Les critères de la qualité de la Justice

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Célébration des vingt ans du Tribunal de première instance des Communautés européennes, Luxembourg le 25 septembre 2009

Les critères de la qualité de la Justice Introduction de Jean-Marc Sauvé< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [1]</a>, Vice-président du Conseil d'Etat (France)

Altesse royale,Messieurs les Présidents de la Cour de justice des Communautés européennes et du Tribunal de première instance,Mesdames et Messieurs les présidents,Mesdames et Messieurs les juges et les avocats généraux,Mesdames et Messieurs les greffiers,Mes chers collègues,Mesdames et Messieurs,

            Les organisateurs du présent colloque m'ont demandé d'engager avec vous une réflexion sur les critères de qualité de la Justice -tâche passionnante, mais difficile-. Le thème, dont le choix me paraît judicieux, appelle quelques éclaircissements préalables.

          D'abord, parce que le débat sur la qualité de la justice est infiniment réducteur, s'il est centré sur lui-même. Il ne peut y avoir de discours sur la qualité de l'institution judiciaire sans prise de position, au moins implicite, sur la fonction et les fins de la justice. Le philosophe Michel Villey a justement écrit que « L'oubli des fins caractérise la pensée moderne, qu'il s'agisse de la vérité, de la beauté, de la bonté ou de la justice » < ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [2]</a>. C'est d'abord par une réflexion sur les fins de la justice que l'on peut concevoir de manière pertinente des critères de qualité de l'institution judiciaire et, partant, entreprendre une évaluation et une amélioration de cette qualité. Une fois payé ce tribut de principe à la philosophie du droit et avouée ma première impasse, je dois reconnaître une seconde difficulté majeure, qui n'est pas sans lien avec la première.

Evaluer la qualité de la justice conduit en effet à se confronter à l'évolution dans le temps des critères de qualité, à leur diversité et à la variété de leurs modes de contrôle. Le thème de la qualité de la justice est monté en puissance dans le débat public depuis deux décennies, car il correspond à des préoccupations ou des exigences nouvelles procédant :

-  de la conscience des limites d'une approche purement juridique du fonctionnement de la justice ;

-  des attentes nouvelles du public et des professionnels du droit vis-à-vis du service public de la justice ;

- de la volonté de mieux allouer les ressources publiques et d'améliorer le service rendu aux justiciables. 

Mais le succès de ce thème n'a pas suffi à forger une unité conceptuelle ou, plus simplement, un consensus sur ce qu'est la qualité de la justice et sa mesure. Nous rencontrons certes des lignes de force que le professeur Benoît Frydman< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [3]</a>, professeur à la Faculté de droit de l'Université libre de Bruxelles et directeur du Centre Perchman de philosophie du droit, a remarquablement analysées : le discours sur la qualité des décisions de justice a progressivement glissé, dans la théorie et la pratique contemporaines, d'une conception substantielle vers une conception procédurale et, à présent, managériale. La qualité de la justice, qui s'est incarnée chez les Anciens dans la décision juste exigeant plus de vertu que de science et chez les Modernes dans la décision exacte, c'est à dire conforme à l'ordre de la loi, a fait place, sous l'influence de la sociologie du droit< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [4]</a>, à des conceptions fondées sur le rôle régulateur de la justice : dans ce contexte, une bonne justice est celle qui opère une balance correcte des intérêts en présence ; elle recherche l'équilibre et se soucie d'opérer un contrôle de proportionnalité. Le moins que l'on puisse dire est que notre vision actuelle de la qualité de la justice n'a pas répudié cet héritage.

Mais d'autres conceptions se sont dessinées, notamment sous l'influence de Dworkin ou Perelman : la mesure de la qualité d'une décision de justice serait moins son exactitude ou la pertinence de ses effets que la qualité de l'argumentation qui la soutient et que le juge développe dans sa motivation. Car une décision de justice ne procède ni d'une démonstration, ni d'un calcul, mais d'un choix dont il faut rendre compte du bien-fondé.  D'où l'importance de la motivation dans l'évaluation de la qualité< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [5]</a>. On reconnaît dans ce modèle la thèse selon laquelle la vérité d'une décision ou d'une proposition se fonde en priorité sur l'accord de la communauté scientifique, voire sur l'adhésion de l'auditoire universel.

          Une approche distincte de la qualité est montée en puissance depuis deux ou trois décennies : l'approche procédurale fondée sur la qualité du débat contradictoire et l'équité du procès. Dans cette conception devenue très prégnante, la qualité ne se mesure pas par référence au contenu de la décision ou à la qualité de la motivation, mais dépend en priorité des conditions des débats : ceux-ci doivent avoir été conduits conformément aux règles de l'éthique de la discussion, c'est-à-dire, dans le langage du droit, aux règles du procès équitable et aux droits de la défense. Le respect de ces règles est une condition, sinon suffisante, du moins nécessaire, de la qualité et même de la légalité des décisions de justice.

