Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis rendu par le Conseil d’État relatif à un projet d’amendement gouvernemental à l'article 16 de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic.
1. Le Conseil d’État a été saisi le 4 mars 2025 d’une demande d’avis relative à un projet d’amendement gouvernemental à l'article 16 de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, comportant les deux questions suivantes :
« 1. L’amendement envisagé par le Gouvernement, prenant appui sur la procédure du dossier distinct en matière de géolocalisation, prévoit la création d’un procès-verbal distinct visant à consigner, en dehors du dossier de procédure, certains éléments d’identification des techniques spéciales d’enquête mises en œuvre pour assurer la sécurité et l’intégrité physique des personnes qui contribuent à leur installation et à leur retrait. Le but opérationnel pour les forces de police judiciaire est d’utiliser les éléments d’une telle technique, sans révéler les modalités de pose et les données techniques qui peuvent mettre en cause la vie d’une personne. Il est articulé selon les principes suivants :
« 1° Le dossier distinct pouvant contenir, d’une part, les informations relatives à la date, l’heure, le lieu de la mise en place des dispositifs techniques d’enquête mentionnées aux sections 5 et 6 du chapitre II du titre XXV du livre IV du code de procédure pénale, et d’autre part, les informations permettant d'identifier une personne ayant concouru à l'installation ou au retrait du dispositif technique mentionné à ce même chapitre, est autorisé par le juge des libertés et de la détention, sur demande du procureur de la République ou du juge d’instruction. La personne en faisant l’objet peut contester l’ordonnance du juge des libertés et de la détention qui l’a autorisé devant la chambre de l’instruction dans les 10 jours à compter de la date où il en a eu l’information ;
« 2° Par principe, l’utilisation d’éléments recueillis par une technique spéciale d’enquête faisant l’objet d’une autorisation de dossier distinct ne peut qu’être indirecte : les éléments sont versés en procédure et n’ont pas de caractère incriminant ; ils orientent seulement l’enquête en permettant d’en justifier les actes mis en œuvre selon le droit commun et versés au dossier de procédure. (La réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2014‑693 DC du 25 mars 2014 selon laquelle ces éléments doivent être supprimés du dossier de l’instruction avant saisine de la juridiction de jugement n’est pas codifiée, compte tenu de la jurisprudence ultérieure.) ;
« 3° A titre exceptionnel, lorsque les éléments recueillis par la technique spéciale d’enquête sont absolument nécessaires à la manifestation de la vérité mais que leur utilisation exigerait la révélation des informations figurant dans le dossier distinct, au risque d’exposer l’intégrité ou la vie d’une personne, le procureur de la République ou le magistrat instructeur peut demander au juge des libertés et de la détention d’autoriser leur utilisation pour fonder une condamnation sans les verser en procédure. Il s’agit donc d’une entorse au principe du contradictoire justifiée par le caractère absolument nécessaire des éléments recueillis, mis en balance avec la valeur de la vie humaine à protéger.
« Ce dispositif se heurte-t-il à un obstacle constitutionnel ou conventionnel ?
« 2. Dans l’affirmative, dans quelles conditions un dispositif permettant d’utiliser, au stade de l’enquête, d’une part, et du jugement, d’autre part, des informations issues d’un acte d’investigation mentionné aux sections 5 et 6 du chapitre II du titre XXV du livre IV du code de procédure pénale dont certaines caractéristiques sont soustraites au contradictoire peut-il être compatible avec les principes constitutionnels et conventionnels ? ».
Après suppression par la commission des lois de l’Assemblée nationale de l’article 16 de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, le Gouvernement a, lors de la séance de la section de l’intérieur du 11 mars 2025, procédé par voie orale à une saisine rectificative précisant que son amendement devait désormais être lu comme visant à rétablir l’article 16, amendé comme sa saisine initiale le proposait.
