L'Assemblée nationale a décidé de rendre public l'avis rendu par le Conseil d’État sur la proposition de loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises
CONSEIL D’ETAT
Assemblée générale
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Séance du jeudi 16 janvier 2020
Section de l’intérieur
N° 399419
EXTRAIT DU REGISTRE DES DELIBERATIONS
AVIS SUR LA PROPOSITION DE LOI
visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises
1. Saisi le 9 décembre 2019 sur le fondement du cinquième alinéa de l’article 39 de la Constitution de la proposition de loi enregistrée le 11 septembre 2019 à la présidence de l’Assemblée nationale visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises, présentée par M. Pierre Morel-à-L’Huissier et 62 autres députés, le Conseil d’Etat, après en avoir examiné le contenu, formule les observations et suggestions qui suivent.
La proposition de loi vise à reconnaître la spécificité de certains « bruits et effluves » dont l’exposé des motifs considère qu’ils sont « partie intégrante de la vie rurale », tels par exemple que les chants ou cris des animaux, les odeurs caractéristiques de leurs habitats, des champs ou des forêts, ou encore les sons et émanations propres à certains environnements des campagnes françaises. Elle tend en particulier à répondre au développement des litiges de voisinage engagés par des néoruraux qui estiment que ces « émissions » constituent des nuisances. Plusieurs affaires récemment médiatisées ont pu donner écho à cette situation.
2. Dans cette perspective, la proposition de loi s’assigne un double objectif : d’une part, reconnaître et protéger un « patrimoine sensoriel des campagnes françaises », d’autre part, exclure que les éléments composant ce patrimoine puissent être qualifiés de troubles anormaux de voisinage.
3. Pour mettre en œuvre ces objectifs, la proposition comprend des dispositions tendant à :
- créer, au sein du livre VI du code du patrimoine, un titre VI spécifiquement consacré au « patrimoine sensoriel des campagnes » ;
- instaurer une procédure d’inscription des « émissions sonores et olfactives » constitutives de ce patrimoine et à cette fin mettre en place une commission départementale du patrimoine sensoriel des campagnes ;
- prévoir que les « émissions sonores ou olfactives » inscrites au patrimoine sensoriel des campagnes ne peuvent être considérées comme des troubles anormaux de voisinage.
4. Le Conseil d’Etat estime que l’objectif poursuivi par le texte de préservation de la biodiversité et des modes de vie dans le monde rural ainsi que celui de prévention des conflits sont tous deux légitimes et observe que le sujet traité, à première vue anodin, recouvre en réalité des questions profondes, touchant tant à l’identité française qu’au vivre ensemble.
Il relève que c’est au législateur qu’il appartient, conformément à l’article 34 de la Constitution, de déterminer « les principes fondamentaux (…) de la préservation de l’environnement, du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales (…) ». Il constate cependant que ni l’exposé des motifs ni aucune autre étude ne fournit d’évaluation chiffrée sur l’ampleur des phénomènes qu’il s’agit de protéger et des conflits que l’on souhaite réguler. Il serait souhaitable d’en disposer pour éclairer le travail législatif à venir sur le projet de texte.
5. Il observe également que la proposition de loi ne précise pas son champ d’application sur le territoire de la République. En l’état actuel du droit, ses dispositions ne seraient donc pas applicables dans les collectivités soumises au principe de spécialité législative, sachant en tout état de cause qu’en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, elles relèvent de matières dont la compétence appartient à ces collectivités aux termes de leurs textes organiques respectifs.
Sur la notion de « patrimoine sensoriel des campagnes françaises »
6. La proposition de loi a pour premier objet de reconnaître le « patrimoine sensoriel des campagnes », en l’inscrivant au sein du code du patrimoine.
7. Le Conseil d’Etat ne peut, en l’état, qu’émettre un avis réservé sur cette notion telle que la proposition de loi la définit, à savoir « les émissions sonores et olfactives des espaces et milieux naturels terrestres et marins, des sites, aménagés ou non, ainsi que des êtres vivants qui présentent au regard de la ruralité un intérêt suffisant pour en rendre désirable la préservation ».
