Le Sénat a rendu public l'avis du Conseil d'État sur la proposition de loi visant à améliorer l'économie du livre et à renforcer l'équité entre ses acteurs
1. Le Conseil d’État a été saisi le 19 janvier 2021 par le président du Sénat, sur le fondement du dernier alinéa de l’article 39 de la Constitution et de l’article 4 bis de l’ordonnance no 58 1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de la proposition de loi n° 252 visant à améliorer l'économie du livre et à renforcer l'équité entre ses acteurs, déposée par Mme Laure Darcos, sénatrice de l’Essonne.
2. La proposition de loi, divisée en six articles, comporte quatre volets.
Le premier volet (articles 1er et 2) vise à améliorer l’économie du livre, à établir une meilleure équité entre les entreprises de la vente du livre et à accompagner les acteurs de la filière. L’exposé des motifs de la proposition rappelle qu’il s’agit d’un secteur fragile et que le réseau des 3300 librairies indépendantes réparties sur l’ensemble du territoire doit faire l’objet de mesures de soutien. Elle comporte des dispositions à cet effet, en particulier pour protéger ces librairies de la distorsion de concurrence que représente, selon l’auteure de la proposition, la quasi-gratuité des livraisons de livres par les grandes plateformes de vente en ligne (article 1er) et pour prévoir l’octroi de subventions à ces librairies par les communes et leurs groupements (article 2).
Le deuxième volet porte sur l’encadrement des relations entre éditeurs et auteurs, particulièrement, dans les domaines du livre et de la musique, par le recours à des accords interprofessionnels (article 3).
La proposition de loi élargit, en troisième lieu, l’accès au médiateur du livre (article 4).
Elle modernise ensuite les modalités du dépôt légal numérique (article 5).
Elle comporte enfin un article relatif à sa recevabilité financière (article 6).
Après avoir examiné la proposition de loi, le Conseil d’État présente, sur les articles 1 à 5 les observations et suggestions qui suivent.
Il rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la recevabilité financière d’une proposition de loi au regard de l’article 40 de la Constitution, cet examen ayant par hypothèse déjà été effectué, sous leur seule responsabilité, par les autorités compétentes du Sénat préalablement à sa saisine (n° 383170, 1er octobre 2009, avis sur la proposition de loi portant simplification du droit, au rapport public 2010 p. 108).
Amélioration de l’économie du livre (articles 1er et 2)
3. L’article 1er comporte quatre mesures, d’inégale ampleur, modifiant la loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite loi « Lang ».
Tarif réglementé de livraison de livres à domicile
La principale mesure consiste, au 1° de l’article 1er, en la mise en place d’un tarif plancher, sur proposition de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP), pour la livraison de livres à domicile par un détaillant. Ce tarif, fixé par arrêté conjoint des ministres chargés de la culture et de l’économie, tiendrait compte « des tarifs offerts par les opérateurs postaux sur le marché de la vente au détail de livres et de l’impératif de maintien sur le territoire d’un réseau dense de détaillants », le Conseil d’État suggérant à cet égard de se rapprocher de la terminologie usitée dans le code des postes et des communications électroniques en employant plutôt l’expression « tarifs proposés par les prestataires de services postaux ». L’exposé des motifs désigne sans détour une plateforme de vente en ligne comme cible de ce dispositif, ses bénéficiaires étant principalement les librairies physiques de taille modeste, qui subissent comme une distorsion de concurrence contraire à l’esprit de la loi du 10 août 1981 la quasi-gratuité de la livraison à domicile de livres achetés en ligne.
Le Conseil d’État observe, à titre liminaire, que tant le contexte économique et juridique que les questions posées par le 1° de l’article 1er, font écho aux débats ayant abouti au dépôt à l’Assemblée nationale, puis à la discussion et à l’adoption de la proposition devenue loi n° 2014 779 du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres et habilitant le Gouvernement à modifier par ordonnance les dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives au contrat d’édition. Le rapport parlementaire d’évaluation de cette loi (doc. AN n° 862 [XVe législature], 11 avril 2018) est d’ailleurs de nature à pallier partiellement, sur ce thème, l’absence d’étude d’impact inhérente à la procédure de préparation des propositions de loi.
Afin de combler plus complètement cette lacune, le Conseil d’État invite l’auteure à mieux préciser, dans l’exposé des motifs de sa proposition, l’état des lieux économique et juridique, les objectifs poursuivis, la nécessité de légiférer, les raisons pour lesquelles d’autres options que la mesure proposée ne devraient pas être préalablement explorées, l’impact attendu de la mesure proposée, ainsi que ses modalités d’application et d’évaluation.
À cet égard, le Conseil d’État ne peut qu’encourager la commission de la culture, de l’éduction et de la communication du Sénat à consulter l’Autorité de la concurrence, comme le permet l’article L. 462-1 du code de commerce, notamment pour mieux mettre le législateur à même d’apprécier l’état du marché et l’impact sur tous les agents économiques d’une régulation des frais de port des livres par un prix plancher tel que proposé par le texte. En effet, si la livraison de livres à domicile représente par hypothèse l’entièreté des ventes d’un détaillant n’opérant qu’en ligne, connaître le poids relatif des ventes en ligne dans le modèle économique d’un libraire indépendant est un élément indispensable à la bonne appréhension de l’impact réel de la mesure sur le marché de la vente de livres, qu’une analyse récente de l’Autorité de la concurrence, dans sa décision publique n° 19-DCC-132 du 16 juillet 2019 relative à la prise de contrôle exclusif de la société Nature & Découvertes par le groupe Fnac Darty, regarde comme un seul et unique marché. Il serait utile également de disposer d’éléments sur l’importance de la vente en ligne dans l’activité des librairies indépendantes en général.
Un tel état des lieux serait également de nature à mieux permettre d’apprécier la pertinence de la mesure envisagée au regard des objectifs poursuivis, en particulier en ce qui concerne la réalité et l’ampleur de l’effet de report attendu entre les achats en ligne auxquels les lecteurs seraient dissuadés de procéder et les achats en librairie, ainsi que l’effet collatéral sur la vente de livres en général.