Le Conseil d’État, saisi de cette demande :
Vu la Constitution, notamment son Préambule ;
Vu le code de procédure pénale ;
EST D’AVIS de répondre dans le sens des observations qui suivent :
2. La proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, déposée le 12 juillet 2024 au Sénat, prévoyait, dans la version soumise à la commission des lois de l’Assemblée nationale à la date de la saisine du Conseil d’État, à son article 16, que soit aménagé, à l’article 706‑104 du code de procédure pénale, le contradictoire en matière de procédure pénale, s’agissant d’éléments recueillis au moyen des techniques spéciales d’enquête, mentionnées aux sections 5 et 6 du chapitre II du titre XXV du livre IV du code de procédure pénale. Les techniques spéciales d’enquête concernées sont relatives à l'accès à distance aux correspondances stockées par la voie des communications électroniques accessibles au moyen d'un identifiant informatique, au recueil des données techniques de connexion et des interceptions de correspondances émises par la voie des communications électronique, aux sonorisations et fixations d’images de certains lieux ou véhicules, et à la captation de données informatiques.
3. Le projet d’amendement joint à la saisine initiale vise à remplacer ce dispositif par la création de trois nouveaux articles dans le même code :
- l’article 706‑104 du code de procédure pénale porterait sur les enquêtes ou instructions relatives à l'une des infractions mentionnées aux articles 706‑73 et 706‑73‑1 du même code. Si, dans ce cadre, la divulgation des informations relatives à la mise en œuvre d’une technique spéciale d’enquête était de nature à mettre gravement en danger la vie ou l’intégrité physique d’une personne, le juge des libertés et de la détention, saisi, à tout moment par requête motivée du procureur de la République ou du juge d'instruction, pourrait, par décision motivée versée au dossier de procédure, autoriser que n'apparaissent pas dans le dossier de la procédure, d’une part, les informations relatives à la date, l’heure, le lieu de la mise en place des dispositifs techniques d’enquête mentionnées aux sections 5 et 6, et d’autre part, les informations permettant d'identifier une personne ayant concouru à l'installation ou au retrait du dispositif technique mentionné au même chapitre. Ces informations seraient inscrites dans un procès‑verbal, versé dans un dossier distinct du dossier de la procédure, tout comme la requête initiale. Ces informations seraient inscrites sur un registre coté et paraphé, ouvert à cet effet au tribunal judiciaire. Le dossier distinct serait accessible à tout moment, au cours de l’enquête ou de l’instruction, au procureur de la République, au juge d’instruction, au juge des libertés et de la détention et au président de la chambre de l’instruction dans le cadre de leur saisine. La divulgation des indications y figurant serait passible des peines prévues à l’article 413‑13 du code pénal ;
- l’article 706‑104‑1 du code de procédure pénale disposerait que, sans préjudice des recours portant sur la régularité de la technique mise en place, la personne mise en cause ou mise en examen ou le témoin assisté pourrait, dans les dix jours à compter de la date à laquelle il lui a été donné connaissance de la technique spéciale d’enquête, contester, devant le président de la chambre de l’instruction, le recours à la procédure de l’article 706‑104 du code de procédure pénale. La décision du président de la chambre de l’instruction ne serait pas susceptible de recours. Aucune condamnation ne pourrait être prononcée sur le fondement des éléments recueillis dans les conditions prévues à l’article 706‑104, sauf si la requête et le procès‑verbal mentionnés au quatrième alinéa de l’article 706‑104 ont été versés au dossier ;
- enfin, l’article 706‑104‑2 du code de procédure pénale prévoirait que par dérogation à l’article précédent, le juge des libertés et de la détention, saisi par requête motivée du procureur de la République ou du juge d’instruction, pourrait autoriser, à titre exceptionnel et par décision spécialement motivée, que les éléments recueillis dans les conditions prévues à l’article 706‑104 puissent fonder une condamnation sans que la requête et le procès-verbal distinct aient été versés au dossier. Cette possibilité ne serait ouverte que si d’une part la connaissance de ces informations est absolument nécessaire à la manifestation de la vérité, en considération de raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’enquête ou de l’instruction alors, d’autre part, que la divulgation des informations consignées présenterait un risque excessivement grave pour la vie ou l’intégrité physique d’une ou plusieurs personnes. La personne faisant l’objet de poursuites sur le fondement de ces éléments pourrait, dans les dix jours à compter de la notification de la décision spécialement motivée du juge des libertés et de la détention, contester, devant le président de la chambre de l’instruction, le recours à la procédure prévue à ce même article. Si les conditions de recours à cette procédure n’étaient pas réunies ou que la connaissance des informations consignées n’était plus susceptible de mettre gravement en danger la vie ou l'intégrité physique d'une personne, des membres de sa famille ou de ses proches, il pourrait subordonner la possibilité de fonder une condamnation sur les éléments recueillis au versement, au dossier de la procédure, du procès‑verbal mentionné au quatrième alinéa du même article. Le président de la chambre de l’instruction statuerait au vu des pièces de la procédure et de celles figurant dans ce dossier, par une décision motivée.