8. D’une part, en effet, l’intitulé-même de la notion peut prêter à équivoque dès lors que le mot « sensoriel » devrait conduire à inclure les dimensions visuelle, gustative ou tactile du patrimoine alors que la définition envisagée par le texte se limite à ses aspects sonores et olfactifs.
9. D’autre part, une telle définition recouvre des réalités extrêmement diverses. Elle est dès lors inévitablement source de difficultés d’interprétation et d’insécurité juridique.
A cet égard, il faut observer, en premier lieu, que la définition envisagée, par son étendue illimitée, inclut nombre de phénomènes naturels dont la responsabilité, au sens civil du terme, n’échoit à personne (les bruits du vent et de la mer, les cris des animaux autres que ceux d’élevage, les odeurs de la végétation naturelle). Il paraît alors très délicat non seulement de caractériser avec suffisamment de précision ce que sont les « émissions » mais aussi et surtout de leur attacher des effets de droit.
En deuxième lieu, la référence aux émissions sonores et olfactives des « êtres vivants qui présentent au regard de la ruralité un intérêt suffisant pour en rendre désirable la préservation » présente un caractère polysémique qui en rend le maniement très aléatoire et la caractérisation éminemment subjective. En effet, outre le fait qu’elle s’applique théoriquement aussi aux êtres humains, ce qui n’est probablement pas conforme à l’intention des auteurs de la proposition de loi, cette expression recouvre un champ extrêmement vaste qui expose le texte à la critique sur le terrain de l’incompétence négative du législateur et ne manquerait pas, en tout cas, de susciter de nombreuses questions d’interprétation. A titre d’exemple, selon que l’on se fait une idée poétique ou utilitaire de la notion « d’intérêt au regard de la ruralité », le bruit des cloches des vaches dans les alpages habités serait ou ne serait pas regardé comme présentant un tel intérêt.
De plus, la référence à « un intérêt suffisant pour rendre désirable la préservation » de tel son ou telle odeur pourrait être interprétée comme invitant à ne protéger qu’une partie de la biodiversité, ce qui serait contraire à la Charte de l’environnement, qui fait partie du bloc de constitutionnalité et impose de préserver « l’environnement » dans son ensemble.
En troisième lieu, et plus généralement encore, le champ d’application géographique de la proposition de loi soulève des interrogations. Il n’est bien sûr pas interdit, au regard du principe d’égalité, de distinguer les espaces ruraux des espaces urbains, dès lors qu’il s’agit soit de traiter différemment des situations différentes soit de déroger à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que la différence de traitement en résultant soit en rapport direct avec l’objet de la loi. Toutefois, une définition sans bornes du « patrimoine sensoriel des campagnes » conduirait dans de nombreux cas à traiter différemment des situations similaires ou à déroger à l’égalité sans que des raisons d’intérêt général suffisantes permettent de le justifier, s’agissant par exemple des tintements de cloches d’église, même si celles-ci résonnent davantage dans le silence de la campagne que dans le bruit de la ville.
S’agissant au demeurant de cette question, le Conseil d’Etat observe qu’elle est déjà envisagée par les dispositions de l’article 27 la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État qui, en confiant la réglementation aux maires, a posé le principe de leur autorisation. Il ne paraît pas nécessaire de modifier l’état du droit en la matière.
10. Enfin et surtout, dès lors que la proposition de loi attache à la reconnaissance du patrimoine sensoriel des campagnes des effets de droit significatifs en matière d’engagement de la responsabilité civile, les différentes imprécisions relevées ci-dessus exposent le texte à la critique sur le terrain de l’incompétence négative au regard de l’article 34 de la Constitution.
Sur l’insertion du patrimoine sensoriel des campagnes dans le code du patrimoine et la procédure d’inscription envisagée à ce titre
11. Le premier alinéa de l’article L. 1 du code du patrimoine dispose que : « Le patrimoine s’entend, au sens du présent code, de l’ensemble des biens, immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique. ». Son second alinéa énonce que : « Il s’entend également des éléments du patrimoine culturel immatériel, au sens de l’article 2 de la convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée à Paris le 17 octobre 2003 ».
