Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État relatif à la prise en charge des personnes détenues membres de la criminalité organisée et sur l’usage accru des moyens de télécommunication audiovisuelle.
1. Le Conseil d’Etat a été saisi le 25 février 2025 d’une demande d’avis portant sur la prise en charge des personnes détenues membres de la criminalité organisée et sur l’usage accru des moyens de télécommunication audiovisuelle. La demande d’avis est ainsi formulée :
« La commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, créée en novembre 2023 sur l’initiative de sénateurs, a publié son rapport le 14 mai 2024[1].
« Sur la base de ce rapport et de ses recommandations, une proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic a été déposée par les sénateurs Etienne Blanc et Jérôme Durain le 12 juillet 2024.
« Cette proposition de loi a fait l’objet d’une procédure accélérée engagée par le Gouvernement le 14 novembre 2024.
« Adoptée en première lecture par le Sénat le 4 février 2025, elle a été transmise à l’Assemblée nationale le lendemain.
« I. – Dans le cadre de son examen prochain par l’Assemblée nationale, le Gouvernement estime nécessaire d’insérer, par la voie d’un amendement, une disposition visant à créer, au sein de certains établissements pénitentiaires, des quartiers de détention dédiés à la prise en charge des personnes détenues membres de la criminalité ou de la délinquance organisées les plus dangereuses, sur le modèle du régime dit « 41 bis » mis en place par la République italienne.
« L’affectation dans un tel quartier, sur décision contradictoire et motivée du garde des sceaux, et pour une durée limitée dans le temps, ne porterait pas atteinte à l'exercice des droits de toute personne détenue prévus par les dispositions du livre III du code pénitentiaire, sous réserve des aménagements que pourraient imposer les impératifs de sécurité, à l’exception des restrictions suivantes :
« – la systématisation des fouilles intégrales après tout contact physique avec une personne en mission ou en visite au sein de l’établissement sans être restée sous la surveillance constante d’un personnel de l’administration pénitentiaire ;
« – la mise en œuvre systématique de parloirs avec dispositif de séparation, moyennant des adaptations pour les visites des mineurs afin de leur permettre des contacts physiques ;
« – une non-application des dispositions du code pénitentiaire relatives aux unités de vie familiale et aux parloirs familiaux ;
« – une limitation des modalités et plages horaires d’accès à la téléphonie, pour permettre une écoute en temps réel des conversations, garantissant toutefois à chaque personne détenue concernée un accès à ces dispositifs d’au moins deux heures, au moins deux jours par semaine.
« Le Gouvernement souhaite, en application de l’article L. 112-2 du code de justice administrative, recueillir l’avis du Conseil d’Etat sur le projet d’amendement annexé à la présente demande et sur les questions suivantes qu’il appelle de la part du Gouvernement :
« 1° Le régime envisagé par le projet d’amendement annexé à la présente demande, au regard notamment des conditions de son champ d’application, de sa durée et de son contenu se conforme‑t-il aux exigences conventionnelles et constitutionnelles ?
« 2° Le cas échéant, quels aménagements seraient de nature à mieux assurer cette conformité ?
« II. – Le Gouvernement estime par ailleurs nécessaire, afin de limiter les extractions judiciaires sensibles des personnes détenues membres de la criminalité ou de la délinquance organisées les plus dangereuses, de renforcer l’usage des moyens de télécommunication audiovisuelle lorsque l’infraction reprochée relève du champ de la criminalité organisée tel que figurant à l’article 706-73 du code de procédure pénale.
« L’article 23 de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, dans sa version adoptée en première lecture par le Sénat, insère à cette fin de nouvelles dispositions dans le code de procédure pénale.
« A cette fin, le Gouvernement souhaite également recueillir l’avis du Conseil d’État sur les questions suivantes :
« 1° A quelles conditions serait-il conforme aux exigences constitutionnelles et conventionnelles applicables de prévoir que, pour l’ensemble des actes d’instruction, notamment les interrogatoires et confrontations, lorsque l’instruction judiciaire porte sur une ou plusieurs infractions mentionnées à l’article 706-73 du code de procédure pénale, le recours à un moyen de télécommunication audiovisuelle soit le principe, sans que la personne détenue ne puisse s’y opposer, et que la décision de ne pas y recourir soit l’exception ?
