Le Conseil d’État précise les conditions dans lesquelles un employeur condamné à raison d’accidents ou maladies professionnelles de ses salariés peut se retourner ou non contre l’État du fait de l’insuffisance des règles de sécurité et de protection de la santé dans les entreprises.
L’essentiel
Le Conseil d’État admet qu’un employeur, condamné par le juge judiciaire à indemniser ses salariés en raison d’un manquement à son obligation d’assurer leur sécurité et la protection de leur santé, peut se retourner contre l’État si l’administration a commis une faute qui a concouru à la réalisation des préjudices. Il n’en va autrement que si l’employeur a délibérément commis une faute d’une particulière gravité.
Dans le cas de salariés d’une grande entreprise de construction navale, qui ont été victimes de maladies professionnelles liées à l’amiante, le Conseil d’État, chargé de répartir la réparation du dommage entre la société employeur et l’État, distingue deux périodes :- Avant 1977, il estime que la faute des pouvoirs publics à ne pas prendre de mesures propres à limiter les dangers de l’amiante et la faute de la société à protéger ses salariés ont toutes deux concouru au développement de ces maladies professionnelles. Il procède à un partage de responsabilité à hauteur de deux tiers pour la société et un tiers pour l’État.- Après 1977, le Conseil d’État relève que les évolutions réglementaires ont été de nature à réduire les risques de maladies professionnelle, alors que la société n’a pas respecté la réglementation sur cette période. Il estime, dans ces conditions, qu’elle ne démontre pas que l’État serait partiellement responsable du développement des maladies de ses salariés.
Les faits et la procédure
Dans la première affaire (n°359548), un électricien employé par une association avait été victime d’un accident du travail dans une salle, mise à la disposition de cette association par la commune de Clermont-Ferrand. Le tribunal des affaires de sécurité sociale du Puy-de-Dôme avait jugé que l’accident du travail de cet électricien résultait d’une « faute inexcusable » (au sens de l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale) de son employeur, l’association, et avait condamné cette dernière à l’indemniser. L’association et son assureur avaient alors demandé, au tribunal administratif puis à la cour administrative d’appel, que la commune de Clermont-Ferrand soit condamnée à prendre à sa charge cette indemnisation. Leur demande puis leur appel ayant été rejetés, ils ont formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État.
Dans la deuxième affaire (n°342468), étaient en cause des salariés d’une entreprise du secteur de la construction navale, victimes de maladies professionnelles liées à leur exposition aux poussières d’amiante. Des salariés avaient été admis au bénéfice de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante, et l’entreprise avait été condamnée à rembourser à l’assurance maladie des sommes versées au profit de certains de ses salariés atteints d’une maladie professionnelle liée à l’amiante. L’entreprise avait alors invoqué la carence des pouvoirs publics dans l’exercice de leur mission de prévention des risques professionnels jusqu’en 1996 et avait demandé à l’État de l’indemniser des préjudices qu’elle estimait avoir subis et de prendre à sa charge les condamnations prononcées à son encontre. Elle avait porté l’affaire devant le tribunal administratif puis devant la cour administrative d’appel, qui avaient successivement rejeté sa demande et son appel. Elle s’est alors pourvue en cassation devant le Conseil d’État.
La décision du Conseil d’État
Le cadre juridique
Dans les décisions qu’il a rendues ce jour, le Conseil d’État a commencé par préciser le cadre juridique.
Il a rappelé que la responsabilité de l’administration peut être engagée lorsque celle-ci commet une faute et que cette faute cause à une victime un préjudice direct et certain. Lorsqu’une victime a subi un dommage résultant de deux fautes, celle de l’administration et celle d’un tiers, et que ce tiers a été condamné par le juge judiciaire à réparer intégralement les dommages causés, il peut se retourner contre l’administration. Le juge administratif doit alors répartir la charge de la réparation du dommage entre l’administration et le tiers, en tenant compte de la nature et de la gravité des fautes commises par chacun.
Le Conseil d’État a admis pour la première fois, dans les décisions rendues ce jour, que, même lorsqu’il commet un manquement à ses obligations de sécurité et de protection de la santé de ses employés, qualifié de « faute inexcusable » au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, l’employeur peut se retourner contre l’administration si celle-ci avait également commis une faute à l’origine du dommage. Cette solution s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui a élargi la notion de faute inexcusable de l’employeur mais qui juge que celui-ci peut, même en cas de faute inexcusable, se retourner contre un tiers qui aurait contribué à la réalisation du dommage.
Le Conseil d’État juge en revanche que si l’employeur a délibérément commis une faute d’une particulière gravité, il ne peut pas se retourner contre l’administration, même en faisant valoir que celle-ci a commis une faute.
