Les développements de la médiation

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé lors du colloque organisé par le Conseil d’État à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris le 4 mai 2011.

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Colloque organisé par le Conseil d’Etat à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris

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Mercredi 4 mai 2011

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 Séance d’ouverture

Intervention de Jean-Marc Sauvé[i] ,Vice-président du Conseil d’Etat

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La justice est une figure essentielle de la démocratie. Elle pèse équitablement et tranche les conflits en appliquant la loi et le droit. Elle est ainsi un garant ultime de la régulation sociale. Mais lorsque le glaive de la justice s’abat, il sépare, disjoint ou distend, en ne laissant entre les êtres d’autre ciment que la parole et l’autorité du droit, la jurisdictio et l’imperium, c’est-à-dire une parole et une force qui viennent de l’extérieur.

Or la régulation sociale ne peut et ne saurait reposer toute entière sur une contrainte externe, en particulier celle qu’imposerait le juge. Les autres pouvoirs, bien sûr, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, sont eux aussi responsables de la cohésion de notre société. Mais la régulation sociale est une responsabilité qui incombe d’abord, et peut-être avant tout, à chacun des individus, chacune des personnes, qui forment la société.

« Régler les conflits autrement » [ii] que par le recours au juge est donc une nécessité. Une nécessité en termes d’accès à la justice et de garantie des droits. De fait, en France, si les juridictions administratives, comme les juridictions judiciaires, ont accompli de grands progrès en termes de délais de jugement, elles ne peuvent poursuivre en ce sens, dans le contexte d’augmentation des contentieux, sans de sérieux risques d’atteinte à la qualité de la justice rendue et, donc, à l’efficacité de la régulation sociale qu’elles ont pour mission d’assurer. Régler les conflits autrement est également une nécessité en termes économiques : outre le coût des procès pour les justiciables et pour la société, le recours au juge peut dans certains cas n’être pas une voie pertinente pour le bon fonctionnement des marchés et des relations commerciales. Régler les conflits autrement est enfin une exigence sociétale : une société de « Chicaneau », dans laquelle « L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger »[iii], serait, sans douter, une société déréglée. 

La conscience de cette nécessité a conduit les Etats-Unis, après la conférence « Pound » de 1976[iv] dont le chief Justice de la Cour suprême Warren Burger fut l’un des fervents promoteurs, à faire évoluer en profondeur leur système judiciaire en favorisant les modes alternatifs de règlement des conflits : les « Alternatives dispute resolutions » (ADR).

La conscience de cette nécessité a aussi conduit l’Europe et chacun des Etats qui la composent, depuis une vingtaine d’années, à des réflexions de grande ampleur en faveur du développement des modes alternatifs de règlement des différends. La directive du 21 mai 2008 sur certains aspects de la médiation en matière civile et commerciale s’inscrit dans cette dynamique[v]. Elle repose sur la volonté de faire de la médiation un mode alternatif efficace de règlement des différends, qui puisse inspirer le développement de l’ensemble des procédures extra-judiciaires. Le Conseil d’Etat, au travers de l’étude qu’il a réalisée sous le titre « Développer la médiation dans le cadre de l’Union-européenne » à la demande du Premier ministre pour préparer la transposition de cette directive, s’est pleinement approprié cet objectif.

De fait, cette étude met en évidence que les modes non juridictionnels de règlement des différends, tels que la médiation, sont des processus appropriés pour répondre et remédier à la judiciarisation croissante de notre société (I). Le cadre juridique adapté qu’elle propose (II) pourrait aussi contribuer au développement de ces processus alternatifs de règlement des litiges en matière administrative, domaine dans lequel ils sont particulièrement pertinents (III). 

 

 

I.- Les modes non juridictionnels de règlement des différends sont, par leurs objectifs, leurs méthodes et leurs résultats, des processus appropriés pour répondre et remédier à la judiciarisation croissante de notre société.

 

A.- Les modes non juridictionnels de règlement des différends répondent principalement à deux objectifs qui font d’eux des instruments utiles et adaptés pour prévenir des litiges ou pour tenter d’y mettre un terme.