Au nombre des différentes options qu’il serait opportun d’explorer, on peut par exemple envisager :
− comme alternatives à une législation nouvelle, la mobilisation des outils de médiation spécifiques à la filière du livre pour préserver l’équilibre inhérent à la loi de 1981 et faire échec au contournement de la notion existante de non-gratuité des frais de port des livres, le recours à des outils existants plus contraignants, telle la répression des prix abusivement bas prévue à l’article L. 420-5 du code de commerce, ou encore la recherche de solutions de marché négociées entre groupements de libraires indépendants et prestataires de services postaux ;
− comme voie législative alternative, la mise en place d’un tarif postal propre à la livraison de livres à domicile, qui existe par exemple en Allemagne, et qu’il s’agirait d’instaurer sous la forme d’un service d’intérêt économique général qui soit à la fois compatible avec la réglementation de l’Union européenne en matière d’aides d’État, et calibré de manière à ne pas peser à l’excès sur les finances publiques.
Sous réserve que soient apportés les éléments complémentaires mentionnés ci-dessus, le Conseil d’État estime possible, en l’absence de jurisprudence sur la conformité à la Constitution de la loi du 10 août 1981 ayant instauré un prix fixe pour la vente au détail de livres, de regarder la mesure proposée comme ne portant pas une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre découlant de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen au regard des finalités d’intérêt général poursuivies, à la condition de considérer, conformément à l’esprit de la loi proposée, les frais de port comme indissolublement liés au prix du livre dont ils ne constituent qu’un accessoire. Cette mesure peut en effet se réclamer de puissants motifs d’intérêt général. Les finalités en jeu sont la préservation de la diversité culturelle – en particulier sous l’angle de la résistance à l’uniformisation des contenus inhérente au modèle économique d’une grande plateforme et aux algorithmes qui régissent son fonctionnement −, le maintien de l’accès de tous les citoyens à la culture (y compris ceux qui n’ont pas aisément accès aux services en ligne) par le contact avec un libraire jouant son rôle d’éveil, de conseil et d’animateur de la vie culturelle dans sa zone d’implantation, ainsi que le soutien à l’économie locale dans les centres-bourgs où ce type de commerce se raréfie. En outre, cette appréciation est indissociable des deux conditions suivantes :
- premièrement, il appartiendra à l’ARCEP dans l’exercice de son pouvoir de proposition, et aux ministres chargés de la culture et de l’économie dans l’exercice de leur pouvoir de décision, de veiller à ce que le tarif fixé ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre ;
- deuxièmement, les travaux préparatoires devront suffisamment démontrer, d’une part, que l’équilibre inhérent à la loi de 1981 dépend étroitement d’une telle mesure propre à empêcher le contournement de cette loi par quelques puissants acteurs économiques, et d’autre part, qu’un tel objectif ne peut pas être atteint par d’autres voies moins attentatoires à la liberté d’entreprendre.
En deuxième lieu, s’agissant de la conformité de la mesure au droit de l’Union européenne, le Conseil d’État confirme la nécessité, déjà identifiée par l’auteure de la proposition de loi, de notifier les dispositions du 1° de l’article 1er à la Commission, en temps utile avant leur adoption, sur le fondement de la directive (UE) n° 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d’information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information. Il observe d’ailleurs que le Gouvernement avait, en cours de discussion de la proposition de loi débattue en 2014, procédé à pareille notification, alors sur le fondement de la directive 98/34/CE, de la mesure de suppression du rabais de 5 % sur le prix du livre neuf pour la vente au détail en ligne, qui s’accompagnait d’une interdiction pour les mêmes détaillants de la gratuité des frais de port, puis avait répondu à l’avis circonstancié émis par la Commission à la suite de cette notification.
À la lumière de ce précédent, le Conseil d’État estime que dans le cadre du dialogue avec la Commission, il sera possible de faire valoir, comme en 2014, l’objectif de préservation de la diversité culturelle déjà reconnu en droit de l’Union comme une impérieuse nécessité d’intérêt général, objectif qui sous-tend l’ensemble de la loi du 10 août 1981 dont la Cour de justice des Communautés européennes avait d’ailleurs, dès 1985, reconnu la compatibilité avec le droit communautaire (CJCE 10 janvier 1985, aff. 229/83, Association des centres distributeurs Édouard Leclerc et autres contre SARL « Au blé vert » et autres ; CJCE 3 octobre 2000, aff. C-9/99, Échirolles Distribution SA contre Association du Dauphiné et autres). En particulier, le Conseil d’État considère que la mesure pourrait être reconnue conforme au droit de l’Union européenne et comme n’introduisant pas de restriction disproportionnée au principe de libre circulation, à la double condition suivante :
- que la mesure ne soit pas considérée au sens étroit, comme instaurant un plancher de frais de port en tant que prestation autonome, mais comme un accessoire du prix fixe du livre, autrement dit un moyen de rétablir l’équilibre inhérent à la loi de 1981, menacé − y compris après la loi du 8 juillet 2014 − par les pratiques commerciales agressives des grandes plateformes de vente en ligne, sur le marché de la vente au détail de livres, même envisagé de manière globale et non sur le seul segment de l’Internet ;
- que l’objectif affiché soit la préservation de la diversité culturelle, et non un objectif purement économique, le levier économique n’étant actionné qu’au service de cette diversité, qui ne saurait être mieux défendue que par le maintien d’un réseau suffisamment dense de détaillants seuls à même, à la différence des grandes plateformes qui par construction tendent à évincer les établissements physiques et à uniformiser les choix proposés aux lecteurs, de promouvoir tous les livres, tous les auteurs, et la création la plus éclectique.
S’agissant des critères retenus pour élaborer la grille tarifaire qui concrétisera le principe d’un prix plancher, le Conseil d’État considère que la combinaison originale entre une référence aux prix proposés par les prestataires de services postaux et la prise en compte d’un impératif de maintien d’un réseau dense de détaillants est de nature à permettre au législateur d’épuiser sa compétence. Il met cependant en garde contre le risque de désincitation à la recherche de l’efficacité et d’atteinte à l’intérêt du consommateur que comporterait la fixation d’un tarif trop élevé. À cet égard, l’expertise préalable de l’Autorité de la concurrence déjà mentionnée sera fort utile, de même qu’une évaluation ex post des impacts de la mesure en vue de son réexamen. Cette évaluation permettra également d’apprécier la réalité des possibilités de contournement de la mesure sur lesquelles le Conseil d’État s’interroge, telles que le recours à des formules d’abonnement à un site de vente en ligne incluant les frais de port des livres, ou l’utilisation de livraisons groupées ne contenant pas uniquement des livres.