« 2° Ces conditions seraient-elles les mêmes s’agissant d’audiences au cours desquelles il doit être statué sur le placement en détention provisoire ou la prolongation de la détention provisoire d’une personne détenue mise en examen pour une infraction mentionnée à l’article 706‑73 du code de procédure pénale ?
« 3° Dans ces deux cas, est-il envisageable de prévoir que la décision de ne pas recourir à un moyen de télécommunication audiovisuelle soit spécialement motivée par la nécessité d’une comparution physique de la personne détenue concernée devant le magistrat compétent ? ».
Le Conseil d’État, saisi de cette demande,
Vu la Constitution, notamment son Préambule ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, notamment ses articles 3, 6 et 8 ;
Vu la convention sur les droits de l’enfant signée à New-York le 26 janvier 1990 ;
Vu le code pénitentiaire ;
Vu le code de procédure pénale ;
Vu le code des relations entre le public et l’administration ;
EST D’AVIS de répondre dans le sens des observations qui suivent :
Sur le projet d’amendement relatif à l’instauration de quartiers de lutte contre la criminalité organisée
2. Le Gouvernement s’interroge sur la conformité aux exigences constitutionnelles et conventionnelles de l’instauration de quartiers de lutte contre la criminalité organisée par un amendement gouvernemental au projet de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, qui a été déposé le 1er mars 2025 et adopté le 5 mars 2025 par la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée nationale.
3. Le Conseil d’État constate que ce projet d’amendement a pour objet de créer au sein du chapitre IV du titre II du livre II du code pénitentiaire une troisième catégorie de quartiers sécurisés au sein des établissements pénitentiaires, s’ajoutant aux quartiers de prise en charge de la radicalisation et aux unités pour personnes détenues violentes. Selon l’exposé sommaire, les quartiers de lutte contre la criminalité organisée ainsi créés auraient pour objectif de mettre un terme à la poursuite, par les personnes détenues les plus dangereuses, de leurs activités criminelles depuis leur lieu de détention et d’obvier au risque de concertation avec des réseaux extérieurs de tous types en vue de la préparation d’évasions ou pour pratiquer des menaces, des chantages ou des pressions sur les membres du personnel pénitentiaire.
4. La décision d’affectation dans ces quartiers serait prise par le garde des sceaux, ministre de la justice, après une procédure contradictoire, pour une durée de quatre ans, renouvelable dans les mêmes conditions. Le champ d’application envisagé serait constitué des personnes majeures prévenues ou condamnées pour des infractions de la criminalité et de la délinquance organisée (articles 706-73, 706-73-1 et 706-74 du code de procédure pénale) et « afin de prévenir la commission ou la répétition d’une infraction d’une particulière gravité ou lorsqu’il apparaît qu’elles présentent un risque d’atteinte très grave au bon ordre de l’établissement ou à la sécurité publique ».
5. Le régime instauré dérogerait au droit commun par l’application automatique des mesures de police administrative suivantes : fouilles intégrales systématiques de la personne détenue ayant été physiquement en contact avec une personne en mission ou en visite au sein de l’établissement sans être restés sous la surveillance constante d’un personnel de l’administration pénitentiaire, s’ajoutant au régime de droit commun des dispositions des articles L. 225‑1 à L. 225‑4 du code pénitentiaire, installation systématique d’un dispositif de séparation pour les visites aux parloirs afin de rendre impossible tout contact physique, inapplicabilité des dispositions relatives aux unités de vie familiale et aux parloirs familiaux prévues à l’article L. 341-8 du code pénitentiaire et restriction de l’accès aux dispositifs de correspondance téléphonique garantissant à chaque personne détenue un accès minimum d’au moins deux heures, deux jours par semaine.