 

1.- Le premier de ces objectifs est de permettre aux parties de résoudre un différend sans être contraint de s’en remettre à la décision d’un tiers, que celui-ci soit un juge étatique ou un arbitre. Cet objectif se traduit d’abord par le caractère essentiellement volontaire du recours à la plupart de ces processus et par l’inspiration contractuelle dont ils procèdent. La médiation, comme la conciliation, la transaction, ou encore la convention de procédure participative reposent en effet, d’abord, sur la volonté des parties d’œuvrer conjointement à la résolution amiable de leur différend.

Ce premier objectif se traduit également par le rôle du tiers indépendant, lorsque ces processus y recourent. La mission du médiateur, comme celle du conciliateur – bien qu’avec un degré d’implication plus grand pour ce dernier-, n’est pas d’imposer une solution aux parties mais bien, avant tout, d’aider au rapprochement des points de vue.

 

2.- Le second objectif que poursuivent les modes non juridictionnels de règlement des différends est la recherche d’une solution, non nécessairement « la plus exacte possible au regard de la règle de droit mais […] la plus apte possible à permettre le maintien d’une convergence des intérêts entre les parties »[vi]. Ces processus permettent en effet de prendre en considération, pour la résolution d’un litige, des questions sans lien direct avec l’application stricte de la règle de droit, liées par exemple à la psychologie des parties ou encore à la perception qu’ont celles-ci des enjeux matériels en litige[vii]. Leur objectif est donc aussi, de ce fait, un objectif de pacification des relations entre les parties fondé sur le sentiment qu’ont celles-ci de l’équité.

 

B.- La souplesse des méthodes de règlement non juridictionnel des différends participe aussi de cette vertu pacificatrice.

 

            1.- Cette souplesse est une caractéristique intrinsèque de ces processus. La médiation et la conciliation en témoignent : elles peuvent toutes deux être diligentées, soit à l’initiative des parties, soit être requises ou suggérées par un juge. Elles ne sont pas nécessairement enserrées dans des contraintes de temps ou de délais : les parties peuvent adapter elles-mêmes la procédure et les délais à l’urgence ou à la complexité du litige, ce qui distingue ces processus du recours au juge. Cette souplesse repose aussi, enfin, sur la discrétion qui est une caractéristique propre aux modes alternatifs de règlement des conflits.  

 

2.- La souplesse des modes non juridictionnels de règlement des différends résulte également de ce qu’ils sont conduits à la lumière du droit et sous la protection de la justice – « in the shadow of law » dirait-on en anglais, d’après le titre de l’article publié en 1979 par Robert Mnookin et Lewis Kornhauser[viii]-. Ainsi, les droits sur lesquels les parties peuvent négocier sont limités : cette limitation n’est pas excessive, mais elle suffit à prévenir, notamment, toute atteinte aux droits fondamentaux et à l’ordre public. En outre, lorsque les parties ont recours, par exemple, à une conciliation ou à une médiation, elles conservent toujours la possibilité de faire appel au juge, si elles le souhaitent ou en cas d’échec du processus. Elles ont également la possibilité de faire appel au juge pour assurer l’exécution de leur accord ou de leur transaction, au travers notamment de l’homologation de ceux-ci [ix]. Cette complémentarité entre les modes non juridictionnels de règlement des différends et la justice étatique permet aussi opportunément de prévenir toute appropriation de ces processus par une communauté professionnelle. Enfin, si les modes non juridictionnels de règlement des différends permettent de s’écarter de l’application stricte de la règle de droit, celle-ci n’en reste pas moins, en pratique, un guide essentiel pour déterminer la solution du conflit. Tel est le sens de l’analyse menée par Robert Mnookin et Lewis Kornhauser dans le cas des transactions de divorce, à laquelle je viens de faire  référence.

 

C.- Du fait de leurs objectifs et de la souplesse de leurs méthodes, les modes non juridictionnels de règlement des différends ont des domaines d’application potentiels importants et des résultats significatifs, voire probants.

 

1.- Outre la matière administrative, sur laquelle je reviendrai, de nombreux domaines se prêtent à leur utilisation. En témoignent les dispositifs existant en France, dont beaucoup ont été créés au cours des 15 dernières années. L’on peut penser à la médiation judiciaire en matière civile, créée par la loi du 8 février 1995. Plusieurs dispositifs de médiation existent également en matière prud’homale et en matière scolaire. La médiation, la transaction et la conciliation sont aussi des processus particulièrement adaptés pour les litiges dans le domaine commercial, dans le domaine bancaire, dans celui des assurances ou encore dans le domaine social, domaines qui seront évoqués au cours des tables-rondes de cet après-midi.