Principes constitutionnels et conventionnels applicables
En ce qui concerne le principe du contradictoire dans la procédure pénale
4. Le Conseil d’État observe que, dès son article préliminaire, le code de procédure pénale affirme que la procédure pénale « doit être équitable et contradictoire et préserver l'équilibre des droits des parties ». L’article 11 de ce code prévoit que, sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète. Ainsi que le relève le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2017‑693 QPC du 2 mars 2018, en instaurant ce secret, le législateur « a entendu, d’une part, garantir le bon déroulement de l’enquête et de l’instruction, poursuivant ainsi les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions, tous deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle. Il a entendu, d’autre part, protéger les personnes concernées par une enquête ou une instruction, afin de garantir le droit au respect de la vie privée et de la présomption d’innocence, qui résulte des articles 2 et 9 de la Déclaration de 1789. »
5. Le Conseil d’État rappelle que les droits de la défense, garantis par l’article 16 de la Déclaration de 1789, impliquent, notamment, que toute preuve puisse être débattue devant le juge. Cette exigence, qui découle également du droit à un procès équitable et du droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, garantis par le même article de la Déclaration de 1789, comme par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, est rappelée par l’article 427 du code de procédure pénale, aux termes duquel « le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves qui lui sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui ». Il faut en particulier, selon la décision du Conseil constitutionnel n° 2014‑693 DC du 25 mars 2014, « qu’une personne mise en cause devant une juridiction répressive ait été mise en mesure, par elle-même ou par son avocat, de contester les conditions dans lesquelles ont été recueillis les éléments de preuve qui fondent sa mise en cause » (cons. 25).
Toutefois, comme l’indique la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision du 16 février 2000 Rowe et Davis c./ Royaume-Uni n° 28901/95 (point 61) : « (…) le droit à une divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu. Dans une procédure pénale donnée, il peut y avoir des intérêts concurrents – tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions – qui doivent être mis en balance avec les droits de l'accusé. Dans certains cas, il peut être nécessaire de dissimuler certaines preuves à la défense, de façon à préserver les droits fondamentaux d'un autre individu ou à sauvegarder un intérêt public important. » A ce titre, le Conseil d’État constate que l’objectif d’assurer la protection et l’intégrité physique de personnes ayant concouru ou étant liées à la mise en œuvre d’une technique spéciale d’enquête visée par le projet d’amendement est légitime et revêt une importance telle qu’il peut justifier un aménagement du principe du contradictoire, sous réserve que l’équilibre entre cet objectif et les droits de la défense soit assuré.
6. Le Conseil d’État souligne que les techniques spéciales d’enquête, mentionnées au point 2, sont, aux termes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, « particulièrement intrusives » (décision n° 2019‑778 DC du 21 mars 2019, cons. 164), et sont de nature à affecter gravement l'exercice de droits et libertés constitutionnellement protégés, tels que la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile et le secret de la vie privée. Or, dès lors qu’elles ne relèvent pas, dans cet usage, des prérogatives de police administrative, elles obéissent aux principes de la procédure pénale énoncés au point 4. Alors que la Cour européenne des droits de l’homme juge dans sa décision du 9 juin 1998 Texeira de Castro c/ Portugal n° 25829/94 que « si l'expansion de la délinquance organisée commande à n'en pas douter l'adoption de mesures appropriées, dans une société démocratique, le droit à une bonne administration de la justice occupe une place si éminente qu’on ne saurait le sacrifier à l’opportunité » (point 36), il ne saurait être dérogé à ces principes, qu’à titre exceptionnel, de manière strictement proportionnée à l’importance des objectifs à atteindre, et en veillant à ce que la limitation apportée aux droits de la défense soit nécessaire et suffisamment compensée par la procédure suivie devant les autorités judiciaires.