6. Le Conseil d’État observe que de telles restrictions peuvent être mises en place en l’état du droit existant par le cumul et le renouvellement successif de plusieurs décisions du chef de l’établissement pénitentiaire pour une durée initiale généralement de trois mois. Le projet d’amendement envisagé, qui substitue à des décisions du chef de l’établissement pénitentiaire une décision unique du garde des sceaux, ministre de la justice, a ainsi non seulement pour objet de simplifier la procédure mais surtout, en éloignant de la détention la prise de décision, de protéger le personnel des centres pénitentiaires des menaces et violences qu’exercent sur lui les réseaux de la criminalité organisée, risque attesté, à défaut, en l’absence d’étude d’impact, de chiffres permettant de caractériser la menace, par l’exemple du placement sous protection de l’équipe de la direction du centre pénitentiaire de Marseille-Baumettes, suite aux menaces de mort dont elle avait fait l’objet.
7. Selon le Gouvernement, si ce type de quartier n’a pas vocation à offrir une prise en charge sociale spécifique, l’objectif de réinsertion y serait cependant poursuivi selon des modalités analogues à celles en vigueur au sein des établissements pour peines : les personnes détenues y bénéficieraient d’une offre d’activité, d’enseignement, de formation et de travail d’une nature similaire à ce qui est proposé dans le droit commun ; des modalités adaptées d’organisation seraient toutefois prévues afin de limiter, par une sectorisation renforcée, le nombre de personnes avec lesquelles les personnes détenues sont en contact, telles que l’absence d’accès au travail sous le régime du service général et la limitation de la taille des groupes à cinq personnes. Le Conseil d’Etat relève que le régime envisagé, qui repose sur des modalités de détention assurant que la personne détenue est réellement coupée de l’extérieur, est d’une moindre sévérité que le placement à l’isolement prévu par l’article L. 213‑8 du code pénitentiaire.
8. Le Conseil d’État rappelle que le législateur doit assurer la conciliation entre :
- en premier lieu, l’exercice des droits et libertés que la Constitution garantit aux personnes détenues dans les limites inhérentes aux contraintes de la détention, notamment la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d'asservissement et de dégradation et le droit de mener une vie familiale normale ;
- en deuxième lieu, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ;
- en troisième et dernier lieu, les finalités qui sont assignées à l’exécution des peines privatives de liberté, conçues non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné mais aussi pour favoriser l'amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion (Conseil constitutionnel, décision n° 93‑334 DC du 20 janvier 1994, décision n° 2009‑593 DC du 19 novembre 2009, décision n° 2014‑393 QPC du 25 avril 2014).
9. Il souligne en outre que la Cour européenne des droits de l’homme n’a, d’une part, admis la conventionnalité de régimes pénitentiaires de haute sécurité, matérialisés par l’application de mesures de contrôle renforcé et de restrictions des contacts des personnes détenues avec le monde extérieur, qu’à la condition que de telles mesures soient fondées sur un besoin social impérieux dans une société démocratique et proportionnées au but légitime poursuivi. La Cour a ainsi souligné que des restrictions automatiques ne peuvent être appliquées à la vie privée et familiale des personnes détenues « sans offrir la moindre dose de flexibilité permettant de déterminer si des limitations aussi draconiennes sont opportunes ou réellement nécessaires dans chaque cas particulier », au risque sinon de méconnaître l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Trosin c./ Ukraine, 23 février 2012, n° 39758/05).
