Saisi pour se prononcer sur la légalité du blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie en mai 2024, le Conseil d’État précise aujourd’hui les conditions dans lesquelles le Premier ministre peut interrompre provisoirement l’accès à un réseau social. Il juge qu’en cas de circonstances exceptionnelles, une telle interruption peut être légale mais à trois conditions : qu’elle soit indispensable pour faire face à des événements d’une particulière gravité, qu’aucun moyen technique ne permette de prendre immédiatement des mesures alternatives moins attentatoires aux droits et libertés, et que l’interruption soit prise pour une durée limitée nécessaire à la recherche et la mise en place de ces mesures alternatives. En l’espèce, le Conseil d’État juge que la décision du Premier ministre d’interrompre l’accès à TikTok en Nouvelle-Calédonie en mai 2024 ne respectait pas l’ensemble de ces conditions.
En raison de troubles à l’ordre public d’une particulière gravité en Nouvelle-Calédonie en mai 2024, le Gouvernement a décidé, d’une part, de déclarer l’état d’urgence et, d’autre part, d’interrompre l’accès au réseau social TikTok sur le fondement de la théorie des circonstances exceptionnelles. Deux associations et des particuliers ont contesté cette seconde décision devant le Conseil d’État.
Le régime de l’état d’urgence et la théorie des circonstances exceptionnelles peuvent être mis en œuvre simultanément si la situation l’exige
Le Conseil d’État rappelle qu’en vertu d’une jurisprudence vieille de plus d’un siècle, établie à l’occasion de la Première Guerre Mondiale, la survenue de « circonstances exceptionnelles » permet à l’autorité administrative de prendre, en urgence, les mesures indispensables pour faire face à la situation du moment, lorsqu’elle est dans l’impossibilité d’agir selon les normes en vigueur, à la condition que de telles mesures soient indispensables. Ces mesures sont soumises au contrôle du juge administratif.
Le Conseil d’État précise que si la déclaration de l’état d’urgence sur tout ou partie du territoire national, en application de la loi du 3 avril 1955, dote l’autorité administrative de pouvoirs spécifiques, elle ne fait pas obstacle à ce que celle-ci se fonde aussi sur la théorie des circonstances exceptionnelles pour prendre d’autres mesures que celles prévues par le droit commun et le régime de l’état d’urgence, lorsqu’aucune de celles-ci n’est de nature à répondre aux nécessités du moment.
L’interruption d’un réseau social n’est en principe possible que dans les cas prévus par la loi, compte tenu de l’atteinte portée à des libertés essentielles. Toutefois, en cas de circonstances exceptionnelles, il peut y être procédé en respectant de strictes conditions
Le Conseil d’État relève que l’autorité administrative ne peut, en principe, décider de l’interruption de l’accès à un service de communication au public en ligne que si la loi le prévoit compte tenu des atteintes qu’une telle mesure porte aux droits et libertés (notamment liberté d’expression, libre communication des pensées et des opinions, droit à la vie privée et familiale, liberté du commerce et de l’industrie).
Toutefois, même lorsque la loi ne le prévoit pas, cette interruption peut être possible si la survenue de circonstances exceptionnelles la rend indispensable. Dans cette hypothèse, elle ne peut être légalement décidée qu’à titre provisoire, à la condition, d’une part, qu’aucun moyen technique ne permette de prendre immédiatement des mesures alternatives moins attentatoires aux droits et libertés que l’interruption totale du service pour l’ensemble de ses utilisateurs, et, d’autre part, que l’interdiction soit prise pour une durée n’excédant pas celle requise pour rechercher et mettre en œuvre ces mesures alternatives.
Le Conseil d’État relève en outre que si la loi 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence prévoit que le ministre de l'intérieur peut prendre toute mesure pour assurer l'interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie, cela n’exclut pas la possibilité d’une interruption pour un autre motif en cas de circonstances exceptionnelles.
Certaines de ces conditions n’étaient pas remplies en l’espèce.
Le Conseil d’État juge que la situation en Nouvelle-Calédonie, marquée notamment par des émeutes d’une très grande violence ayant entraîné plusieurs décès et, de façon générale, des atteintes aux personnes et aux biens d’une particulière gravité, constituait bien des circonstances exceptionnelles.
Le Premier ministre, constatant le rôle joué par l’utilisation du réseau social TikTok dans la propagation rapide de ces troubles, compte tenu des algorithmes auxquels recourt ce réseau, était en droit, en l’absence d’autres moyens techniques immédiatement disponibles, d’édicter une mesure d’interruption provisoire d’accès à ce service. Une telle mesure ne pouvait cependant être légalement prise qu’à la condition que sa durée soit fixée dès le départ comme étant celle nécessaire à la recherche et à la mise en œuvre, le cas échéant en lien avec le fournisseur du service, de mesures alternatives autres que l’interruption pure et simple, telles notamment que le blocage de certaines fonctionnalités.
Or le Premier ministre a décidé une interruption totale du service pour une durée indéterminée liée à la seule persistance des troubles à l’ordre public, sans subordonner son maintien à l’impossibilité de mettre en œuvre des mesures alternatives. C’est pourquoi le Conseil d’État juge que le blocage de TikTok en mai 2024 était illégal car il a porté une atteinte disproportionnée aux droits et libertés invoqués par les requérants.