 

            2.- Lorsque de telles procédures alternatives ont été instaurées, elles présentent en outre des résultats significatifs, voire probants. En France, le Centre de médiation et d’arbitrage de Paris évalue par exemple à environ 75-80% le taux de réussite des médiations qu’il conduit[x]. En Europe, l’étude menée en 2009 à la demande de la Commission dans les 27 Etats de l’Union a montré que, dans le domaine de la consommation, les modes alternatifs de règlement des différends étaient regardés, dans plus de 80% des cas, comme des moyens très efficaces de résolution d’un litige[xi].  

 

II. Le développement des modes non juridictionnels de règlement des différends nécessite la mise en place d’un cadre juridique plus adapté.

 

            A.- Bien entendu, la souplesse des modes alternatifs de règlement des différends, en particulier de la médiation, exclut qu’ils soient soumis à un régime procédural strict et à des contraintes trop étendues sur le fond du droit applicable.

 

1.-Leur développement nécessite néanmoins de définir précisément les principes fondamentaux qui leur sont applicables. En termes de procédure, les modes alternatifs de règlement des différends ne relèvent bien évidemment pas de la notion de « procès équitable » - ils en perdraient leur caractère « alternatif »[xii]. Un minimum de formalisme et de garanties sont néanmoins nécessaires, pour prévenir la conclusion d’accords déloyaux, qui entérineraient une situation de faiblesse ou résulteraient d’un défaut d’information de l’une des parties. S’agissant de la médiation, trois principes paraissent particulièrement importants. Le premier est le principe de la diffusion transparente d’informations, qui peut être rattaché à l’idée d’égalité des armes. Le deuxième principe est celui de la confidentialité de ces informations[xiii]. Le troisième principe est la possibilité de recourir à l’homologation, par un juge, de l’accord ou de la transaction. A ces principes peut également être ajouté celui selon lequel les parties doivent avoir la faculté, si elles le souhaitent, d’être assistées par un professionnel du droit pendant le déroulement d’une médiation, d’une conciliation ou d’une transaction.

 

Selon une logique analogue, la liberté laissée aux parties pour convenir d’un accord ou d’une transaction, y compris lorsque ceux-ci sont fondés sur des considérations extra-juridiques, ne doit pas avoir pour effet de porter atteinte à des règles ou des principes relevant de l’ordre public. Cette question se pose, par exemple, en droit des assurances, mais aussi en matière administrative.  

 

            2.- Définir un cadre juridique lisible et prévisible suppose en outre de préciser l’articulation entre eux des différents modes de règlement alternatif des différends et l’articulation de ceux-ci avec les procédures juridictionnelles. Cela implique de clarifier la définition et le champ de chacun de ces processus alternatifs : la directive du 21 mai 2008, en donnant une définition précise de la médiation, contribue à une meilleure distinction entre celle-ci et, par exemple, la conciliation. Elle conduit aussi à mieux distinguer l’accord qui peut résulter d’une médiation, d’une transaction, cette dernière supposant en principe l’existence de concessions réciproques. Quant à l’articulation des modes alternatifs de règlement des différends avec les procédures juridictionnelles, elle pourrait bénéficier, ainsi que la directive y invite dans le domaine de la médiation, de la généralisation de dispositions expresses suspendant les délais de prescription et les délais de recours pendant le déroulement du processus alternatif[xiv], ainsi que d’une meilleure distinction entre, d’une part, les processus ordonnés ou conduits par le juge et, d’autre part  les processus conduits à la seule initiative des parties.

 

            B.- Le développement des modes non juridictionnels de règlement des différends suppose également de veiller à la qualité de ces processus.