10. Le Conseil d’État relève à ce titre que, si la Cour a jugé à plusieurs reprises, dans l’office qui est le sien, que l’application du régime dit « 41 bis » de la loi pénitentiaire italienne ne méconnaissait pas par principe le droit conventionnel, cette circonstance ne suffit pas pour garantir la conventionnalité du régime envisagé par le projet d’amendement dès lors que la Cour a rendu de tels arrêts au regard de la « la nature spécifique du phénomène de la criminalité organisée, notamment de type mafieux » et des « conditions très critiques des enquêtes sur la mafia menées par les autorités italiennes » (Messina c./ Italie, 28 septembre 2000, n° 25498/94 ; Riina c./ Italie, 19 mars 2013, n° 43575/09). De même, si la Cour a estimé que l’inconfort extrême ayant résulté des conditions de détention à l’œuvre au sein du camp militaire de Ballykinler n’avait pas constitué un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, elle ne l’a fait qu’en prenant acte par ailleurs du contexte de la crise en Irlande du Nord marquée par le terrorisme et les troubles civils qui constituaient « un danger d’une ampleur et d’une acuité particulières pour l’intégrité du territoire du Royaume-Uni, les institutions des six comtés et la vie des habitants de la province » (Irlande c./ Royaume-Uni, 18 janvier 1978, n° 5310/71). Similairement, la conventionnalité du refus des autorités judiciaires d’autoriser un détenu à se rendre aux funérailles de son père n’a été admise qu’en prenant en compte le profil pénal de l’intéressé, qui « purgeait plusieurs peines de prison pour des actes de terrorisme et continuait de revendiquer son appartenance à l’organisation ETA » et de la nécessité en conséquence « d’une escorte composée d’agents spécialisés pour le transfert et la surveillance d’une condamnée pour des faits de terrorisme » (Guimon c./ France, 11 février 2019, n° 48798/14). La conventionnalité du projet d’amendement envisagé, dépendra ainsi substantiellement de la capacité du Gouvernement à démontrer, par une analyse circonstanciée et détaillée, que la nature et la spécificité de la criminalité organisée placée au sein des quartiers de lutte contre la criminalité organisée justifient de prévoir un tel régime de restrictions.
11. Le Conseil d’État souligne enfin que la Cour a jugé que, si des fouilles intégrales peuvent s’avérer nécessaires pour garantir la sécurité à l’intérieur des prisons ou pour prévenir des troubles ou des infractions, leur conduite routinière en dehors de tout impératif concret de sécurité constitue un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Van der Ven c./ Pays-Bas, 4 février 2003, n° 50901/99, Piechowicz c./ Pologne, 17 avril 20212, n° 20071/07).
12. Eu égard à ce qui a été dit aux points 7 à 11, le Conseil d’État estime que le projet d’amendement en ce que, d’une part, il ne prévoit, pendant quatre ans, aucune autre possibilité d’adaptation et d’individualisation du régime que la fin de celui-ci et, d’autre part, impose des fouilles intégrales systématiques après tout contact non surveillé avec une personne extérieure à l’établissement, n’opère pas une conciliation suffisamment proportionnée entre les droits des personnes détenues et l’objectif de défense de l’ordre public et de prévention des infractions et ne respecte pas, par suite, les exigences constitutionnelles et conventionnelles.
13. Pour remédier à ces risques d’inconstitutionnalité et d’inconventionnalité, le Conseil d’État considère que plusieurs aspects du régime doivent être aménagés et recommande par ailleurs des améliorations rédactionnelles.
14. Le Conseil d’État estime, en premier lieu, nécessaire de mieux cibler le champ d’application du régime en substituant au critère de la prévention de « la commission ou la répétition d’une infraction d’une particulière gravité ou lorsqu’il apparaît qu’elles présentent un risque d’atteinte très grave au bon ordre de l’établissement ou à la sécurité publique » celui de la prévention de « la poursuite ou l’établissement de liens avec les réseaux de la criminalité et de la délinquance organisée quelles que soient les finalités et les formes de ces derniers » correspondant davantage à l’objectif poursuivi par le Gouvernement et à la nature des restrictions envisagées, qui visent, comme indiqué au point 3, à assurer une étanchéité entre la détention et le monde extérieur et une meilleure protection de la sécurité des agents de l’administration pénitentiaire. La restriction et la précision ainsi apportées au champ d’application assureront la proportionnalité du régime envisagé. La décision d’affectation devra ainsi être motivée au regard de ce critère, motivation qui, conformément aux articles L. 211-2 et L. 211-5 du code des relations entre le public et l’administration, devra comporter l’énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision.
