Le Sénat a publié l'avis rendu par le Conseil d'État portant sur la proposition de loi tendant à adapter aux caractéristiques et contraintes particulières de Mayotte les règles d’acquisition de la nationalité française par une personne née en France de parents étrangers
Assemblée générale
Séance du mardi 5 juin 2018
Section de l’intérieur
N° 394925
Extrait du registre des délibérations
1. Saisi sur le fondement du cinquième alinéa de l’article 39 de la Constitution de la proposition de loi n° 465, enregistrée le 25 avril 2018 à la présidence du Sénat, tendant à adapter aux caractéristiques et contraintes particulières de Mayotte les règles d’acquisition de la nationalité française par une personne née en France de parents étrangers, présentée par M. Thani Mohamed-Soilihi, sénateur, le Conseil d’État, après avoir examiné le contenu de cette proposition de loi, formule les observations et suggestions qui suivent.
2. L’exposé des motifs indique que l’objet de la proposition de loi est de limiter l’immigration irrégulière à Mayotte motivée notamment par la perspective d’obtention de la nationalité française pour l’enfant né en France, en application de ce qu’il est convenu d’appeler le droit du sol, et les conséquences pour sa famille en termes de droit au séjour, cette perspective incitant notamment des femmes de nationalité comorienne à venir à Mayotte, dans des conditions de voyages précaires et dangereuses, afin d’y accoucher et conduisant de nombreux parents à laisser leur enfant à Mayotte dans des conditions de prise en charge incertaines alors qu’eux-mêmes font l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire.
3. L’article 1er de la proposition de loi modifie l’article 21-7 du code civil pour ajouter une condition spécifique à l’acquisition de la nationalité française par le droit du sol pour les enfants nés à Mayotte, condition tenant au caractère régulier et ininterrompu, pendant les trois mois précédant la naissance de l’enfant, de la résidence en France de l’un des parents.
4. L’article 2 modifie dans les mêmes termes l’article 21-11 du code civil relatif aux hypothèses d’anticipation, avant la majorité de l’enfant, de l’acquisition de la nationalité française par le droit du sol.
5. L’article 3 complète l’article 57 du code civil afin de prévoir qu’à Mayotte l’officier d’état-civil indique sur l’acte de naissance de l’enfant si l’un des parents remplit la condition de régularité et de délai ininterrompu de résidence en France.
6. L’article 4 opère les coordinations de renvoi aux articles du code civil dans l’article du code de l’éducation relatif à l’information des élèves et parents d’élèves sur l’acquisition de la nationalité française.
Remarques générales sur la conformité de la proposition de loi aux normes supérieures
7. À titre liminaire, le Conseil d’État observe que les règles relatives à la nationalité relèvent de la compétence du législateur et qu’ainsi celui-ci a pu modifier à plusieurs reprises les conditions d’acquisition de la nationalité française dans le cadre du droit du sol. Le Conseil d’État rappelle que les dispositions relatives à l’acquisition de la nationalité par le droit du sol prévues depuis le dix-neuvième siècle dans le droit français, si elles ont été rendues applicables très tôt dans les départements d’outre-mer, n’ont, en revanche, pas été étendues de manière constante dans les anciens territoires d’outre-mer. Ainsi, à Mayotte, le droit du sol a été rendu applicable à la suite de la loi du 10 août 1927 mais le décret du 6 septembre 1933 a mis fin à cette applicabilité. Cette situation a perduré jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 22 juillet 1993.
8. Le Conseil d’État estime que la proposition de loi se place dans le cadre de l’article 73 de la Constitution qui permet, dans les départements et régions d’outre-mer, des adaptations aux lois et règlements tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités. Dans ce cadre, le Conseil constitutionnel a admis qu’à Mayotte, le tirage au sort des jurés d’assises se fasse sur une liste restreinte de citoyens établie par certaines autorités et non sur les listes électorales dès lors qu’une proportion importante de la population de Mayotte ne remplit pas les conditions d'âge, de nationalité et de connaissance de la langue et de l'écriture françaises exigées pour exercer les fonctions d'assesseur-juré (décision n° 2016-544 QPC du 3 juin 2016). Il a aussi admis une dérogation au caractère suspensif des recours en matière d’éloignement des étrangers en situation irrégulière pour prendre en compte la situation particulière et les difficultés durables des collectivités concernées en matière de circulation internationale des personnes (décision n° 2003-467 DC du 13 mars 2003). Le Conseil d’État estime alors que si de telles caractéristiques et contraintes sont établies et que l’ampleur des adaptations est proportionnée, ces adaptations ne peuvent encourir aucune critique au regard du principe d’égalité ou du principe d’indivisibilité de la République.