L’article 2 de cette convention, dont l’approbation a été autorisée par la loi n° 2006-791 du 5 juillet 2006 et la publication assurée par le décret n° 2006-1402 du 17 novembre 2006, stipule que : « 1. On entend par "patrimoine culturel immatériel" les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire - ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés - que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. (…). / 2. Le "patrimoine culturel immatériel", tel qu’il est défini au paragraphe 1 ci-dessus, se manifeste notamment dans les domaines suivants : / (a) les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel ; / (b) les arts du spectacle ; / (c) les pratiques sociales, rituels et événements festifs ; / (d) les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ; / (e) les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel. »
12. Comme le souligne l’exposé des motifs de la proposition de loi, il ressort de ces dispositions que les « bruits ou effluves » de la campagne ne relèvent aujourd’hui d’aucune des catégories qu’elles énumèrent.
D’une part, en effet, les phénomènes dont il s’agit ne constituent pas des biens au sens du droit civil. D’autre part, leur caractère immatériel ne suffit pas à lui seul à les faire bénéficier de la protection assurée par la convention du 17 octobre 2003, qui ne l’étend qu’à des faits de l’homme, quand bien même ces pratiques humaines peuvent, dans certains cas, se caractériser par une relation particulière avec la nature ou les animaux.
13. Le Conseil d’Etat estime, contrairement à ce qui est envisagé par la proposition de loi, qu’il n’est pas opportun de compléter le code du patrimoine en y insérant une troisième nature de patrimoine défini comme le « patrimoine sensoriel des campagnes ». En effet, l’objet et les finalités de ce code, à savoir la préservation des œuvres humaines les plus dignes d’intérêt, sont sensiblement différents de ceux poursuivis par les dispositions de la présente proposition de loi. Un tel ajout nuirait en conséquence à la clarté et à l’intelligibilité du code et serait source de confusions quant aux régimes juridiques applicables.
14. Au demeurant et en tout état de cause, le Conseil d’Etat observe que, contrairement au patrimoine matériel protégé par le premier alinéa de l’article L. 1 à travers des mécanismes susceptibles de porter atteinte aux droits des tiers, les stipulations de la convention du 17 octobre 2003 relatives au patrimoine immatériel ne créent des obligations que dans le chef des Etats parties et ne sont pas directement invocables par les particuliers. Il pourrait dès lors paraître paradoxal d’accorder aux bruits et effluves des campagnes une protection plus grande que celle qui est aujourd’hui reconnue au patrimoine immatériel de l’humanité.
15. Pour mettre en œuvre la protection du « patrimoine sensoriel des campagnes », la proposition de loi définit, sur le modèle de ce qui existe pour la commission régionale du patrimoine et de l’architecture prévue à l’article L. 611-2 du code du patrimoine, une procédure d’inscription au titre de ce patrimoine. Dans chaque département, il reviendrait ainsi à l’autorité administrative, après avis d’une commission départementale du patrimoine sensoriel des campagnes, de procéder à l’inscription des émissions sonores ou olfactives.
Indépendamment des réserves émises ci-dessus, une telle procédure ne se heurte en elle-même à aucun obstacle constitutionnel ou conventionnel. Le Conseil d’Etat estime cependant utile de faire part des remarques qu’appellent ces dispositions sur le terrain de la bonne administration.
A cet égard, il convient d’abord de relever que la création d’une commission ad hoc dans chaque département ne sera pas de nature à simplifier l’organisation administrative et que, dans plusieurs départements urbains, son utilité restera probablement théorique. Il est également à craindre, que, selon les sensibilités et la diligence respective de chaque commission départementale, les bruits et odeurs de même nature ne soient pas protégés de la même manière, ce qui serait difficilement compréhensible pour les citoyens et juridiquement douteux au regard du principe d’égalité devant la justice compte tenu de la paralysie du droit à agir en responsabilité qui serait attachée à cette inscription.