Enfin, le Conseil d’État considère que, compte tenu du délai nécessaire à l’ARCEP et aux ministères concernés pour élaborer la grille tarifaire, ainsi que du besoin pour les entreprises concernées de se préparer à cette obligation nouvelle, il serait justifié de reporter de quelques mois l’entrée en vigueur du 1° de l’article 1er, en utilisant, sans l’insérer dans le corps de la loi du 10 août 1981, la formule « Le 1° s’applique aux livraisons effectuées en exécution d’une commande passée à compter du (date) ».
Clarification de la distinction entre livres neufs et d’occasion dans la vente en ligne
4. La deuxième modification de la loi du 10 août 1981 consiste, au 2° de l’article 1er de la proposition, en une précision apportée au même article 1er de la loi « Lang », relative à l’information du consommateur sur l’offre de livres neufs et d’occasion. Il s’agit d’éviter, ainsi que le médiateur du livre a déjà eu l’occasion de le préconiser - y compris sous la forme d’une disposition législative nouvelle -, que soit entretenue dans l’esprit du lecteur une confusion tendant à brouiller la perception du principe du prix unique du livre neuf. Comme le résume l’exposé des motifs, l’intention de l’auteure de la proposition de loi est de mettre fin aux pratiques observées sur ce que l’on appelle les « places de marché » en ligne - c’est-à-dire les plateformes mettant en relation virtuelle vendeurs et acheteurs - par lesquelles de grands sites de vente en ligne mêlent de manière équivoque, en réponse aux requêtes des internautes portant sur tel ou tel livre, les produits qu’ils vendent directement, neufs, comme détaillants au sens de la loi du 10 août 1981, et ceux qui sont proposés à la revente, d’occasion, via la « place de marché » qu’ils hébergent.
Cette mesure, qui fait entrer la loi dans un degré de détail qui n’est pas incohérent avec l’économie générale de la loi de 1981, à la condition toutefois de renvoyer au décret d’application prévu la précision « en particulier les sites internet et les applications mobiles », n’appelle pas d’autre commentaire de la part du Conseil d’État que la suggestion de reporter de quelques mois son entrée en vigueur, afin que les entreprises concernées puissent s’y préparer.
Resserrement de la pratique des soldes de livres
5. La troisième modification proposée de la loi « Lang », au 3° de l’article 1er, concerne les soldes de livres neufs, dont le régime est prévu à l’article 5 de cette loi, en vertu duquel les détaillants peuvent pratiquer des prix inférieurs au prix fixe de vente au public sur les livres édités ou importés depuis plus de deux ans, et dont le dernier approvisionnement remonte à plus de six mois. La mesure proposée, également inspirée sur ce point d’une recommandation du médiateur du livre, entend empêcher le contournement de la loi par un éditeur qui, sans modifier le prix par lui fixé comme éditeur, entendrait procéder à des ventes directes comme détaillant à prix « cassés ». Le texte retient ici l’option radicale, non proposée par le médiateur, consistant à interdire le régime des soldes aux éditeurs dans leurs activités de détaillants.
Le Conseil d’État estime que, telle qu’elle est rédigée, la mesure enfreint le principe d’égalité sans justification suffisante. Il invite par conséquent l’auteure de la proposition de loi à examiner dans quelle mesure il serait envisageable de substituer à ce principe d’interdiction une condition de mise en œuvre du régime des soldes, qui consisterait à ne l’autoriser pour les éditeurs dans leurs activités de détaillants que s’ils sont en mesure de gérer, matériellement et comptablement, deux stocks distincts, l’un affecté à l’activité d’éditeur destiné à fournir les détaillants, et l’autre destiné à leur propre activité de vente directe aux particuliers.
Là encore, le Conseil d’État suggère de reporter l’entrée en vigueur de ces dispositions de quelques mois.
Agents chargés du contrôle de l’application de la loi du 10 août 1981
6. La quatrième et dernière modification proposée de la loi de 1981, au 4° de l’article 1er, revient sur les dispositions introduites en 2014 par l’article 142 de la loi n° 2014 344 du 17 mars 2014 relative à la consommation pour instaurer la possibilité, au bénéfice du ministre chargé de la culture, d’habiliter des agents de son ministère à veiller au respect de la loi du 10 août 1981 ; y avaient à cette fin été insérés les articles 8 1 à 8 7 définissant leurs pouvoirs d’enquête et de police judiciaire. Jusqu’alors, la loi ne prévoyait, en son article 8, que la possibilité pour les professionnels, ainsi que pour les associations agréées de défense de consommateurs, d’engager des actions en cessation ou en réparation d’infractions. La présente proposition de loi entend confier aux agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ce que la loi du 17 mars 2014 a confié aux agents assermentés relevant du ministère de la culture, c’est-à-dire, en pratique, des agents du réseau des directions régionales des affaires culturelles (DRAC).
Le Conseil d’État considère que ce choix, qui au demeurant fait écho à une proposition émise dans des rapports au Gouvernement antérieurs à la loi du 17 mars 2014(1) , ne soulève pas d’objection au plan juridique mais il suggère à l’auteure de la proposition de loi, sur le terrain de l’opportunité administrative, de prévoir plutôt, dans un souci de bonne utilisation des moyens disponibles qui ne nécessiterait que la mise en place d’une coordination à l’échelon local, une compétence de droit commun des agents de la DGCCRF qui s’ajoute à celle des agents des DRAC sans s’y substituer.