          La dernière étape des conceptions de la qualité de la justice a été l'étape managériale pour les raisons mêmes qui ont provoqué le surgissement du débat sur la qualité : le coût, l'efficacité, les délais, l'aptitude de la justice à répondre aux besoins des justiciables. Cette conception conduit à s'intéresser, au-delà du bon déroulement des procédures, aux conditions dans lesquelles la justice est administrée est rendue. Elle s'intéresse plus aux « process » qu'au procès et aux indicateurs globaux, quantitatifs ou qualitatifs, qu'aux considérations d'espèce, même représentatives d'une situation d'ensemble.

            Cette approche managériale, s'ajoutant aux visions de la qualité de la justice que j'ai évoquées, a débouché sur la construction de batteries d'indicateurs variés conçus soit dans le cadre de travaux académiques, soit dans les systèmes de justice ayant engagé des expérimentations ou des réformes tendant à évaluer  et améliorer la qualité. Sont habituellement cités parmi ces expérimentations : le « Civil justice reform act » de 1990 destiné à réduire les délais et les coûts privés des juridictions fédérales américaines, le « Trial court performance standards » pour les juridictions des États fédérés américains, l'expérience pilote canadienne « Nova Scotia judicial development project », ou encore le « Programme pour le renforcement de l'organisation judiciaire » (PRVO en néerlandais) des Pays-Bas< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [6]</a>.

C'est à partir de l'ensemble des réflexions fondamentales ou expérimentales conduites dans le domaine de la qualité de la justice que j'ai tenté d'identifier quelques grandes catégories de critères à l'aune desquels peut être appréciée la qualité de la justice en général, mais aussi celle rendue par les juridictions européennes et, en particulier, le Tribunal de première instance des Communautés européennes (TPICE). Je l'ai fait avec scrupule, pour au moins trois raisons : ce choix suppose une connaissance approfondie et presque interne des juridictions européennes dont je suis dépourvu, même si j'observe de près et applique sans ambiguïté ni faux-semblant leur jurisprudence ; il impose, je l'ai assez suggéré, des arbitrages délicats entre des conceptions du droit et de la justice, dont j'ai suffisamment montré l'hétérogénéité ; et bien sûr, ce choix ne peut faire consensus. Nous aurons donc sans aucun doute des débats sur la pertinence du choix des critères, avant de nous prononcer à leur lumière sur  l'évaluation de l'activité des juridictions, qu'il s'agisse de celles de nos États ou de celles de l'Union européenne et, en particulier, du TPICE. Mais j'ai fait le choix que je propose avec détermination, car les critères retenus, toujours discutables, sont assez denses, riches et flexibles pour nous donner la possibilité de discuter utilement des aspects essentiels de la qualité de la justice.

            En prenant pour fil conducteur les différentes étapes du procès, il me semble que sept éléments peuvent rendre compte de la qualité de la justice : 1. l'accès à celle-ci ; 2. la célérité du procès, mais aussi la prévisibilité et l'optimisation du temps judiciaire ; 3. la stabilité et la prévisibilité des jugements qui sont source de sécurité juridique pour les justiciables ; 4. la qualité de la relation entre le juge et les parties ; 5. l'intelligibilité des décisions rendues ; 6. la possibilité d'en obtenir  l'exécution, forcée le cas échéant ; 7. enfin, l'acceptabilité sociale de la justice rendue, c'est-à-dire la légitimité de cette justice et la confiance qu'elle suscite auprès des justiciables.

  Ces critères n'évincent aucune des conceptions fondamentales de la qualité de la justice que j'ai évoquées. Ils permettront d'aborder en particulier la question centrale des délais de jugement, mais aussi l'ouverture du prétoire, l'efficacité et l'équité de la procédure, la qualité intrinsèque des décisions rendues - au regard du droit applicable et de leur capacité à susciter l'adhésion des justiciables et des professionnels du droit.

            Ces critères n'éludent pas non plus les critères essentiels d'indépendance et d'impartialité et, plus largement, le respect des règles du procès équitable. Ils incluent en revanche des questions que d'éminents auteurs< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [7]</a> considèrent comme extérieures au champ de notre réflexion, comme l'accès à la justice ou l'exécution de ses décisions, parce qu'elles sont situées trop en amont ou en aval de la justice stricto sensu et donc de la mesure de sa qualité.