9. Le Conseil d’État relève également que les lois de nationalité appartiennent à la catégorie des « lois de souveraineté ». Si ces lois peuvent faire l’objet d’adaptations dans les départements d’outre-mer, les mesures prises à cet égard sont soumises à un contrôle de constitutionnalité resserré. Le Conseil d’État constate toutefois, à titre d’exemples, que le Conseil constitutionnel a admis que la différence entre statut civil de droit commun et statut civil de droit local pouvait emporter des différences en termes de conservation de la nationalité française (décision n° 2012-259 QPC du 29 juin 2012) ou encore que l’objectif de lutte contre le terrorisme justifiait une possibilité de déchéance de la nationalité française applicable aux seules personnes ayant acquis la nationalité française et non à celles auxquelles elle a été attribuée à la naissance (décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996 et décision n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015).
10. En premier lieu, il ressort de données récentes établies par l’INSEE que 41% des résidents de Mayotte sont de nationalité étrangère, ce qui constitue la part la plus élevée dans les départements français et que la moitié des étrangers non natifs de Mayotte se trouve en situation irrégulière, ce taux d’irrégularité étant de 74% chez les 18-24 ans. Par ailleurs, le nombre de naissances à Mayotte a augmenté de 45% entre 2013 et 2016, avec 9 500 naissances en 2016, le taux de natalité pour la France entière étant de 12 pour mille contre 40 pour mille à Mayotte. Dans ce département, en 2016, 74% des enfants sont nés de mères étrangères, notamment comoriennes. La part des enfants nés de deux parents étrangers (sans distinction sur la régularité du séjour) passe de 28 à 42% de 2014 à 2016. Plus structurellement, il résulte de la situation géographique et historique de Mayotte que les ressortissants d’une seule nationalité, les Comoriens, représentent 94% des étrangers vivant à Mayotte alors que l’Union des Comores ne reconnaît pas l’appartenance de Mayotte à la République française. Ainsi qu’il a été dit au point 2, la venue de ces personnes se fait dans des conditions périlleuses pour leur vie, entretenant en outre les activités illégales des passeurs, et conduit à ce que des enfants soient laissés sans prise en charge sur le territoire mahorais alors que leurs parents sont éloignés du territoire. Cette situation emporte également des conséquences en termes d’ordre public. Sont notamment constatées une saturation des services sanitaires et une sur-occupation des établissements scolaires, conduisant à une scolarisation par rotation, dont pâtit l’ensemble de la population résidant à Mayotte. Le Conseil d’État estime que ces éléments constituent des caractéristiques et contraintes particulières au sens de l’article 73 de la Constitution. Au surplus, la limitation des conséquences en termes d’ordre public des flux migratoires irréguliers à Mayotte répond à un objectif d’intérêt général. Il semble au Conseil d’État que la spécificité de Mayotte justifie que la proposition de loi se limite à ce département et ne s’étende pas d’autres collectivités françaises.
11. En deuxième lieu, le Conseil d’État considère que, même si la proposition de loi apporte une condition nouvelle à l’acquisition de la nationalité française par le droit du sol puisqu’elle tient à la situation de séjour des parents à la date de naissance de l’enfant concerné et non à la situation de l’enfant lui-même, cette condition porte sur l’un ou l’autre des parents et fixe un délai de résidence régulière assez bref. Par suite, le Conseil d’État estime que la proposition de loi peut être regardée comme n’apportant que des modifications aux conditions d’exercice du droit du sol et, au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, comme ne remettant pas en cause les règles essentielles et anciennes en matière de nationalité, ce qui soulèverait des questions de constitutionnalité plus délicates. Le Conseil d’État relève que le caractère direct du lien entre les dispositions de la proposition de loi et les caractéristiques et contraintes qui la justifient est fondé sur l’analyse selon laquelle la forte immigration irrégulière à Mayotte et le maintien sur son sol de mineurs dont les parents n’obtiennent pas de titre de séjour tiennent notamment à la possibilité d’acquisition de la nationalité française des enfants nés sur le sol français et aux conséquences qui en découlent en termes de droit au séjour pour leurs proches. A ce titre, le département de Mayotte est également confronté à un phénomène de reconnaissances frauduleuses de paternité. Dès lors, même si l’immigration à Mayotte, notamment de personnes de nationalité comorienne, résulte aussi d’autres facteurs, que la proposition de loi ne prétend pas traiter, le Conseil d’État estime que les dispositions qui lui sont soumises apportent une adaptation limitée, adaptée et proportionnée à la situation particulière de Mayotte et présentent un lien direct avec les caractéristiques et contraintes qui les justifient.