Attribution de subventions aux petites librairies indépendantes par les communes ou leurs groupements (article 2)
7. Cet article de la proposition de loi est calqué sur le modèle des subventions communales aux petites salles de cinéma issues de la loi n° 92 651 du 13 juillet 1992 relative à l’action des collectivités locales en faveur de la lecture publique et des salles de spectacle cinématographique, dite loi « Sueur », dont les dispositions correspondantes ont été codifiées à l’article L. 2251 4 du code général des collectivités territoriales. Il est ainsi proposé d’ajouter, à la fin du chapitre de ce code consacré aux aides économiques octroyées par la commune, un article L. 2251 5 nouveau donnant la possibilité aux communes ou établissements publics de coopération intercommunale de subventionner des librairies existantes. Le dernier alinéa de l’article nouveau reprend le principe d’une convention conclue entre la librairie et la commune qui figurait dans la loi « Sueur ». Il reprend également des dispositions qui, pour les salles de cinéma, figurent au niveau réglementaire (article R. 1511-43, issu du décret n° 94-1218 du 29 décembre 1994), s’agissant de la limitation du montant de la subvention à 30 % du chiffre d’affaires annuel. L’article 2 contient deux ajouts par rapport à ce modèle issu de la loi « Sueur », repris de l’article 1464 I du code général des impôts, tenant au champ d’application de la mesure : d’une part, celle-ci est réservée aux PME dans la définition qu’en donne le droit de l’Union européenne (annexe I au Règlement (UE) n° 651/2014 du 17 juin 2014, dit Règlement général d’exemption par catégorie) ; d’autre part, sont seules concernées les librairies indépendantes (i.e. détenues ou contrôlées par des personnes physiques et non liées à une enseigne commerciale). Comme le précise toutefois l’exposé des motifs, l’éligibilité à la subvention ne dépend pas de la détention d’un label, typiquement celui de « librairie indépendante de référence » (LIR), label ouvrant droit notamment à un soutien fiscal.
Ce dernier point conduit, en premier lieu, le Conseil d’État à préciser que, contrairement à ce qu’indique l’exposé des motifs (p. 5), ce n’est pas un dispositif fiscal mais un dispositif purement budgétaire qu’introduit l’article 2. Un dispositif de soutien fiscal sous forme d’exonération volontaire de contribution économique territoriale (articles 1464 I et 1464 I bis du code général des impôts pour la cotisation foncière des entreprises ; I et II de l’article 1586 nonies du même code pour la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises) existant déjà au bénéfice des librairies attributaires du label « librairie indépendante de référence » mais aussi, depuis l’entrée en vigueur de l’article 174 de la loi de finances pour 2019, aux autres librairies indépendantes ayant le statut de PME ou d’entreprise de taille intermédiaire, le Conseil d’État invite l’auteure de la proposition de loi à documenter autant que possible, dans l’exposé des motifs, les effets attendus de ce cumul d’aides, ou bien à expliquer pourquoi il conviendrait de compléter par un mécanisme de subvention les éventuelles insuffisances du dispositif fiscal existant.
De même, en deuxième lieu, le Conseil d’État suggère de compléter aussi l’exposé des motifs par un développement expliquant en quoi seraient insuffisantes ou inadaptées les dispositions du code général des collectivités territoriales gouvernant les aides aux entreprises, en particulier les articles L. 1511-2 (pour les aides aux entreprises en difficulté), L. 1511-3 (pour les aides en matière immobilière) et L. 2251-3 (pour les aides en milieu rural ou dans une commune comprenant un quartier prioritaire de la politique de la ville).
Dans le même ordre d’idées, le Conseil d’État invite l’auteure de la proposition à expliciter l’apport de la mesure proposée au regard du dispositif des conventions territoriales tripartites entre l’État (à travers les préfectures et les DRAC), les régions et le Centre national du livre (CNL), existant depuis 2014, évalué par l’État en 2017 et de nouveau en cours d’évaluation par le CNL en 2021.
Sous réserve des réponses qui seraient apportées aux deux points précédents, le Conseil d’État observe en troisième lieu que, compte tenu de la situation économique fragile dans laquelle se trouvent les librairies indépendantes, rappelée à grands traits dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, il n’est pas incohérent de compléter, comme le fait l’article 2, le chapitre du code général des collectivités territoriales qui débute par l’article L. 2251-1 aux termes duquel : « L’État a la responsabilité de la conduite de la politique économique et sociale ainsi que de la défense de l’emploi. / Néanmoins, sous réserve du respect de la liberté du commerce et de l’industrie et du principe d’égalité des citoyens devant la loi, la commune peut intervenir en matière économique et sociale dans les conditions prévues au présent chapitre […]. » En droit, le Conseil d’État estime que les critères retenus pour l’éligibilité aux subventions susceptibles d’être attribuées par les communes ou leurs groupements conduisent à regarder la mesure comme conforme aux principes constitutionnels rappelés par le second alinéa précité de l’article L. 2251-1, mais qu’au regard du droit de l’Union européenne en matière d’aides d’État, la dispense de notification préalable de l’article 2 à la Commission européenne devrait être subordonnée à l’ajout d’un dernier alinéa ainsi libellé, par analogie avec ce qui est prévu, pour le dispositif d’exonération fiscale, aux articles déjà mentionnés du code général des impôts : « Le bénéfice des subventions prévues au présent article est subordonné au respect de l’article 53 du règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 mentionné au 1° ». Cet article 53 précise en effet à quelles conditions les aides publiques en faveur de la culture sont compatibles avec les articles 107 et 108 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatifs aux aides d’État.
Le Conseil d’État estime en outre qu’il convient, pour assurer le respect des articles 34 et 37 de la Constitution, à l’instar de la répartition opérée entre les articles L. 2251-4 et R. 1511-43 du code général des collectivités territoriales mentionnés ci-dessus pour les aides aux salles de cinéma, de renvoyer au décret en Conseil d’État la précision tenant au montant maximal de l’aide en proportion du chiffre d’affaire annuel figurant à l’alinéa 9 de l’article 2 de la proposition de loi.
Enfin, le Conseil d’État suggère d’ajouter les mots « ou le groupement » à la fin de l’article 2 dans le texte de la proposition et par ailleurs, de reporter au 1er janvier suivant l’adoption de la loi l’entrée en vigueur de cette possibilité de dépense nouvelle, afin de la faire coïncider avec le début d’un exercice budgétaire pour les collectivités concernées.