Sur la nécessité de différencier la protection des émissions d’origine naturelle de celles résultant des activités humaines
16. Comme rappelé au point 3, la proposition de loi a pour objectif de reconnaître un « patrimoine sensoriel des campagnes françaises » afin que les éléments inscrits au titre de ce patrimoine ne puissent pas être qualifiés de troubles anormaux de voisinage.
17. A cette fin, il ne paraît ni réaliste ni souhaitable de traiter de la même façon les émissions sonores et olfactives d’origine naturelle et celles qui sont, directement ou indirectement, le produit d’activités humaines.
18. Les premières relèvent du droit de l’environnement. Elles sont protégées au titre des principes généraux posés par l’article L. 110-1 du code de l’environnement, selon lequel : « Les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation », et bénéficient du régime de protection du « patrimoine naturel » établi au livre IV du même code, s’agissant notamment de la protection de la faune et de la flore.
Il ne semble pas utile d’ajouter à cette législation, déjà complexe, un nouveau volet.
19. Les secondes émissions sonores ou olfactives, résultant d’activités humaines, se voient normalement appliquer les principes du droit civil, sans préjudice des régimes spécifiques institués soit par le livre V du code de l’environnement relatif à la prévention des pollutions, des risques et des nuisances, qui régit notamment les installations classées pour la protection de l’environnement (art. L. 511-1 et suivants) et fixe les règles en matière de prévention des nuisances sonores (art. L. 571-1 et suivants) ou de protection du cadre de vie (art. L. 582-1 et suivants) soit par le code de la santé publique pour ce qui concerne « les activités impliquant la diffusion de sons à un niveau sonore élevé » (art. L. 1336-1 de ce code).
Sur la reconnaissance expresse d’un patrimoine sensoriel de nos campagnes et la création d’un inventaire dans chaque région
20. Deux modifications législatives permettraient de consacrer à un niveau solennel le patrimoine sensoriel des campagnes françaises et ainsi de fournir aux autorités publiques des outils de visibilité et de conduite des politiques publiques, sans pour autant se heurter aux obstacles rappelés précédemment.
21. En premier lieu, pour affirmer plus solennellement la dimension sensorielle du patrimoine naturel, l’article L. 110-1 du code de l’environnement pourrait être expressément complété par une référence aux dimensions sonores et olfactives de l’environnement, par exemple en insérant après les mots : « espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, » les mots : « y compris les sons et odeurs qui les caractérisent ».
22. En second lieu, la proposition de loi pourrait, sur le modèle de ce que prévoit l’article 95 de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, instaurer un inventaire général du patrimoine sensoriel des campagnes françaises, que l’on pourrait définir comme constitué « des bruits, effluves et autres manifestations sensibles résultant de l’exploitation de la nature par l’homme en zone rurale ». L’élaboration et la tenue de cet inventaire seraient, comme celui du patrimoine culturel, confiées à chaque région et à la collectivité de Corse.
Sur le dispositif d’exonération de responsabilité en matière de troubles de voisinage
23. La proposition de loi prévoit que les nuisances sonores ou olfactives relevant du « patrimoine sensoriel des campagnes » ne peuvent être considérées comme des troubles anormaux de voisinage.
24. Le Conseil d’Etat observe que, parallèlement au régime de droit commun de la responsabilité civile pour faute instituée par les anciens articles 1382 et suivants du code civil (nouveaux articles 1240 et suivants), le juge judiciaire admet de manière constante que la prohibition des troubles anormaux de voisinage constitue un principe général du droit, applicable sans texte (Cass. 2ème civ. 19 novembre 1986, n° 84-16.379 ; 28 juin 1995, n° 93-12.681).