15. Le Conseil d’État considère, en deuxième lieu, que la durée initiale envisagée de la décision d’affectation dans les quartiers de lutte contre la criminalité organisée, fixée à quatre ans par le projet d’amendement, n’est pas proportionnée eu égard aux mesures qu’elle emporte. Une période de deux ans apparait, au regard de la durée des mesures ordinaires de restriction (souvent de 3 à 6 mois) préférable pour assurer le respect des principes rappelés précédemment. Le Conseil d’Etat note que la décision initiale pourra être renouvelée successivement selon la même procédure et pour la même durée dès lors que les conditions ayant justifié la prise de la mesure continuent d’être réunies et sans qu’il soit besoin d’apporter des éléments nouveaux. L’autorité compétente pourra par ailleurs à tout moment y mettre fin pour prendre en compte de nouvelles circonstances de fait ou de droit. Enfin, si la fin de la détention provisoire qui a justifié le placement de la personne détenue au sein de ce quartier est ordonnée tandis que la personne reste détenue pour une autre cause ou si la personne détenue est jugée pour les faits ayant justifié le placement, le garde des sceaux, ministre de la justice, devra soit mettre fin à la décision d’affectation, soit prendre une nouvelle décision démontrant que les conditions justifiant le placement au sein de ce quartier demeurent réunies malgré cette circonstance nouvelle.
16. Le Conseil d’État estime, en troisième lieu, nécessaire, pour se conformer notamment aux exigences conventionnelles rappelées au point 11, de prévoir que l’obligation de conduire des fouilles intégrales systématiques sur les personnes détenues ayant été physiquement en contact avec une personne en mission ou en visite au sein de l’établissement, sans être restées sous la surveillance constante d’un personnel de l’administration pénitentiaire, s’applique sous réserve des adaptations décidées par l’autorité administrative compétente. Les modalités d’application de ces dispositions et les conditions d’adaptation du régime devront être précisées par décret en Conseil d’Etat.
17. En quatrième lieu, le Conseil d’État estime que les dispositions législatives devront préciser que les mesures de restriction de l’accès au dispositif de correspondance téléphonique mises en place au sein de ce régime ne s’appliquent pas aux échanges, dont la confidentialité est constitutionnellement garantie, entre les personnes détenues et leurs avocats au risque sinon de méconnaître le principe du respect des droits de la défense (décision n° 2006‑535 DC du 30 mars 2006 ; décision n° 2021‑945 QPC du 4 novembre 2021).
18. En ce qui concerne les autres dispositions, le Conseil d’État considère que la mise en place systématique d’un dispositif de séparation pour les visites aux parloirs, qui répond à la nécessité de prévenir l’introduction d’objets illicites en détention et de réduire les menaces exercées par les réseaux criminels sur les familles des personnes détenues, est conforme aux exigences constitutionnelles et conventionnelles, dès lors qu’il n’est pas prévu de limiter l’accès aux parloirs ou de restreindre le nombre de permis de visite, ce qui permet ainsi de garantir, dans les limites inhérentes à la détention, le droit de mener une vie familiale normale. Le Conseil d’État relève qu’un aménagement est prévu, au titre de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour permettre un contact physique entre la personne détenue et son enfant. A cet égard, il n’identifie pas de difficultés d’ordre constitutionnel ou conventionnel au souhait du Gouvernement que cet aménagement soit limité aux mineurs de moins de seize ans sur lesquels le détenu, son conjoint, son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou son concubin exerce l’autorité parentale. Le Conseil d’État invite en outre le Gouvernement, d’une part, à examiner l’opportunité d’introduire une seconde possibilité d’aménagement pour répondre à des circonstances familiales exceptionnelles et, d’autre part, à réfléchir, pour les parloirs entre les personnes détenues et leurs avocats, à des aménagements permettant que le dispositif de séparation physique n’empêche pas le transfert et la présentation de documents, par exemple par l’usage de l’informatique, de tels aménagements étant de nature à éviter que chaque parloir entre une personne détenue et son avocat soit suivi d’une fouille intégrale.
19. Le Conseil d’État estime également que le fait que les dispositions de l’article L. 341-8 du code pénitentiaire ne s’appliquent pas aux personnes détenues placées dans les quartiers de lutte contre la criminalité organisée ne soulève pas de difficultés d’ordre conventionnel, la Cour européenne des droits de l’homme n’interprétant pas le droit au respect de la vie privée familiale comme exigeant des États contractants qu’ils ménagent des visites conjugales (Aliev c./ Ukraine, 29 avril 2003, n° 41220/98).
20. Enfin, le Conseil d’État estime que les dispositions restreignant l’accès aux dispositifs de correspondance téléphonique sont, conformes aux exigences constitutionnelles et conventionnelles, dès lors qu’elles garantissent une durée minimale d’au moins deux heures, au moins deux jours par semaine, à chaque personne détenue.