Renforcement de l’équilibre des relations entre les auteurs et les éditeurs notamment dans les domaines du livre et de la musique (article 3)
8. Le contrat d’édition est, aux termes de l’article L. 132 1 du code de la propriété intellectuelle (CPI), « le contrat par lequel l'auteur d'une œuvre de l'esprit ou ses ayants droit cèdent à des conditions déterminées à une personne appelée éditeur le droit de fabriquer ou de faire fabriquer en nombre des exemplaires de l'œuvre ou de la réaliser ou faire réaliser sous une forme numérique, à charge pour elle d'en assurer la publication et la diffusion. »
La proposition de loi s’applique à faire évoluer certaines des règles applicables aux relations entre auteurs et éditeurs, avec l’objectif de permettre l’établissement de relations équilibrées et loyales, dans un cadre sécurisé pour chacune des deux parties tenant compte des accords professionnels intervenus dans le secteur, dans les domaines du livre et de la musique.
Relations entre auteur et entreprise d’édition en cas de cessation d’activité de celle-ci
9. La proposition complète d’abord les dispositions de l’article L. 132 15 du CPI, qui figure dans les dispositions générales relatives au contrat d’édition, non spécifiques au livre, pour améliorer l’information des auteurs sur l’exploitation des œuvres éditées lorsque la cessation d’activité de l’entreprise d’édition est prononcée. Elle prévoit en pareille hypothèse qu’une reddition de comptes est établie à destination de chaque auteur sous contrat avec l’entreprise d’édition, faisant apparaître pour chaque ouvrage vendu le montant des droits dus à l’auteur au titre de ces ventes, ainsi que le nombre d’exemplaires disponibles. L’exigence de précision sur le nombre d’exemplaires disponibles à la date de cessation porte non seulement sur les stocks de l’éditeur mais aussi sur les stocks existant chez le ou les distributeurs de l’entreprise d’édition et dans les réseaux de vente au détail. Elle est ainsi plus exigeante que l’obligation de reddition périodique des comptes par l’éditeur sur les exemplaires qu’il a vendus, énoncée à l’article L. 132 13 du CPI. L’exhaustivité de la reddition des comptes souhaitée à la date de cessation d’activité de l’entreprise d’édition est justifiée non seulement par la nécessaire transparence des relations contractuelles entre les auteurs et les éditeurs, mais aussi par l’objectif d’éclairer l’exercice du droit de préemption des auteurs sur les exemplaires invendus, prévu au dernier alinéa de l’article L. 132 15 du CPI. Elle implique toutefois une connaissance exacte par l’éditeur des stocks des distributeurs – généralement mandataires de l’éditeur – et des détaillants, sans, dans la rédaction retenue, qu’une obligation d’information soit énoncée à la charge de ceux-ci. Le Conseil d’Etat suggère en conséquence que la rédaction précise que l’éditeur fournit à l’auteur les informations qu’il a recueillies auprès des distributeurs et des détaillants sur le nombre d’exemplaires restant disponibles. Dès lors qu’il paraît nécessaire que les éditeurs complètent leurs systèmes d’information à la suite de cette nouvelle disposition, le Conseil d’Etat propose de prévoir que son entrée en vigueur soit différée de six ou douze mois.
La proposition de loi améliore par ailleurs, par une modification apportée au même article L. 132 15, la reprise de ses droits par l’auteur en cas de cessation d’activité ou de liquidation judiciaire de l’entreprise d’édition. Dans les dispositions en vigueur, il incombe à l’auteur de demander la résiliation du contrat qui le lie à l’éditeur lorsque l’activité de l’entreprise a cessé depuis trois mois ou lorsque la liquidation judiciaire est prononcée. En prévoyant la résiliation du contrat de plein droit, et non plus à l’initiative de l’auteur, et en portant de trois à six mois le délai au terme duquel il est mis fin au contrat, la proposition de loi unifie et simplifie les conditions de résiliation du contrat d’édition. Elle s’appliquerait immédiatement aux cessations d’activité ou liquidations judiciaires d’entreprises d’édition s’il en advient et n’appelle pas d’observation particulière.
Prise en compte des accords professionnels intervenus dans le secteur du livre et dans le secteur de la musique
10. Le droit de la propriété intellectuelle tire une part de son effectivité de son appropriation par les acteurs des secteurs concernés, et a traditionnellement renvoyé « aux usages de la profession » les modalités d’application de certains des principes édictés par la loi. Pour définir ces usages, le législateur et les professionnels ont transposé pour le droit de la propriété intellectuelle les techniques éprouvées de la négociation collective applicables en droit du travail, en renvoyant la fixation de certaines des modalités d’application de la loi non au pouvoir réglementaire mais à des accords conclus entre organisations professionnelles.
Secteur du livre
11. Dans le domaine du livre, l’ordonnance n° 2014-1348 du 12 novembre 2014 a adapté plusieurs dispositions du code de la propriété intellectuelle et a introduit dans ce code un article L. 132 17 8 renvoyant la fixation des modalités d’application de neuf dispositions législatives régissant le livre imprimé et le livre numérique, à un accord qui, à la condition de traiter de l’ensemble de ces dispositions, peut être rendu obligatoire, par un arrêté d’extension du ministre chargé de la culture, à l’ensemble des auteurs et éditeurs du secteur. L’article prévoit qu’en cas de carence d’accord, un décret en Conseil d’Etat fixe les modalités d’application de la loi. Un accord a été signé entre le Conseil permanent des écrivains et le Syndicat national de l’édition le 1er décembre 2014 et étendu par arrêté de la ministre de la culture le 1er décembre 2014.
La proposition de loi entend tirer les conséquences d’un nouvel accord interprofessionnel signé par les mêmes organisations le 29 juin 2017 relatif à la provision pour retours et à la compensation intertitres. A cette fin la proposition introduit dans le CPI deux dispositions de principe traitant de ces questions, puis complète l’article L. 132 17 8 pour prévoir une négociation sur leurs modalités d’application avant une extension possible.