12. En troisième lieu, le Conseil d’État estime que la proposition de loi n’est pas contraire à l’article 7.1 de la convention internationale des droits de l’enfant, reconnu d’effet direct, stipulant que l’enfant a le droit dès sa naissance d’acquérir une nationalité, dès lors qu’en application des articles 19 et 19-1 du code civil, ces dispositions n’auraient pas vocation à s’appliquer à un enfant né en France de parents inconnus ou de nationalité incertaine. En outre, l’instauration d’une condition relative à la régularité ou à la durée du séjour en France pour l’acquisition de la nationalité française d’un enfant né en France ne devrait pas être regardée comme une discrimination prohibée par l’article 2.2 de cette convention, pas plus que par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Conseil d’État considère que la proposition de loi ne méconnaît pas, par elle-même, les articles 8 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors notamment qu’elle ne fait pas obstacle à l’application des dispositions du code civil relatives à l’acquisition de la nationalité par décision de l’autorité publique en raison d’une bonne assimilation à la communauté française.
Examen des articles
13. À titre liminaire, le Conseil d’État estime que, dès lors que le code civil comporte un livre cinquième consacré à Mayotte, les dispositions des trois premiers articles de la proposition de loi devraient être insérées dans ce livre et non dans les dispositions du livre premier.
14. Le Conseil d’État remarque que la proposition de loi ne comporte pas de dispositions relatives à son application dans le temps. Dans ces conditions, cette application sera régie par l’article 17-2 du code civil. Dès lors, les dispositions de la proposition de loi seront applicables, dès leur entrée en vigueur, à tous les mineurs nés à Mayotte n’ayant pas encore atteint leur majorité et n’ayant pas fait de déclaration anticipée de nationalité française. Le Conseil d’État estime que l’application immédiate des dispositions de la proposition de loi, conformément au droit commun, ne présente pas par elle-même de difficultés constitutionnelles. Toutefois, dès lors notamment que l’article 3 aménage un régime de preuve des conditions nouvellement imposées et eu égard à l’objet de la proposition de loi, le Conseil d’État attire l’attention du législateur sur la question des difficultés auxquelles se heurterait l’application immédiate de la proposition de loi à des situations anciennes et sur l’intérêt de dispositions transitoires qui, par exemple, adapteraient l’entrée en vigueur des dispositions de la proposition de loi pour les mineurs ayant atteint les seuils d’âge prévus aux articles 21-7 et 21-11 du code civil ou les approchant et résidant à Mayotte dans les conditions prévues par ces articles, notamment ceux dont les parents seraient en situation régulière sur le territoire français sans pouvoir établir que cette situation régulière existait à la date de naissance de l’enfant.
15. Eu égard à l’objet de la proposition de loi, le Conseil d’État relève plus généralement l’intérêt que soit menée une campagne d’information à Mayotte et aussi à destination des pays d’origine des personnes y immigrant irrégulièrement sur l’état du droit qui résulterait du vote de la proposition de loi.
Articles 1 et 2
16. Les deux premiers articles de la proposition de loi n’appellent pas d’autre observation de fond que celles formulées précédemment dans le présent avis. Le Conseil d’État constate que les termes « résidence régulière et ininterrompue » sont déjà utilisés à l’article 21-2 du code civil et présentent une précision suffisante.
Article 3
17. Le Conseil d’État considère que la portée de cet article mérite d’être précisée. Tout d’abord, le Conseil d’État relève que l’acte de naissance ne comporte pas de mention sur la nationalité des parents et qu’en vertu de l’article 35 du code civil, l’officier d’état-civil ne peut ajouter une telle mention. Dès lors que l’objet de l’article 3 est de permettre aux parents étrangers d’un enfant né en France de pré-constituer une preuve de la régularité et de la durée de leur résidence en France par la mention d’une telle situation dans un acte authentique, le Conseil d’État estime que la rédaction de cet article devrait faire apparaître plus explicitement cette logique en indiquant, par exemple, que l’officier d’état-civil porte cette mention, après avoir apprécié les justificatifs fournis, à la demande du déclarant. Le Conseil d’État relève que l’absence de mention n’a, quant à elle, aucune valeur probatoire et laisse aux personnes concernées la possibilité d’apporter tout autre moyen de preuve au moment de la déclaration de nationalité ou de la demande de certificat de nationalité.
18. Par ailleurs, l’article 3 confiant à l’officier d’état-civil la charge d’apprécier l’existence des deux critères de la résidence en France, le Conseil d’État s’interroge sur les conditions dans lesquelles l’officier d’état-civil pourra procéder à une telle vérification et considère que le renvoi au décret en Conseil d’État, que prévoit l’article 3, devrait inclure la procédure à suivre pour faire porter une telle mention sur l’acte de naissance et les modalités de recours contre un refus de mention par l’officier d’état-civil.
19. Enfin le Conseil d’État estime que l’article 3 devrait être complété et coordonné avec les mentions à porter sur l’acte de reconnaissance régi par l’article 62 du code civil, les conditions posées aux articles 1 et 2 de la proposition de loi ayant vocation à être appréciées également chez la personne faisant une reconnaissance de l’enfant postérieurement au délai de la déclaration de naissance.