Sur le recours accru aux moyens de télécommunication audiovisuelle dans le cadre d’informations judiciaires
21. A la suite d’échanges avec le Gouvernement ayant permis de préciser le champ d’application des questions posées, ce dernier s’interroge, dans le but de limiter les extractions judiciaires sensibles des personnes détenues membres de la criminalité ou de la délinquance organisée les plus dangereuses, sur les conditions dans lesquelles il serait conforme aux exigences constitutionnelles et conventionnelles de recourir, par principe et sauf décision contraire du juge ou du président de la juridiction saisie, à un moyen de télécommunication audiovisuelle pour la comparution devant le juge d’instruction, s’agissant d’actes d’instruction nécessitant une telle comparution, ainsi qu’aux audiences au cours desquelles il doit être statué sur la détention provisoire, des personnes détenues au titre de l’une ou de plusieurs des infractions mentionnées à l’article 706‑73 du code de procédure pénale, qu’elles soient mises en examen, prévenues, mises en accusation ou condamnées, ou des personnes détenues, pour une autre cause, dans le cadre d’une information judiciaire ouverte du chef de l’une au moins de ces infractions, et ce sans que ces personnes ne puissent s’y opposer.
22. Ainsi que l’a rappelé le Conseil d’État dans son avis sur un projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif du 15 février 2018, le recours élargi à la vidéo‑audience, même sans le consentement du demandeur, ne paraît pas se heurter à un obstacle de principe, de nature constitutionnelle ou conventionnelle. Le Conseil d’Etat avait ainsi relevé que si les exigences d’un procès juste et équitable supposent, en effet, que le justiciable puisse participer de manière personnelle et effective au procès, ce droit peut être aménagé pour poursuivre des objectifs également légitimes aux plans constitutionnel et conventionnel, tels que notamment la bonne administration de la justice ou le bon usage des deniers publics. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a considéré que ne méconnaissaient pas le droit à un procès juste et équitable ou les droits de la défense les dispositions permettant, dans certaines situations, l’audition ou la comparution de personnes par un moyen de communication audiovisuelle, au regard des objectifs poursuivis par le législateur de bonne administration de la justice ou de bon usage des deniers publics (décision n° 2011-631 DC du 9 juin 2011 ; décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018).
23. Le Conseil d’État note que, s’agissant du contentieux spécifique de la détention provisoire, lequel concerne, par principe, une personne présumée innocente, le Conseil constitutionnel a estimé qu’ « eu égard à l’importance de la garantie qui s’attache à la présentation physique de l’intéressé devant le magistrat ou la juridiction compétent dans le cadre d’une procédure de détention provisoire et en l’état des conditions dans lesquelles s’exerce un tel recours à ces moyens de télécommunication », les dispositions visant à supprimer la possibilité offerte à la personne placée en détention provisoire de s’opposer au recours à de tels moyens s’agissant des débats relatifs à la prolongation d’une mesure de détention provisoire, « y compris lorsque ce recours n'est pas justifié par des risques graves de troubles à l'ordre public ou d'évasion », portaient une atteinte excessive aux droits de la défense (décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, paragraphe 234).
24. Enfin, appréciant la compatibilité du recours à la visioconférence avec le droit de comparaître personnellement résultant de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que « si la participation de l’accusé aux débats par la vidéoconférence n’est pas, en soi, contraire à la Convention, il appartient à la Cour de s’assurer que son application dans chaque cas d’espèce poursuit un but légitime et que ses modalités de déroulement sont compatibles avec les exigences du respect des droit de la défense, tels qu’établis par l’article 6 de la Convention » (Marcello Viola c./ Italie, 5 octobre 2006, n° 45106/04).
25. En premier lieu, le Conseil d’État observe que, s’agissant des actes d’instruction, il résulte du quatrième alinéa de l’article 706-71 du code de procédure pénale, que le juge d’instruction peut, s’il l’estime justifié, procéder, aux fins d’une bonne administration de la justice, à l’audition ou à l’interrogatoire d’une personne détenue, sans que celle-ci ne puisse s’y opposer, sous réserve de la mise en œuvre des garanties des droits de la défense prévues au sixième alinéa du même article.