Provision pour retours
En ce qui concerne la provision pour retours (qu’il conviendrait pour plus de précision de désigner comme « provision pour retours d’exemplaires invendus »), le texte instaure la faculté, pour le contrat d’édition d’un livre sous forme imprimée, de prévoir une telle provision à condition d’en déterminer le taux et l’assiette ou à défaut le principe de calcul, et complète en conséquence les règles de reddition annuelle des comptes par l’éditeur à l’auteur.
Pour son application dans le temps la proposition doit s’entendre comme rendant applicables les modalités d’inscription de la provision qu’elle fixe à tous les nouveaux contrats conclus après l’extension de l’accord, dès lors qu’ils retiennent le principe d’une provision, et obligeant à une mise en conformité dans les trois ans suivant cette extension pour les contrats conclus antérieurement à la loi qui ont prévu le principe d’une provision. Au prix d’une précision de la rédaction en ce sens, il apparaît au Conseil d’Etat que cette disposition d’ordre public apporte une modification de portée limitée aux situations contractuelles en cours et n’appelle pas d’observation.
Compensation intertitres
La proposition de loi précise que les droits issus de l’exploitation de plusieurs livres d’un même auteur (imprimés ou numériques), régis par des contrats d’édition distincts, ne peuvent pas être compensés entre eux sauf convention contraire, distincte des contrats d’édition, et conclue dans les conditions prévues par l’accord professionnel rendu obligatoire mentionné à l’article L. 132 17 8. La mesure ne s’applique qu’aux contrats nouveaux et n’appelle pas de remarques particulières.
Secteur de la musique
12. La proposition de loi entend tirer les conséquences de l’accord signé le 4 octobre 2017 entre des organisations professionnelles représentatives des éditeurs de musique et des auteurs d’œuvres musicales et relatif à un « code des usages et des bonnes pratiques de l'édition des œuvres musicales ».
Elle introduit, immédiatement après la sous-section du CPI relative aux « Dispositions particulières à l’édition d’un livre », une nouvelle sous-section relative aux « Dispositions particulières à l’édition d’une œuvre musicale » comportant un article unique numéroté L. 132 17 9 qui prévoit « (…) l’extension des accords relatifs aux obligations respectives des auteurs et des éditeurs de musique, à la sanction de leur non-respect et traitant des usages professionnels (…) ».
Si l’auteure de la proposition de loi entend ainsi reprendre, dans le secteur de l’édition musicale, la technique normative éprouvée dans le secteur du livre, le Conseil d’Etat relève que le renvoi opéré aux accords intervenus dans le secteur de la musique pour fixer les modalités d’application de la loi présente un caractère très général, contrairement à la rédaction retenue pour le livre à l’article L. 132 17 8 du CPI. Afin que le législateur exerce pleinement sa compétence, le Conseil d’Etat recommande que le texte donne avec suffisamment de précision la liste de celles des dispositions de la loi dont il reviendra à l’accord de fixer les modalités d’application.
Elargissement de la saisine du médiateur du livre (article 4)
13. L’article 144 de la loi n° 2014 344 du 17 mars 2014 relative à la consommation soumet à une conciliation préalable mise en œuvre par le médiateur du livre les litiges relatifs à l'application de la loi n° 81 766 du 10 août 1981 relative au prix du livre et de la loi n° 2011 590 du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique. La loi prévoit que le médiateur du livre, qui peut se saisir d’office, « peut être saisi par tout détaillant, toute personne qui édite des livres, en diffuse ou en distribue auprès des détaillants, par toute organisation professionnelle ou syndicale concernée, par les prestataires techniques auxquels ces personnes recourent ou par le ministre intéressé ». La proposition de loi vient compléter cette liste en y ajoutant les auteurs ou toute organisation de défense des auteurs. Elle comble ainsi utilement une lacune du texte et assure sa cohérence avec l’article 8 de la loi du 10 août 1981 qui prévoit qu’en cas d’infraction à ses dispositions, « les actions en cessation ou en réparation peuvent être engagées, notamment par tout concurrent, association agréée de défense des consommateurs ou syndicat des professionnels de l’édition ou de la diffusion de livres ainsi que par l’auteur ou toute organisation de défense des auteurs ».
Modernisation des règles du dépôt légal numérique (article 5)
Champ d’application du dépôt légal
14. Le dépôt légal structure depuis plusieurs siècles la constitution de la mémoire documentaire de la France, en assurant l’entrée dans les collections nationales de la production éditoriale diffusée sur le territoire national et sa conservation pérenne pour les générations à venir. Les règles principales du dépôt légal auprès des principaux organismes dépositaires - la Bibliothèque nationale de France (BNF), l’Institut national de l’audiovisuel (INA), le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) - sont codifiées aux articles L. 131 1 à L. 133 1 du code du patrimoine.
Selon l’article L. 131 1de ce code, il est organisé « en vue de permettre la collecte et la conservation des documents mentionnés à l’article L. 131 2, la constitution et la diffusion de bibliographies nationales » et la « consultation », dans des conditions respectueuses des secrets protégés par la loi et de la législation relative à la propriété intellectuelle, sauf exceptions prévues par la loi.
La notion de « document » au sens de la législation sur le dépôt légal recouvre des éléments d’une grande diversité, les catégories de documents soumis à dépôt légal ayant été régulièrement élargies au fil des innovations techniques permettant la fixation et la diffusion des expressions de la pensée.
La règle générale historique du dépôt légal (article L. 132 1) est celle, à la charge du déposant, de la « remise » du document ou de son « envoi » à l’organisme dépositaire.
La loi n° 2006 961 du 1er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information (dite DADVSI) a fait entrer dans le champ des documents soumis au dépôt légal « les signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature faisant l’objet d’une communication au public par voie électronique » et a ajouté à la liste des personnes auxquelles incombe l’obligation de dépôt fixée à l’article L. 132 2 « i) celles qui éditent ou produisent en vue de la communication au public, au sens du 2ième alinéa de l’article 2 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, les signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature. ». Sont par conséquent considérés comme des « documents » soumis au dépôt légal aussi bien des services de communication au public par voie électronique que les contenus numériques véhiculés par ces services et mis à disposition du public ou de catégories de public lorsqu’ils sont édités ou produits par ces services. En revanche, sont exclus du dépôt légal, parce qu’ils ne sont pas destinés au public ou à une catégorie de public au sens des articles L. 131-1 et L. 131-2 du code, les contenus ayant le caractère de correspondance privée, ce qui recouvre une large partie des services ou parties de services couramment dénommés réseaux sociaux.