 

            1.- Cela passe d’abord par l’affirmation des garanties d’impartialité et de neutralité des tiers impliqués, le cas échéant, dans leur déroulement – le médiateur ou le conciliateur. L’article 3 de la directive du 21 mai 2008 et l’étude du Conseil d’Etat font ainsi des exigences d’impartialité, d’indépendance et de probité du médiateur des conditions essentielles de la qualité du processus de médiation[xv]. Les guides de bonnes pratiques, tels que le Code de déontologie des médiateurs adopté en 2008 par les principales organisations professionnelles de la médiation en France ou le Code de déontologie des médiateurs européens, participent également de cette politique de qualité.

 

            2.- Il convient également, dans cette perspective, de porter une attention particulière  à la capacité du médiateur ou du conciliateur, qu’il s’agisse de sa compétence dans les domaines juridiques, de ses compétences techniques et, bien évidemment, de sa compétence dans la pratique de la médiation ou de la conciliation. Plusieurs dispositifs permettant de garantir cette compétence existent déjà : ils ont été créés et sont mis en œuvre par les associations professionnelles spécialisées dans ces domaines. L’instauration d’un mécanisme d’adhésion volontaire à des associations agréées et l’obligation de suivre une formation minimale dans un organisme de formation agréé à cet effet[xvi], tels qu’elles ont été proposées par l’étude du Conseil d’Etat, devrait permettre de favoriser une harmonisation des pratiques et de consolider les garanties existantes. Ce dispositif pourrait être utilement complété par une plus grande ouverture de l’Université et des organismes de formation des professions du droit aux processus de règlement alternatif des différends. Les formations qui ont été mises en place, notamment, par le Barreau de Paris s’inscrivent assurément dans cette dynamique.

 

III. Ainsi dotés d’un cadre juridique adapté, les modes non juridictionnels de règlement des différends s’avèrent particulièrement pertinents en matière administrative.

 

A.- 1.- Les modes non juridictionnels de règlement des différends poursuivent en matière administrative les mêmes objectifs de prévention et de résolution des conflits que dans les autres domaines. Ils se fondent également sur les mêmes méthodes souples, qui permettent de concilier, d’un côté, une grande liberté des parties pour tenter de résoudre par elles-mêmes un différend et, de l’autre côté, la garantie d’un contrôle adapté du juge administratif. L’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat sur les conditions d’homologation des transactions en matière administrative témoigne clairement de la recherche d’un tel équilibre. Le juge administratif, y compris le juge de cassation[xvii], peut aujourd’hui juger recevables, en fonction de la nature du litige, les demandes d’homologation de transactions, alors même qu’aucun contentieux ne serait pendant devant lui[xviii]. Le contrôle qu’il effectue permet quant à lui de concilier le principe de liberté contractuelle des parties avec le respect des exigences procédurales et des principes de fond auxquelles il ne peut être dérogé [xix].

 

            2.- L’intérêt d’un tel contrôle, qui conduit le juge à vérifier, notamment, que la transaction ne constitue pas de la part de la collectivité publique intéressée une libéralité et qu'elle ne méconnaît pas d'autres règles d'ordre public,  tient au fait que les limites à la liberté dont disposent les parties à un processus non juridictionnel de règlement des différends en matière administrative, sont nécessairement plus fortes que dans d’autres domaines. Par essence, l’administration se distingue en effet d’une partie privée par le fait qu’elle a pour mission de mettre en œuvre l’intérêt général et que son action engage les deniers publics. Il est donc essentiel qu’un juge puisse s’assurer du respect, par l’administration, des règles impératives du droit public. Tel est le sens de la décision INSERM rendue le 17 mai 2010 par le Tribunal des conflits[xx] en matière de contrôle juridictionnel des sentences arbitrales.

 

3.- De ce fait, après avoir un temps hésité, je suis aujourd’hui convaincu que, si la matière administrative se prête au développement des modes non juridictionnels de règlement des différends, elle ne se prête pas, en revanche, à l’arbitrage. L’arbitrage n’offre en effet pas la même souplesse que la médiation, la conciliation ou la transaction. Il reste, d’abord, un mode juridictionnel de règlement des différends : il n’a donc pas la même vertu pacificatrice que, par exemple, la médiation[xxi]. L’arbitrage est aussi en principe exclusif du recours au juge étatique, si l’on excepte l’intervention éventuelle – mais sans portée sur le fond du litige- du juge d’appui ou, lorsqu’elle est requise, l’intervention du juge de l’exequatur[xxii]. De plus, lorsque la sentence arbitrale fait l’objet d’un contrôle de fond, celui-ci est particulièrement restreint, notamment dans le cas des contrats mettant en jeu les intérêts du commerce international. Si l’on ne met pas en œuvre les règles jurisprudentielles de fond fixées par l’arrêt INSERM précité, le contrôle juridictionnel exercé sur les sentences arbitrales rendues sur des litiges nés de tels contrats ne porte en effet ni sur la licéité de la clause compromissoire, ni sur le fond du litige au regard du droit interne. Il a pour unique objet de vérifier la régularité de la sentence en considération des règles matérielles –au demeurant très limitées- relevant de l’ordre public international[xxiii].