7. Enfin, le Conseil d’État note que, dans le cadre de ces principes, le législateur a, depuis une quinzaine d’années, en raison de l’évolution de la criminalité, du terrorisme, ou pour mieux faire face à l’évolution des menaces contre les intérêts fondamentaux de la Nation, procédé à des aménagements de la procédure contradictoire devant les juridictions, tels la non-révélation de l’identité des agents de police ou de gendarmerie (article 15-4 du code de procédure pénale), des agents infiltrés (article 706‑84), des collaborateurs de justice (article 706‑63‑1), ou des témoins (article 706-58), le retrait de certaines informations relatives à la pose de balises de géolocalisation (article 230‑40) ou relatives aux moyens soumis au secret de la défense nationale utilisés pour obtenir la version en clair d’informations cryptées (articles 230‑1 à 230‑5), ainsi que, au-delà du cadre pénal, le contentieux lié aux techniques de renseignement (article L. 841‑1 du code de la sécurité intérieur) et aux fichiers intéressants la sûreté de l’État (article L. 841‑2), soumis à la formation spécialisée de la section du contentieux du Conseil d’État (articles L. 773‑1 à L. 773‑8 du code de justice administrative). A ce stade, si la compatibilité de ces engagements avec les exigences constitutionnelles et conventionnelles a été reconnue dans ces domaines, il n’a à ce jour pas été admis, comme rappelé ci‑dessus, qu’en matière pénale, une condamnation puisse reposer sur des éléments non soumis au contradictoire, à l’exception des seuls éléments couverts par le secret de la défense nationale conformément à la décision du Conseil constitutionnel n° 2022‑987 QPC du 8 avril 2022.
En ce qui concerne le procès-verbal distinct
8. Le dispositif du procès-verbal distinct institue une dérogation aux principes de la procédure pénale. Il a pour objectif de soustraire du contradictoire certains éléments de procédure qui ne sont pas versés au dossier de procédure, et sont ainsi cachés à la défense. Le code de procédure pénale le prévoit déjà dans deux cas :
- pour l’anonymat de certains témoins : l’article 706‑58 du code de procédure pénale le rend possible. Il est décidé par le juge des libertés et de la détention, sur requête motivée du procureur de la République ou du juge d'instruction, pour les procédures portant sur des infractions punies d'au moins trois ans d'emprisonnement et susceptibles de mettre gravement en danger la vie ou l'intégrité physique de cette personne, des membres de sa famille ou de ses proches. La décision du juge des libertés et de la détention est jointe au procès‑verbal d'audition du témoin anonyme, sur lequel ne figure pas sa signature. L'identité et l'adresse de ce témoin sont inscrites dans un autre procès-verbal, signé par l'intéressé, qui est versé dans un dossier distinct du dossier de la procédure, dans lequel figure aussi la requête initiale. Selon l’article 706‑60 du même code, ces dispositions ne sont pas applicables si, au regard des circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise ou de la personnalité du témoin, la connaissance de l'identité de la personne est indispensable à l'exercice des droits de la défense. L’article 706‑61 prévoit que la personne poursuivie peut demander à être confrontée avec le témoin par l’intermédiaire d’un dispositif technique d’anonymisation permettant son audition à distance. Enfin, conformément à l’article 706‑62 de ce code, aucune condamnation n’est possible sur le seul fondement des éléments ainsi versés au dossier ;
- pour la préservation d’informations relatives à la pose de balises de géolocalisation : sur le modèle du dispositif relatif aux témoignages anonymes, dans le cadre d’infractions relevant de la criminalité organisée, le juge des libertés et de la détention peut décider, conformément à l’article 230-40 du code de procédure pénale, que certaines de ces informations n'apparaissent pas dans le dossier de la procédure lorsque leur connaissance est susceptible de mettre gravement en danger la vie ou l'intégrité physique d'une personne, des membres de sa famille ou de ses proches. Peuvent ainsi rester secrets, la date, l’heure et le lieu où le moyen technique a été installé ou retiré, mais aussi l’enregistrement des données de localisation et les éléments permettant d’identifier une personne ayant concouru à l’installation ou le retrait du moyen technique. Un recours peut être fait devant le président de la chambre de l’instruction en application de l’article 230‑41 du code de procédure pénale. Aucune condamnation ne peut être prononcée sur le fondement des éléments ainsi recueillis conformément à l’article 230‑42 du même code.