Nécessité d’une adaptation des modalités du dépôt légal numérique
15. Pour les services de communication au public par voie électronique et les contenus qu’ils diffusent, la loi DADVSI, intervenue à une époque où l’essentiel des contenus disponibles sur Internet étaient accessibles à tous gratuitement et sans cryptage, a introduit dans le code du patrimoine un article L. 132 2 1 organisant une modalité originale d’entrée dans le dépôt légal de ces services : elle a habilité les organismes dépositaires à collecter eux-mêmes les services de communication au public par voie électronique et leurs contenus auprès des personnes mentionnées au i de l’article L. 132 2 selon des procédures automatiques (collecte par moissonnage) et précisé que « la mise en œuvre d’un code ou d’une restriction d’accès par ces personnes ne peut faire obstacle à la collecte par les organismes dépositaires ».
Toutefois, au cours de la décennie écoulée, les services et contenus destinés au public ou à une catégorie de public sont très largement devenus payants ou communiqués sous clés d’accès, parfois pour des durées limitées. Comme cela a été indiqué par les organismes dépositaires au cours d’une réunion de travail, ceux-ci ont progressivement rencontré de plus en plus de difficultés pour organiser la collecte des contenus diffusés par les services de communication au public en ligne non librement accessibles.
La proposition de loi entend corriger l’inadaptation des modes de collecte sur Internet ainsi constatée avec le temps. Pour la bonne compréhension de la réforme proposée, l’exposé des motifs gagnerait à mieux rendre compte des évolutions des usages et de l’économie de l’Internet qui la justifient.
16. Le texte propose d’abord de modifier l’article L. 131 1 et de réécrire l’article L. 131 2 du code du patrimoine pour y inclure les services de communication au public par voie électronique et les documents numériques communiqués au public depuis ces services. Le Conseil d’Etat relève cependant qu’en l’état des textes, tels qu’il les a analysés au point 14, le dépôt légal des services de communication au public par voie électronique et de leurs contenus, sous réserve du respect du droit de la propriété intellectuelle et des correspondances privées, est d’ores et déjà obligatoire. La réécriture de l’article L. 131 2 apparait en conséquence inutile tout comme la modification de l’article L. 131 1, celle du i de l’article L. 132 2, ou la substitution du terme « recueil » au terme « collecte ».
En revanche, le Conseil d’Etat estime utile de préciser aux a, c, d, e, g, et h de l’article L. 132 2 que l’obligation de dépôt qui incombe aux personnes qui éditent ou importent les documents mentionnés à ces alinéas s’étend aux documents sous forme numérique, même si l’article L. 131 2 place déjà dans le champ du dépôt « tous les procédés techniques de production, d’édition ou de diffusion ». Il importe en effet que les importations, au sens du dernier alinéa de cet article (« Sont réputés importateurs au sens du présent article ceux qui introduisent sur le territoire national des documents édités ou produits hors de ce territoire »), de documents numériques soient clairement incluses dans les obligations de dépôt des personnes visées à ces alinéas, dès lors que les personnes mentionnées au i ne sont visées qu’en tant qu’elles sont établies en France. Le Conseil d’Etat souligne que l’inclusion dans le champ du dépôt légal numérique d’éditeurs ou de producteurs de services de communication au public par voie électronique établis hors de France mais se destinant à tout ou partie du public français, si elle est souhaitée par les organismes dépositaires et mérite sans doute d’être étudiée à terme, au regard de leur importance, pose des questions de territorialité du droit et de conformité avec le droit de l’Union européenne qui dépassent le cadre de la présente proposition de loi.
17. La proposition substitue ensuite, à l’interdiction, énoncée à l’article L. 132 2 1 en vigueur, d’opposer un obstacle technique aux actes de captation incombant aux organismes dépositaires de documents, une obligation de transmission à la charge des déposants des documents numériques qui ne sont pas librement accessibles aux dépositaires. Cette disposition relève de la loi dès lors qu’elle revient sur l’exception à l’obligation générale de transmission à la charge des déposants qu’avait instituée la loi DADVSI pour les services de communication au public par voie électronique. Elle doit bien sûr s’entendre comme imposant cette obligation sous réserve du respect du droit de propriété intellectuelle.
L’intérêt général qui s’attache à la conservation des documents en cause dans le patrimoine national (Conseil constitutionnel, décision n° 2006 540 DC du 27 juillet 2006, cons. 71) justifie cette charge, qui n’est pas différente dans son principe de celle supportée par les déposants de documents non numériques, et qui n’exige pas de déploiements informatiques très complexes. L’atteinte, extrêmement limitée, à la jouissance de propriété des déposants, apparait justifiée, adaptée et proportionnée aux besoins du dépôt légal.
La rédaction nouvelle des deux premiers alinéas de l’article L. 132 2 1 proposée par le texte peut être clarifiée afin de laisser aux déposants la plus grande latitude possible de choix de procédure de dépôt, soit qu’ils décident de lever eux-mêmes les codes ou restrictions d’accès au seul bénéfice du dépositaire alors qu’ils les opposent au public, soit qu’ils conviennent, par accord avec le dépositaire, d’un mode de collecte « ouvert » opéré directement par ce dernier.
Le Conseil d’Etat suggère également, pour lever tout doute sur les obligations incombant aux déposants mentionnés aux a, c, d, e, g, et h de l’article L. 132 2 pour le dépôt légal de leurs documents numériques, d’insérer un article L. 132 2 2 dans le code aux fins de préciser que ces personnes procèdent à ce dépôt selon les modalités fixées aux deux premiers alinéas de l’article L. 132 2 1.