 

            B.- 1.- A contrario, les modes non juridictionnels de règlement des différends peuvent trouver à s’appliquer dans de nombreux domaines du droit administratif. Une transposition et une adaptation étendue de la directive du 21 mai 2008, par exemple, permettrait à la médiation de s’appliquer dans des pans entiers de l’action administrative non régalienne, tels que, notamment, les marchés publics, les délégations de service public, les contrats de partenariat, la responsabilité à l’occasion des dommages de travaux publics, ou encore la responsabilité hospitalière.

Par ailleurs, y compris dans certaines matières régaliennes, le développement de ce mode spécifique de règlement des différends qu’est le recours administratif préalable obligatoire peut aussi contribuer au mêmes objectifs de prévention du contentieux et de rapprochement des points de vue entre les parties. Ces recours peuvent en effet, dans certaines hypothèses, « permettre de rechercher une solution de compromis, à un niveau de responsabilité qui autorise la prise en compte d’éléments d’opportunité et non les seuls éléments de légalité »[xxiv]. Du point de vue de l’administration, les recours administratifs préalables obligatoires peuvent être « un facteur essentiel d’amélioration de la décision et de la pratique administratives »[xxv] et, donc, d’amélioration de la qualité et de pacification de la relation entre l’administration et les citoyens.

 

2.- Dans les domaines du droit administratif où les modes non juridictionnels de règlement des différends sont applicables, ceux-ci paraissent particulièrement adaptés à deux catégories de litiges. La première est celle des litiges dans lesquels les enjeux sont limités ou des litiges proches des contentieux dits « sériels », sans toutefois les recouvrir totalement. La seconde catégorie recouvre les litiges complexes ou ceux pour lesquels les enjeux sont particulièrement importants. De fait, si la mission de conciliation dévolue au juge administratif n’a pas été fréquemment utilisée depuis sa création par l’article 22 de la loi du 6 janvier 1986, elle a néanmoins montré son efficacité dans ces deux catégories de litiges. L’on peut penser aux commissions de médiation qui ont été créées pour la réparation des dommages causés par les travaux d’implantation du tramway à Nantes, Grenoble, Bordeaux, Nice ou Paris, qui ont montré leur succès. L’on peut aussi penser à la conciliation conduite par le président du tribunal administratif de Lyon en 1999 en vue de l’indemnisation de la société évincée du contrat de concession du boulevard périphérique nord de cette ville[xxvi].

 

            C.- Comment assurer effectivement le développement des modes non juridictionnels de règlement des différends en matière administrative ?

 

            1.- Les pouvoirs publics et les associations professionnelles jouent bien évidemment un rôle important à cet égard. L’étude du Conseil d’Etat, en s’appuyant sur la directive du 21 mai 2008, propose plusieurs recommandations pour continuer à développer la connaissance de la médiation par les particuliers, telle que la mise à disposition du public, au  moyen d’un site internet, des informations relatives aux organismes de médiation et aux associations de médiateurs ayant adhéré au code de déontologie des médiateurs.