9. Le Conseil d’État relève que dans sa décision n° 2014‑693 DC du 25 mars 2014, qui concerne le dispositif visant à la préservation d’informations relatives à la pose de balises de géolocalisation, le Conseil constitutionnel juge qu’une condamnation ne peut être prononcée sur le fondement d'éléments de preuve alors que la personne mise en cause n'a pas été mise à même de contester les conditions dans lesquelles ils ont été recueillis, sauf à méconnaître les exigences constitutionnelles qui résultent de l'article 16 de la Déclaration de 1789. Ces éléments, qui ne peuvent servir de preuve, peuvent toutefois permettre d’orienter les investigations des fonctionnaires de police ou de gendarmerie, qui chercheront ainsi à obtenir, de façon subséquente en les corroborant par d’autres éléments ou en les confortant par des vérifications, des preuves pouvant, elles en revanche, servir, le cas échéant, à l’incrimination. Si la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision du 23 mai 2017 Van Wesenbeeck c./ Belgique n° 67496/10 et 52936/12 a examiné le dispositif de dossier confidentiel prévu par le code d’instruction criminelle belge au regard d’un cas d’espèce propre à cette procédure, elle a néanmoins relevé, pour juger que celui-ci n’était pas contraire à l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que « les pièces du dossier confidentiel ne peuvent être utilisées à titre de preuve au détriment du prévenu » (point 82).
10. Il s’en déduit que si la pratique du procès-verbal distinct n’est pas proscrite en ce qui concerne les techniques spéciales d’enquête, son caractère particulièrement dérogatoire au principe du contradictoire implique des conditions d’encadrement strictes pour ne pas méconnaître les droits de la défense et le droit à un procès équitable, en ce qui concerne les cas de recours à ce dispositif et la nature des informations qui y sont versées, les garanties juridictionnelles qui l’entourent, et l’absence d’utilisation des éléments ainsi recueillis comme preuve.
Sur la première question
11. Le Conseil d’État estime qu’il y lieu de répondre à la première question demande d’avis que, à la condition que les observations qui suivent soient prises en compte pour modifier sa rédaction, l’amendement envisagé ne se heurte à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel.
En ce qui concerne les cas de recours au procès-verbal distinct et les informations versées
12. Le Conseil d’État considère que la restriction du nouvel usage du procès-verbal distinct, d’une part, à l’objectif unique d’éviter la mise en danger grave de la vie ou de l’intégrité physique d’une personne, et d’autre part, à deux seules catégories d’information que sont en premier lieu celles relatives à la date, l’heure, le lieu de la mise en place des dispositifs techniques spéciales d’enquête, et en second lieu celles permettant d'identifier une personne ayant concouru à l'installation ou au retrait du dispositif technique considéré, est nécessaire pour garantir le respect des exigences constitutionnelles et conventionnelles.
Le Conseil d’État souligne que les informations mentionnées au procès-verbal distinct, qui constituent l’exception, ne sauraient excéder ce qui est strictement nécessaire au regard de l’objectif poursuivi. Les autres informations, tels les indices et motifs qui justifient l’usage de la technique spéciale d’enquête, autorisée par une décision autonome conformément aux dispositions qui la régissent, doivent figurer au dossier de procédure afin que les parties puissent en prendre connaissance, et être en mesure, le cas échéant, de les contester. Il recommande, dans le même sens, dès lors que la motivation de l’ordonnance du juge des libertés et de la détention autorisant le recours au procès-verbal distinct sera nécessairement restreinte par l’impossibilité de mentionner les informations consignées, que l’amendement prévoie expressément que la requête du procureur de la République ou du juge d’instruction sollicitant le versement au procès-verbal distinct expose les raisons impérieuses, au regard des exigences de la loi, qui s’opposent à ce que ces informations soient versées au débat contradictoire.