Cette jurisprudence prétorienne met en œuvre un régime spécial de responsabilité objective du maître de l’ouvrage, qui peut certes être engagée sans faute (Cass. 3ème civ. 4 février 1971, n° 69-12.528) mais uniquement lorsque les troubles dépassent le seuil de ce qui est normalement inhérent au voisinage. Le caractère normal ou anormal du trouble est souverainement apprécié par les juges du fond « en fonction des circonstances de temps et de lieu » (Cass. 3ème civ. 3 novembre 1977, n° 76-11.047). Parmi ces circonstances, la jurisprudence judiciaire prend habituellement en compte, notamment dans les litiges impliquant des animaux de basse-cour, « le caractère rural d’une commune ».
En outre, si, en principe, le défendeur ne peut arguer de ce que son activité a préexisté à l’installation du demandeur sur le fonds affecté par le trouble, il y est expressément dérogé par l’article L. 112-16 du code de la construction et de l’habitation, aux termes duquel : « Les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions ».
L’état actuel du droit permet donc d’ores et déjà d’assurer une protection équilibrée des intérêts en présence, y compris à travers l’exception d’antériorité (aussi appelée « théorie de la pré-occupation ») prévue par les dispositions du code de la construction et de l’habitation.
25. Dans cette perspective, il ne paraît pas nécessaire de modifier profondément les équilibres existants, d’autant que l’exclusion générale et absolue prévue par le texte pourrait, dans certains cas, heurter le principe du droit d’agir en responsabilité et plus généralement du droit au recours effectif, en privant les victimes d’un trouble anormal de toute possibilité juridictionnelle de le faire cesser.
En revanche, pour mieux prendre en compte la volonté de limiter les litiges nés de comportements excessifs, trois pistes pourraient être explorées.
26. En premier lieu, il pourrait être envisagé, en lien avec la modification de l’article L. 110-1 du code de l’environnement suggérée au point 21, d’amender la rédaction de l’article L. 112-16 du code de la construction et de l’habitation afin, pour ce qui concerne les seules activités agricoles, de supprimer certaines conditions qui ont conduit la jurisprudence judiciaire à en limiter la portée.
Ainsi, l’exonération de responsabilité prévue par cet article pourrait être opposée à toutes catégories de plaignants et non plus, comme c’est le cas aujourd’hui, qu’aux seuls « occupants d’un bâtiment » victimes de dommages, ce qui aurait par exemple pour effet de rendre opposable l’exception d’antériorité dans le cadre d’une action en responsabilité fondée sur la perte de valeur d’un terrain.
Par ailleurs, l’application de ces dispositions est aujourd’hui exclue dès lors que les nuisances se sont aggravées par rapport à la date d’installation du voisin, cette aggravation pouvant résulter soit d’un changement d’activité, soit même d’une simple augmentation de l’activité initiale. A cet égard, le texte pourrait être assoupli pour prévoir a minima que les activités litigieuses « se sont poursuivies sans modification substantielle s’agissant des activités agricoles », et non plus « dans les mêmes conditions ». Si le législateur souhaitait aller plus loin, les mots : « sans changer de nature » pourraient être préférés aux mots : « sans modification substantielle », ce qui étendrait l’exception d’antériorité à tous les cas d’augmentation de l’activité, sous réserve qu’ils ne soient pas disproportionnés.
Enfin, conformément au droit commun de la preuve, c’est à l’exploitant de prouver l’antériorité et la conformité de son activité par rapport à l’installation de son voisin. Il pourrait être envisagé d’assouplir ce régime, en instaurant en droit positif un régime de preuve objective entre les parties.
Au-delà de cette première piste, la prévention des situations de conflit de voisinage entre habitations à usage résidentiel et constructions à usage agricole pourrait mobiliser d’autres politiques publiques, telle que celle de l’urbanisme.