Détermination par des accords professionnels des modalités techniques de sécurisation de la transmission et de la conservation des documents numériques déposés
18. La proposition de loi introduit dans le code du patrimoine un nouvel article L. 132 7 qui prévoit la négociation obligatoire d’accords, entre les organismes dépositaires et les organisations professionnelles des personnes soumises à obligation de dépôt légal, aux fins de déterminer « les modalités de sécurisation de transmission et de conservation des documents déposés sous un format (numérique) dépourvu de mesure technique de protection pour en permettre, dans des conditions garantissant leur non dissémination, la reproduction par les organismes dépositaires à des fins de conservation et de consultation pérennes ». A défaut d’accords dans l’année suivant la promulgation de la loi, un décret en Conseil d’Etat fixe ces modalités.
Le mode de consultation en vigueur des documents déposés est prévu à l’article L. 132 4 du code du patrimoine. Il s’agit de « la consultation de l’œuvre sur place par des chercheurs dûment accrédités par chaque organisme dépositaire sur des postes individuels de consultation dont l’usage est exclusivement réservé à ces chercheurs ». Le recours à des accords professionnels pour déterminer les modalités de sécurisation de transmission, de conservation et de reproduction des documents déposés apparaît pertinent.
S’agissant de la durée laissée pour parvenir à la conclusion d’accords, le Conseil d’Etat propose de la porter à dix-huit mois compte tenu des spécifications qu’ils comporteront et qui sont susceptibles de demander du temps d’élaboration et de validation.
Le Conseil d’Etat préconise que les accords puissent être rendus obligatoires à l’ensemble des déposants mentionnés à l’article L. 132-7 par arrêté du ministre compétent. Le caractère très technique des mesures en cause justifie qu’intervienne en cas de carence des parties, non un décret en Conseil d’Etat mais un arrêté du même ministre.
19. Compte tenu des aménagements qu’il propose d’apporter à l’article 5 de la proposition de loi, le Conseil d’Etat, dans un souci de clarté, suggère une rédaction alternative présentée en annexe au présent avis.
Inclusion des éditeurs et agences de presse à l’article L. 132-5 du code de patrimoine
20. Aux termes de cet article : « L’artiste-interprète, le producteur de phonogrammes ou de vidéogrammes ou l’entreprise de communication audiovisuelle ne peut interdire la reproduction et la communication au public des documents mentionnés à l’article L. 131 2 dans les conditions prévues à l’article L. 132 4 ». Le texte ajoute à la liste les éditeurs de presse et les agences de presse, titulaires d’un droit voisin au droit d’auteur depuis la loi n° 2019 775 du 24 juillet 2019. Cet ajout n’appelle pas d’observation.
Application outre-mer de la proposition de loi
21. Le Conseil d’État invite l’auteure de la proposition de loi à compléter ses articles 2, 3 et 5 des dispositions nécessaires à leur correcte application dans les collectivités d’outre-mer relevant de l’article 74 de la Constitution, en sollicitant en tant que de besoin l’expertise de la direction générale des outre-mer.
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’État dans sa séance du jeudi 11 mars 2021.
(1) : Pierre-François Racine, rapport du 8 mars 2012 aux ministres du budget et de la culture sur les mesures d’accompagnement à prévoir à l’occasion du relèvement du taux réduit de TVA dans le secteur du livre (p. 7)
Annexe - Rédaction suggérée pour l’article 5
Article 5
Le titre III du livre Ier du code du patrimoine est ainsi modifié :
1° Au premier alinéa de 1' article L. 132 1, après le mot : « exemplaires » sont insérés les mots : « , ou en son acheminement par voie électronique » ;
2° Les a, c, d, e, g et h de l’article L. 132 2 sont complétés par les mots : «, y compris sous forme numérique » ;
3° Les deux premiers alinéas de l’article L. 132 2 1 sont ainsi rédigés :
« Les organismes dépositaires mentionnés à l’article L. 132 3 procèdent, conformément aux objectifs définis à l’article L. 131 1, auprès des personnes mentionnées au i de l’article L. 132 2, à la collecte des signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature mis à la disposition du public ou de catégories de public lorsqu’ils leur sont librement accessibles. Ils peuvent procéder eux-mêmes à cette collecte selon des procédures automatisées dont ils informent les personnes mentionnées au i de l’article L. 132 2 ou en déterminer les modalités en accord avec ces personnes.
« Les personnes mentionnées au i de l’article L. 132 2 transmettent par voie électronique aux organismes dépositaires, dans les conditions définies à l’article L. 132 7, et lorsqu’ils ne sont pas librement accessibles à ceux-ci, les signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature mis à la disposition du public ou de catégories de public qu’elles éditent ou produisent. » ;
4° Après l’article L. 132 2 1 est inséré un article L. 132 2 2 ainsi rédigé :
« Les personnes mentionnées aux a, c, d, e, g et h de l'article L. 132 2 déposent les documents numériques selon les modalités fixées aux deux premiers alinéas de l’article L. 132 2 1. » ;
5° A l'article L. 132-5, après le mot : « vidéogrammes », sont insérés les mots : « , 1'éditeur de presse ou 1' agence de presse » ;
6° Le chapitre II est complété par un article L. 132 7 ainsi rédigé :
« Art. L. 132 7. ‒ Les personnes mentionnées aux a, c, d, e, g, h et i de l'article L. 132 2 recourant au dépôt légal par voie électronique selon les modalités fixées au deuxième alinéa de l’article L. 132 2 1 procèdent dans un format dépourvu de mesure technique de protection pour permettre, dans des conditions de sécurisation garantissant leur non dissémination, la reproduction des documents par les organismes dépositaires à des fins de conservation et de consultation pérennes.
« Les organismes dépositaires concluent avec les organisations professionnelles des déposants des accords déterminant les modalités de sécurisation de transmission et de conservation des documents déposés sous ce format.
« Les accords peuvent être rendus obligatoires à l’ensemble des personnes mentionnées au premier alinéa par arrêté du ministre chargé de la culture.
« A défaut d'accord dans un délai de dix-huit mois à compter de la publication de la loi n° du visant à améliorer 1'économie du livre et à renforcer 1'équité entre ses acteurs, ces modalités sont fixées par arrêté du ministre chargé de la culture. »