26. Par ailleurs, il note que, s’agissant du contentieux de la détention provisoire, il résulte du même article que lorsqu’il s’agit d’une audience au cours de laquelle il doit être statué sur le placement en détention provisoire ou la prolongation de la détention provisoire, le juge des libertés et de la détention ou le président de la juridiction saisie peuvent, s’il l’estiment justifié, avoir recours, aux fins d’une bonne administration de la justice, à un moyen de télécommunication audiovisuelle, la personne détenue pouvant toutefois refuser l’utilisation d’un tel moyen sauf si son transport paraît devoir être évité en raison des risques graves de troubles à l’ordre public ou d’évasion. Il en est de même lorsqu’il doit être statué sur « l’appel portant sur une décision de refus de mise en liberté ou sur la saisine directe de la chambre de l’instruction en application du dernier alinéa de l’article 148 ou de l’article 148-4 du code de procédure pénale par une personne détenue en matière criminelle depuis plus de six mois dont la détention n’a pas déjà fait l’objet d’une décision de prolongation et n’ayant pas personnellement comparu, sans recourir à un moyen de communication audiovisuelle, devant la chambre de l’instruction depuis au moins six mois », comme l’énonce l’article 708‑71 du code de procédure pénale. Dans le cadre de ce contentieux, la mise en œuvre des garanties des droits de la défense prévues au sixième alinéa de l’article 706‑71 du code de procédure pénale est également applicable.
27. En deuxième lieu, le Conseil d’État relève que le dispositif envisagé par le Gouvernement, qui vise ainsi à inverser le principe et l’exception du recours à un moyen de télécommunication audiovisuelle et, s’agissant du contentieux de la détention provisoire, à supprimer toute possibilité pour la personne détenue de s’opposer au recours à un tel moyen, poursuit, outre les objectifs de bonne administration de la justice et du bon usage des deniers publics, principalement celui de sauvegarde de l’ordre public, en ce qu’il a vocation à s’appliquer aux seules personnes détenues, qu’elles soient mises en examen, prévenues, mises en accusation ou condamnées, au titre d’au moins une des infractions mentionnées à l’article 706-73 du code de procédure pénale, soit celles relevant du champ de la criminalité et de la délinquance organisées, ou aux personnes détenues, pour une autre cause, qui doivent comparaître devant le juge d’instruction dans la cadre d’une information judiciaire ouverte du chef d’au moins l’une de ces infractions.
28. Il observe toutefois que le champ d’application du dispositif envisagé par le Gouvernement est ainsi particulièrement large, en ce que, selon les chiffres transmis par le Gouvernement, environ 27 000 personnes sont détenues au titre d’au moins une des infractions mentionnées à l’article 706‑73 du code de procédure pénale, dont près de 10 000 personnes prévenues et près de 17 000 personnes condamnées et que 13 500 personnes par an sont en moyenne mises en cause pour au moins une de ces infractions dans le cadre d’informations judiciaires.
29. Dès lors, compte tenu de ce champ d’application, il estime que le recours, par principe, à un moyen de télécommunication audiovisuelle pour la comparution de l’ensemble de ces personnes détenues, d’une part, devant le juge d’instruction, pour l’ensemble des actes d’instruction nécessitant une telle comparution, soit principalement les interrogatoires, en ce compris les interrogatoires de première comparution, ainsi que les confrontations et, d’autre part, à l’ensemble des audiences relatives au contentieux de la détention provisoire, sans que celles‑ci ne puissent s’y opposer, paraît se heurter à un obstacle de principe, de nature constitutionnelle et conventionnelle, en ce qu’il porterait une atteinte disproportionnée aux droits de la défense, au droit à un recours effectif et au droit à un procès équitable. Il considère en effet que s’agissant de personnes qui sont, par principe, présumées innocentes dans les procédures pour lesquelles elles comparaissent, seul un motif impérieux d’intérêt général peut être de nature à remettre en cause le principe de leur comparution physique devant un juge, en bénéficiant, à leurs côtés, de la présence de leur avocat et, le cas échéant, d’un interprète, ce à quoi ne répond pas le dispositif envisagé par le Gouvernement au regard de son champ d’application.
