en conseil des ministres.
15. Toutefois, le Conseil d’État estime qu’un strict encadrement, proportionnant aux contraintes invoquées l’ampleur de l’attribution au pouvoir réglementaire d’une compétence en principe détenue en cette matière par le législateur organique est nécessaire.
16. Il approuve ainsi le choix du Gouvernement, dans le dernier état du texte soumis au Conseil d’État, de préciser dans le projet de loi constitutionnelle les matières dans lesquelles le décret est susceptible d’intervenir, qu’elles soient régies par des dispositions législatives, y compris organiques, ou réglementaires : la composition du corps électoral, les opérations de révision des listes et divers critères d’appréciation des conditions d’inscription. Il propose également de prévoir que le décret intervient après avis du congrès de Nouvelle‑Calédonie. Il suggère enfin que l’habilitation du pouvoir réglementaire soit limitée à une période de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle.
17. En dernier lieu, le projet de loi constitutionnelle prévoit qu’en cas de conclusion d’un accord, y compris après le 1er juillet 2024, la date des élections au congrès pourrait être reportée jusqu’en novembre 2025. Ce terme, qui dépasse le délai maximal de report accepté jusqu’ici par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, sans pour autant être excessivement éloigné, paraît justifié pour permettre l’adoption des textes nécessaires à la mise en œuvre de l’accord, que celui-ci soit conclu avant l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle, et fasse ainsi obstacle à celle-ci, ou après son entrée en vigueur. Ces dispositions n’appellent pas de réserve de la part du Conseil d’État.
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’État dans sa séance du jeudi 25 janvier 2024.