La première affaire
Dans la première affaire (n°359548), où l’association condamnée pour l’accident du travail de son électricien se retournait contre la commune de Clermont-Ferrand, la cour administrative d’appel avait jugé que le seul fait que la faute de l’association ait été qualifié d’inexcusable lui interdisait de se retourner contre la commune. Le Conseil d’État juge donc qu’elle a méconnu les principes rappelés ci-dessus, annule son arrêt et lui renvoie l’affaire.
La deuxième affaire
Dans la deuxième affaire (n°342468), relative aux salariés victimes de maladies professionnelles liées à l’amiante, le Conseil d’État annule également l’arrêt de la cour administrative d’appel, lui aussi entaché d’une erreur de raisonnement au regard du cadre juridique exposé. Il règle ensuite définitivement l’affaire.
Le Conseil d’État commence, dans ce cadre, par rappeler les responsabilités respectives de l’État et de l’employeur :
- en application de la législation du travail (article L. 4121-1 du code du travail), l’employeur a l’obligation générale d’assurer la sécurité et la protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité ; la Cour de cassation estime qu’il s’agit là d’une obligation de sécurité de résultat ;
- les autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels doivent se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu’ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact. Elles doivent prendre, en l’état des connaissances scientifiques et des informations disponibles, au besoin à l’aide d’études ou d’enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers.
Le Conseil d’État distingue ensuite deux périodes : avant et après 1977. L’année 1977 représente en effet un tournant dans la réglementation de l’amiante en France : à partir de 1977, la réglementation de l’amiante a été de plus en plus sévère, jusqu’à la décision d’interdiction totale, prise en 1996.
Concernant la période antérieure à 1977, le Conseil d’État relève que la nocivité de l’amiante et la gravité des maladies dues à son exposition étaient pour partie déjà connues avant 1977. Il note ensuite qu’antérieurement à cette date la réglementation visant à prévenir l’exposition à l’amiante s’est révélée très insuffisante au regard des dangers qu’elle présentait. Il en déduit que l’État a commis une faute de nature à engager sa responsabilité en s’abstenant de prendre, avant 1977, des mesures propres à éviter ou du moins limiter les dangers liés à une exposition à l’amiante.
Le Conseil d’État estime ensuite que l’entreprise de construction navale en cause fait partie des entreprises qui, dès cette période, connaissaient ou auraient dû connaître les dangers liés à l’utilisation de l’amiante et qu’elle a commis une faute en s’abstenant de prendre des mesures de nature à protéger ses salariés. Il juge que cette faute ne peut pas être qualifiée de faute délibérée d’une particulière gravité, qui interdirait à l’employeur de rechercher la responsabilité de l’État, mais qu’elle a néanmoins concouru au développement des maladies professionnelles.
Le Conseil d’État juge donc, pour la période antérieure à 1977, que la négligence des pouvoirs publics et celle de la société ont toutes deux concouru directement au développement de maladies professionnelles liées à l’amiante par plusieurs salariés de cette société. Il en déduit que la charge de la réparation du dommage doit être partagée entre la société et l’État. Le Conseil d’État estime, compte tenu de la nature et de la gravité des fautes commises, qu’il convient de fixer au tiers la part de l’État.
Concernant la période postérieure à 1977, le Conseil d’État observe que plusieurs mesures successives ont été prises. Le décret du 17 août 1977 fixe une concentration maximale de fibres d’amiante par centimètre cube d’air inhalé et impose des mesures de contrôle et de surveillance médicale des salariés. En 1987, la concentration maximale a été abaissée, et de nouveau en 1992. Enfin, le décret du 24 décembre 1996 a interdit la fabrication et la vente de l’amiante. Le Conseil d’État estime que ces mesures adoptées à partir de 1977 étaient insuffisantes à éliminer le risque de maladie professionnelle liée à l’amiante, mais qu’elles ont été de nature à le réduire.
Le Conseil d’État relève ensuite que la société, sur la période postérieure à 1977, n’a pas respecté la réglementation applicable et que certains de ses salariés, amenés notamment à intervenir pour des réparations sur des bateaux garnis d’amiante, ont continué d’être exposés aux poussières d’amiante sans protection appropriée. Il constate en outre que la société ne fournit aucun des résultats des contrôles qu’elle devait effectuer en vertu de la réglementation applicable.
Dans ces conditions, le Conseil d’État juge que la société ne prouve pas que les maladies professionnelles que ses salariés ont développées du fait d’une exposition à l’amiante postérieure à 1977 trouveraient directement leur cause dans une carence fautive de l’État. La société ne peut donc pas mettre en cause la responsabilité de l’Etat pour la période postérieure à 1977.
Au total, en raison du partage de responsabilité entre l’État et la société pour la période antérieure à 1977, le Conseil d’État condamne l’État à verser à la société une somme de 350 000 euros.