 

            2.- Le juge est également, j’en suis convaincu, un rouage essentiel dans la promotion et le développement des modes alternatifs de règlement des différends. L’expérience menée en 2010 dans les chambres sociales de la Cour d’appel de Paris est à cet égard révélatrice du succès que peut rencontrer la médiation lorsqu’elle est engagée ou proposée par le juge. La mise en place d’une double convocation par la juridiction –à l’instance juridictionnelle et à une rencontre permettant d’informer les parties sur la possibilité du recours à la médiation-, la présence permanente de médiateurs lors de chaque audience des chambres sociales de la cour d’appel et l’information dispensée par le juge au cours de l’audience, en présence d’un médiateur, sur la possibilité pour les parties de recourir à la médiation dans les litiges pour lesquels ce mode de règlement des différends est approprié ont ainsi contribué à l’engagement de processus de médiation pour les 2/3 des informations dispensées au cours de l’année 2010. Ce succès met en évidence le fait qu’un rôle proactif du juge, autrement dit « l’intégration » des modes alternatifs de règlement des litiges « dans le fonctionnement des juridictions »[xxvii] est un élément essentiel pour permettre leur développement et leur pérennisation. La généralisation à l’ensemble des juridictions civiles, par le décret du 1er octobre 2010[xxviii], de la possibilité de recourir à une conciliation judiciaire déléguée par le juge, sur le fondement des propositions du rapport de la commission sur la répartition des contentieux, présidée par le Recteur Guinchard[xxix], s’inscrit également dans cette logique qui vise à allier souplesse et sécurité[xxx]. L’implication du juge administratif dans la promotion des modes non juridictionnels de règlement des différends est de manière semblable une condition de leur déploiement en matière administrative.

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            Les modes alternatifs de règlement des différends sont un enrichissement de la réponse judiciaire aux litiges et non un substitut à celle-ci [xxxi]. Tel est le cas, en particulier, de la médiation, mais aussi de la conciliation et de la transaction, qui offrent un point d’équilibre satisfaisant par les méthodes souples et non directives qu’elles emploient, entre, d’un côté, l’objectif de prévention du contentieux et de pacification sociale et, de l’autre côté, le droit pour les personnes d’avoir accès à un juge et de faire valoir leurs droits devant lui. Cet équilibre rend ces modes non juridictionnels particulièrement adaptés à la matière administrative, comme ils le sont en matière civile, commerciale ou sociale. Il permet aux parties, de fait, une liberté étendue pour mettre fin à leur différend, tout en conciliant cette liberté avec les limites qu’impose le respect des principes et des règles impératives du droit public. Il est donc important que le juge administratif, par une démarche active, contribue à leur développement, en partenariat avec les administrations, les professions du droit, les acteurs économiques et sociaux et les associations qui oeuvrent déjà en ce sens. L’étude réalisée par le Conseil d’Etat sur la transposition de la directive « médiation » et ce colloque sont une pierre importante sur cette voie.

Je remercie chaleureusement M. Pierre-Antoine Gailly, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, d’avoir accepté, non seulement d’accueillir cet événement au siège de la chambre, mais aussi de conclure les travaux de cette journée. Je remercie chacun des participants de leur contribution, ainsi que la Section du rapport et des études pour l’organisation de ce colloque qui permettra d’explorer les multiples dimensions de la médiation, des ses méthodes, de ses domaines d’application et des voies et moyens de la rendre plus effective. Je ne doute pas que les travaux de ce colloque apporteront une contribution importante à la réflexion sur les modes alternatifs de règlement des différends, en particulier sur le développement de la médiation, dans la perspective, notamment, de la transposition prochaine de la directive du 21 mai 2008 qui devrait –du moins peut-on l’espérer- procéder d’une ordonnance prise sur l’habilitation donnée par l’article 198 de la loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit actuellement en cours d’examen par le Conseil constitutionnel.

 

[i] Texte écrit en collaboration avec M. Timothée Paris, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du Vice-président du Conseil d’Etat.

[ii] Régler les conflits autrement : conciliation transaction, arbitrage en matière administrative, Etude adopté par l’assemblée générale du Conseil d’Etat le 4 février 1993.

[iii] Racine, Les Plaideurs, Acte I scène 5.

[iv] De son nom complet : National Conference on the causes of popular dissatisfaction on the administration of justice, avril 1976. Le nom de « Pound Conference » est un hommage à Roscoe Pound, qui fut doyen de la faculté de droit d’Harvard. Celui-ci avait mené, dès le début du XXème siècle, d’importants travaux de recherche sur l’amélioration du système judiciaire américain. La conférence d’avril 1976 porte le même intitulé que le discours prononcé par R. Pound en 1903 devant l’American Bar Association (The Causes of Popular Dissatisfaction with the Administration of Justice).