30. Il considère qu’il pourrait toutefois en aller autrement dans l’hypothèse où, par exemple, le champ d’application du dispositif envisagé serait limité aux seules personnes détenues ayant fait l’objet d’une décision d’affectation au sein d’un quartier de lutte contre la criminalité organisée, ce qui devrait concerner, selon le Gouvernement, 800 personnes au maximum à terme, les critères d’affectation au sein d’un tel quartier, tels que résultant de l’éventuel article L. 224‑5 du code pénitentiaire dans sa rédaction suggérée par le Conseil d’État au point 14 du présent avis, étant de nature à laisser présumer que le transport de ces personnes doit toujours être évité à raison des risques graves de troubles à l’ordre public ou d’évasion. A cet égard, le Conseil d’État relève que l’application d’un tel critère n’est pas susceptible de porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le juge ou le président de la juridiction saisie conservant toujours la possibilité de déroger à l’application d’un tel régime en décidant de la comparution physique de la personne détenue, ni au principe d’égalité devant la loi, au regard de la situation particulière des personnes détenues placées au sein d’un tel quartier de lutte contre la criminalité organisée.
31. Ainsi, si un tel critère devait être retenu, le Conseil d’État estime que le recours à un moyen de télécommunication audiovisuelle pourrait être le principe et la comparution physique de la personne détenue l’exception, sans que la personne détenue ne puisse refuser l’utilisation d’un tel moyen. Le Conseil d’Etat estime que cette règle peut s’appliquer à l’ensemble des actes d’instruction nécessitant une comparution de la personne ainsi qu’aux audiences au cours desquelles il doit être statué sur la détention provisoire. En effet, si, tel que cela a été rappelé au point 23, le Conseil constitutionnel a jugé que la suppression de la possibilité offerte à la personne placée en détention provisoire de s’opposer au recours à un moyen de télécommunication audiovisuelle portait, s’agissant des débats relatifs à la prolongation d’une mesure de détention provisoire, une atteinte excessive aux droits de la défense, il examinait alors une mesure générale fondée sur un objectif de bonne administration et de bon usage des deniers publics, dont il avait relevé qu’elle s’appliquait « y compris lorsque ce recours n'est pas justifié par des risques graves de troubles à l'ordre public ou d'évasion », et avait pris en compte l’état encore perfectible des techniques employées, qui n’offraient pas des conditions suffisamment proches de la comparution physique pour l’exercice des droits de la défense. Le Conseil d’Etat estime, possible de prévoir ce régime dans les limites précisées précédemment, d’une part en raison de la force de l’objectif poursuivi, tenant à l’extrême gravité et à la violence de la menace pour l’ordre public que constituent les réseaux de criminalité organisée, et d’autre part à la particularité de son champ d’application, concernant une population en lien avec ces réseaux. En toutes hypothèses, le Conseil d’État considère qu’il est nécessaire que le juge ou le président de la juridiction saisie conserve toujours la possibilité de décider de la comparution physique de la personne détenue, que les garanties des droits de la défense telles que prévues au sixième alinéa de l’article 706‑71 du code de procédure pénale soient maintenues et que les modalités techniques de mise en œuvre du moyen de télécommunication audiovisuelle permettent d’assurer concrètement l’exercice de ces droits, comme y invitait implicitement le Conseil constitutionnel. A cet égard, le Conseil d’État appelle l’attention du Gouvernement sur la nécessité de déployer les moyens suffisants pour s’assurer que les moyens de télécommunications audiovisuelles mis en œuvre soient conformes à ces exigences.
32. En troisième lieu, le Conseil d’État estime que l’exigence d’une motivation de la décision du juge ou du président de la juridiction de faire comparaître physiquement la personne détenue, dont le Gouvernement souhaite qu’elle soit insusceptible de recours, relève d’une appréciation d’opportunité qui ne se heurte à aucun obstacle de nature constitutionnelle ou conventionnelle.
33. En dernier lieu, le Conseil d’État précise que ces observations sont faites sous réserve de l’application de règlements ou directives européens dans le domaine des procédures transfrontalières.
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du jeudi 13 mars 2025.