Le Conseil d’État prend note du choix du Gouvernement, qui lui apparait conforme aux exigences constitutionnelles et conventionnelles ci-dessus rappelées, d’indiquer expressément qu’aucune condamnation ne peut être prononcée sur le fondement des éléments recueillis par le biais d’une technique spéciale d’enquête dont certains éléments ont été inscrits sur le procès‑verbal distinct, sauf si la requête et le procès‑verbal mentionnés au quatrième alinéa de l’article 706‑104 ont été versés au dossier. Si le Gouvernement entend, ainsi qu’il est loisible à la loi de le prévoir, que celle-ci n’oblige pas à verser la totalité des éléments ainsi recueillis au dossier de procédure dès lors qu’ils ne seront pas incriminants, l’amendement pourrait utilement prévoir expressément d’une part, que ces données ne peuvent figurer dans le dossier de procédure et font elles-aussi l’objet d’un procès‑verbal distinct, et d’autre part, que lorsqu’il entend procéder à un acte d’enquête sur le fondement d’éléments recueillis dans ces conditions, l’officier de police judiciaire inscrit dans un procès‑verbal celles des informations qui doivent être corroborées par cet acte d’enquête, et verse ce document au dossier de procédure. Cet ajout est de nature à lever toute ambiguïté sur l’utilisation des éléments ainsi recueillis, et sur le seul usage autorisé de ces éléments, comme base des actes subséquents vers lesquels ces informations ont pu orienter l’enquête.
En ce qui concerne les garanties juridictionnelles
13. Le Conseil d’État estime qu’au titre de la garantie constitutionnelle des droits mentionnés au point 5, les garanties juridictionnelles attachées à la dérogation à la procédure pénale envisagée par le Gouvernement pourraient être renforcées en prévoyant dans l’amendement, que pour les décisions prises par le président de la chambre de l’instruction, ce dernier peut décider, d’office ou à la demande de la partie concernée ou du ministère public, au regard de la complexité du dossier, que celui-ci soit examiné par la chambre dans sa composition collégiale.
En ce qui concerne l’absence d’utilisation des éléments ainsi recueillis comme preuve
14. Le Conseil d’État estime enfin possible que le juge des libertés et de la détention, saisi par requête motivée du procureur de la République ou du juge d’instruction, puisse autoriser, à titre exceptionnel et par décision spécialement motivée, que les éléments recueillis par le biais d’une technique d’enquête dont la mise en œuvre a fait l’objet d’un procès-verbal versé dans un dossier distinct du dossier de la procédure soient utilisés pour fonder une incrimination alors même que certaines informations figurant dans le dossier distinct ne seraient pas versées dans le dossier de la procédure lorsque, d’une part, la connaissance des éléments ainsi recueillis est absolument nécessaire à la manifestation de la vérité en considération de raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’enquête ou de l’instruction et, d’autre part, la divulgation des informations conservées dans le dossier distinct présenterait un risque excessivement grave pour la vie ou l’intégrité physique d’une ou de plusieurs personnes. Le texte devrait prévoir que seules les informations répondant à cette dernière condition qui, comme toute exception, est d’interprétation stricte, pourraient ne pas être versées au dossier de la procédure.
Le Conseil d’État estime en outre nécessaire, cette exception lui paraissant analogue à celle qui est prévue pour l’utilisation de témoignages anonymes, qu’une disposition offrant des garanties comparables à celles qui sont instituées, pour ces témoignages, par l’article 706-60 du code de procédure pénale soit ajoutée afin de prévoir expressément que le juge des libertés et de la détention doit refuser cette possibilité si la connaissance des informations conservées dans le dossier distinct est indispensable à l’exercice des droits de la défense et que sa décision, si elle autorise le recours à cette exception, puisse être contestée par la personne poursuivie.
Sur la seconde question
15. Au regard de la réponse apportée au point 11 à la première question, la seconde, posée dans l’hypothèse d’une réponse précédente affirmative, devient sans objet.
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’État dans sa séance du jeudi 13 mars 2025.