 

[v] Directive 2008/52/CE du Parlement européen et du Conseil européen du 21 mai 2008 sur certains aspects de la médiation en matière civile et commerciale.

[vi] G. Flécheux et P. Lafarge, « La médiation », in Le juge entre deux millénaires, Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, Paris, 2000, p. 301.

[vii] Voir sur ce point A. Bolze, « Le procès, risque à éviter : les modes alternatifs de règlement des litiges », Revue générale de droit des assurances, 1er juillet 2010, n° 2010-03, pp. 481 et sq.

[viii] Robert H. Mnookin et Lewis Kornhauser, « Bargaining in the shadow of law: the case of divorce », The Yale law journal, 1979, pp. 950 et sq. Dans cet article, les auteurs démontrent, en substance, que le la règle de droit n’est pas seulement une règle qui s’impose d’en haut, mais est aussi un guide dont d’inspirent de manière constante les modes alternatifs de règlement des différends et, plus particulièrement, puisqu’il s’agit de l’exemple étudié, la négociation-transaction qui peut régler les divorces aux Etats-Unis sans recours au juge.

[ix] L’article 6 de la directive du 21 mai 2008 dispose ainsi que : « 1. Les États membres veillent à ce que les parties, ou l’une d’entre elles avec le consentement exprès des autres, puissent demander que le contenu d’un accord écrit issu d’une médiation soit rendu exécutoire. (…) 2. Le contenu de l’accord peut être rendu exécutoire par une juridiction ou une autre autorité compétente au moyen d’un jugement ou d’une décision ou dans un acte authentique, conformément au droit de l’État membre dans lequel la demande est formulée ».

[x] E.-A. Télémaque, « La médiation en propriété intellectuelle : un outil de prévention et de pacification des litiges à consommer sans modération », In Gaz. Pal. 11 mars 2008, n° 71, pp. 8 et sq.

[xi] Study on the use of Alternative Dispute Resolution in the European Union, rapport final de l’étude menée par le Consumer Policy Evaluation Consortium, soumis à la Commission européenne le 16 octobre 2009, p. 346.

[xii] Voir sur ce point, notamment, N. Fricéro, « Modes alternatifs de règlement des conflits et procès équitable », in Liberté, justice, tolérance, Mélanges en l’honneur du Doyen Cohen-Jonathan, op. cit. ibid.

[xiii]Ainsi que le rappelle expressément l’article 7 de la directive du 21 mai 2008 : « … les États membres veillent à ce que, sauf accord contraire des parties,  ni le médiateur ni les personnes participant à l’administration du processus de médiation ne soient tenus de produire, dans une procédure judiciaire civile ou commerciale ou lors d’un arbitrage, des preuves concernant les informations résultant d’un processus de médiation ou en relation avec celui-ci, excepté: a) lorsque cela est nécessaire pour des raisons impérieuses d’ordre public dans l’État membre concerné, notamment pour assurer la protection des intérêts primordiaux des enfants ou empêcher toute atteinte à l’intégrité physique ou psychologique d’une personne; ou b) lorsque la divulgation du contenu de l’accord issu de la médiation est nécessaire pour mettre en oeuvre ou pour exécuter ledit accord. »

[xiv] La question des effets de la médiation sur les délais de prescription est expressément prévue par l’article 8 de la directive du 21 mai 2008, qui trouve déjà un écho en droit interne dans l’article 2238 du code civil. L’étude du Conseil d’Etat propose la transposition explicite de cet article de la directive à la matière administrative. Elle propose également, dans cette matière, de prévoir des dispositions permettant de suspendre les délais de recours pendant une durée de trois mois, avec pour objectif de concilier le principe de sécurité juridique et la qualité qui doit s’attacher au processus de médiation (p. 50).