L’habitat diffus, à proximité d’activité agricole, en plus de ses nombreux inconvénients au regard de l’environnement et des coûts pour la collectivité, est en effet susceptible de contribuer à des conflits de voisinage. Il est rappelé à cet égard que l’article L. 101-2 du code de l’urbanisme dispose que : « Dans le respect des objectifs du développement durable, l’action des collectivités publiques en matière d’urbanisme vise à atteindre les objectifs suivants : (…) une utilisation économe des espaces naturels, la préservation des espaces affectés aux activités agricoles et forestières et la protection des sites, des milieux et paysages naturels ». Pourtant, le législateur a apporté depuis 2015 des modifications qui facilitent l’extension des constructions en dehors des parties urbanisées. Pour les communes non dotées d’un document d’urbanisme, l’article L. 111-4 du même code permet de nombreuses exceptions à la règle de constructibilité limitée. Dans les communes littorales, l’urbanisation des « dents creuses » en dehors des villages et agglomérations est désormais possible (art. L. 121-8 du code de l’urbanisme) et, dans les communes de montagne, les articles L. 122-7 et L. 122-11 du même code permettent d’écarter le principe de construction en continuité avec l’urbanisation existante. Une réflexion pourrait donc être menée sur une évolution du point d’équilibre pertinent entre les différents objectifs recherchés par la législation relative à l’utilisation des sols, au regard de ceux poursuivis par la proposition de loi.
Par ailleurs, à droit constant, les rapports de présentation des plans locaux d’urbanisme qui, en vertu de l’article L. 151-4 du code de l’urbanisme, doivent expliquer « les choix retenus pour établir le projet d’aménagement et de développement durables », et les rapports de présentation des cartes communales prévues par l’article L. 161-1 du même code, pourraient être utilisés comme moyen d’expliciter les enjeux liés aux éléments de la ruralité que la proposition de loi vise à protéger, notamment pour mettre en valeur les éléments constitutifs de la biodiversité du territoire communal et de ses activités rurales.
27. En deuxième lieu et de manière plus générale, pourrait être étudiée l’introduction dans le code civil d’une disposition tendant à énoncer les critères au vu desquels le caractère anormal d’un trouble de voisinage peut être reconnu.
Toutefois, une telle mesure n’est elle-même envisageable qu’en cas de codification de la notion de trouble anormal de voisinage, qui n’y figure pas à ce jour.
A cet égard, le Conseil d’Etat a été informé, dans le cadre de l’examen de la présente proposition de loi, que le Parlement devrait être saisi dans les mois à venir d’un projet de loi portant réforme de la responsabilité civile.
La portée de ce texte serait naturellement plus vaste que celle de la présente proposition de loi mais il sera pertinent, à cette occasion, d’examiner dans quelle mesure il serait également possible d’inscrire dans le code civil les règles jurisprudentielles qui garantissent en la matière une application raisonnable et soucieuse des réalités du principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage.
28. Enfin, dans une optique de prévention des conflits, il est rappelé que l’article 4 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice prévoit, dans la rédaction que lui a donnée l’article 3 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation et de réforme de la justice, que : « Lorsque la demande (...) est relative à un conflit de voisinage, la saisine du tribunal judiciaire doit à peine d’irrecevabilité que le juge peut prononcer d’office, être précédée, au choix des parties, d’une tentative de conciliation menée par un conciliateur de justice, d’une tentative de médiation (...) ou d’une tentative de procédure participative (...) / (…) Un décret en Conseil d’Etat définit les modalités d’application du présent article, notamment les matières entrant dans le champ des conflits de voisinage (…) ».
Dans cette logique, tout en relevant que la mesure est de la compétence du pouvoir réglementaire du gouvernement et non de celle du législateur, le Conseil d’Etat estime que l’article 750-1 du code de procédure civile qui, dans sa rédaction issue du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 réformant la procédure civile, pris notamment pour l’application de ces dispositions, ne range dans les conflits de voisinage obligatoirement précédés d’une tentative de conciliation que les actions « mentionnées aux articles R. 211-3-4 et R. 211-3 8 du code de l’organisation judiciaire » (c’est-à-dire les opérations de bornage, d’élagage ou de curage ou encore la délimitation de servitudes de mitoyenneté), pourrait utilement être complété par une mention relative aux « conflits de voisinage liés à une activité rurale ».
Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du jeudi 16 janvier 2020.