[xv] L’article 131-5 du code de procédure civile dispose d’ores et déjà que « La personne physique qui assure l'exécution de la mesure de médiation doit satisfaire aux conditions suivantes : 1° Ne pas avoir fait l'objet d'une condamnation, d'une incapacité ou d'une déchéance mentionnées sur le bulletin n° 2 du casier judiciaire ; / 2° N'avoir pas été l'auteur de faits contraires à l'honneur, à la probité et aux bonnes moeurs ayant donné lieu à une sanction disciplinaire ou administrative de destitution, radiation, révocation, de retrait d'agrément ou d'autorisation ; /3° Posséder, par l'exercice présent ou passé d'une activité, la qualification requise eu égard à la nature du litige ; /4° Justifier, selon le cas, d'une formation ou d'une expérience adaptée à la pratique de la médiation ;/5° Présenter les garanties d'indépendance nécessaires à l'exercice de la médiation. »

[xvi] Selon une procédure analogue, par exemple, à celle instaurée en Belgique par la loi du 21 février 2005.

[xvii] CE ass. 11 juillet 2008, Société Krupp Hazemag, Lebon p. 273 avec les conclusions de B. Dacosta., Lebon p.

[xviii] CE ass 6 décembre 2002, Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l'Haÿ-les-Roses, Lebon p.433 avec les conclusions de G. Le Chatelier. Cet arrêt juge, notamment, que sont recevables les conclusions à fin d'homologation d'une transaction intervenue entre les parties en cours d'instance et que la recevabilité d'une demande d'homologation doit être admise, dans l'intérêt général, lorsque la conclusion d'une transaction vise à remédier à une situation telle que celle créée par une annulation ou la constatation d'une illégalité qui ne peuvent donner lieu à régularisation, ou lorsque son exécution se heurte à des difficultés particulières. Tel peut notamment être le cas en matière de marchés publics et de délégations de service public.

[xix] Le juge vérifie que les parties consentent effectivement à la transaction, que l'objet de cette transaction est licite, qu'elle ne constitue pas de la part de la collectivité publique intéressée une libéralité et qu'elle ne méconnaît pas d'autres règles d'ordre public. CE ass 6 décembre 2002, Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l'Haÿ-les-Roses, précité.

[xx] TC 17 mai 2010, Institut national de la santé et de la recherche médicale  c/Fondation Letten F. Saugstad, à publier au Recueil Lebon.

[xxi] Ainsi que le souligne le professeur Jarrossson, «  l’arbitre impose sa solution, le médiateur la propose et les parties disposent ». C. Jarrosson,  « Médiation et conciliation : définition et statut juridique », Gaz. Pal. 1996 p. 952 n°10.

[xxii] En témoigne l’article 148 du code de procédure civile, qui impose à une juridiction d’Etat devant laquelle est portée un litige dont un tribunal arbitral est saisi en vertu d’une convention d’arbitrage, de se déclarer incompétente.

[xxiii] Cass, 1ère civ. 4 juin 2008, n°06-15320.

[xxiv] Les recours administratifs préalables obligatoires, étude  adoptée par l’assemblée générale du Conseil d’Etat le 29 mai 2008, La Documentation française, Paris, 2008, pp. 36-37.

[xxv] Idem p. 38.

[xxvi] Sur ces points, voir J.-M. Le Gars, La conciliation par le juge administratif, AJDA 2008, pp. 1468 et sq.

[xxvii] Célérité et qualité de la justice. La médiation, une autre voie. Rapport du groupe de travail sur la médiation présidé par Jean-Claude Magendie, 2008, p. 80.

[xxviii] Décret n° 2010-1165 du 1er octobre 2010 relatif à la conciliation et à la procédure orale en matière civile, commerciale et sociale.

[xxix] L’ambition raisonnée d’une justice apaisée, rapport au garde des Sceaux de la Commission sur la répartition des contentieux, présidée par Serge Guinchard, La Documentation française, Paris, 2008.

[xxx] Voir sur ce point, notamment, N. Gerbay, « Premières vues sur le décret du 1er octobre 2010 relatif à la conciliation et à la procédure orale en matière civile, commerciale et sociale », Gazette du Palais, 12 octobre 2010, n°285, pp. 17 et sq.

[xxxi] Voir sur ce point, par exemple, F. Vert, « Les sept enseignements du rapport Magendie sur la médiation », contribution à la session de formation continue de l’Ecole Nationale de la Magistrature, intitulée «Médiation : Enjeux et perspectives à la Cour d'appel de Paris», Les Annonces de la Seine, lundi 11 avril 2011, n° 23, p. 8.