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Avant d'entrer dans le vif du sujet, je ferai encore deux remarques. Je voudrais saluer, en premier lieu, l'initiative prise par le TPICE de placer son 20ème anniversaire sous le signe du questionnement sur la qualité de la justice et, notamment, de celle qu'il rend. Cette initiative témoigne du sens de sa responsabilité, de sa capacité à s'interroger sur ses résultats et à se projeter simultanément dans l'avenir à l'horizon de la décennie qui vient devant un aréopage éminent et exigeant. Je doute que notre assemblée puisse apporter des réponses univoques ou unanimes à toutes les questions posées. Du moins saura-t-elle, j'en suis sûr, saluer le parcours remarquable accompli par ce tribunal depuis 20 ans et contribuer à éclairer son avenir.

Je voudrais souligner, en deuxième lieu, que l'objectif de qualité de la justice est à l'origine même de la création du TPICE. En effet cette création a été justifiée en 1988 par deux considérations : la première était le besoin de « soulager » la Cour de justice pour lui permettre de se concentrer sur sa mission principale, celle de trancher les grandes questions de droit intéressant l'ordre juridique communautaire ; la seconde considération soulignait l'intérêt d'une juridiction qui se concentrerait sur les litiges « posant des  questions de fait complexes », sous réserve d'un pourvoi limité aux questions de droit. L'objectif de qualité était donc indirect et direct.

- indirect, en ce qu'il s'agissait de libérer la Cour de justice d'une partie de sa charge pour lui permettre d'élaborer une meilleure jurisprudence ;

- directe, en ce qu'il s'agissait d'examiner avec une précision respectueuse du droit au procès équitable les questions de fait soulevées dans les litiges soumis, dans un premier temps, par les particuliers seuls, y compris les fonctionnaires et les entreprises, et permettre l'exercice d'un double degré de juridiction sur ces questions.

Ce sont les mêmes objectifs qui ont présidé aux transferts ultérieurs de compétence de la Cour de justice vers le TPICE : pour les litiges relatifs à la marque communautaire puis, avec le Traité de Nice, pour tous les recours (sauf interinstitutionnels) dirigés contre les actes de la Commission et, notamment, les recours des États membres en matière d'aides d'Etat.

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1/ L'accès à la justice

Je n'aborderai que très incidemment la question de l'accès à la justice qui fait l'objet de l'autre atelier présidé par le professeur Jürgen Schwarze. Je soulignerai simplement à ce sujet que le débat s'est focalisé pendant de nombreuses années  sur les conditions très restrictives de l'accès des particuliers au prétoire du juge communautaire de la légalité. Le TPICE a tenté par l'arrêt Jégo-Quéré et Cie SA du 3 mai 2002, arrêt d'ailleurs remarquablement motivé, d'adopter une conception plus extensive de la personne « directement » et surtout « individuellement » concernée par une norme communautaire, que celle retenue jusqu'alors par la Cour de justice. On sait que cette invitation faite à la Cour d'infléchir sa jurisprudence n'a pas eu les suites escomptées, l'arrêt du 25 juillet 2002 Unión de Pequeňos Agricoltores c/Conseil ayant maintenu une lecture rigoureuse de l'article 230 du TCE. Mais le débat ouvert sur cette question et la position du TPICE a abouti, on le sait, à une nouvelle rédaction de l'article 230 du TCE dans le Traité de Lisbonne.

Ce débat sur l'accès à la justice communautaire ne saurait à mes yeux être détaché de la réflexion sur l'accès des citoyens et des entreprises à la justice contre les décisions, réglementaires ou non, des autorités publiques des États membres. Il existe en Europe des traditions juridiques radicalement hétérogènes aussi bien sur la possibilité de contester directement les actes réglementaires que sur la notion d'intérêt à agir pour attaquer un acte de l'administration. Une convergence dans le sens de l'ouverture serait certainement souhaitable.

2/ La célérité de la justice

Quant au critère de la célérité, qui sera abordé cet après-midi, vous me permettrez d'en dire brièvement quelques mots, car il me paraît essentiel. Naturellement, une justice trop rapide peut être expéditive et contre-productive, car il faut parfois laisser du temps au débat contentieux pour qu'il déploie pleinement l'ensemble de ses virtualités. Et la qualité d'une décision juridictionnelle - j'y reviendrai - ne se mesure pas seulement au temps qu'a mis le juge à la rendre : elle n'est pas inversement proportionnelle à ce temps. Ces réserves formulées, il me semble néanmoins que la dimension temporelle du procès est fondamentale, tant il est vrai qu'une justice tardive peut fréquemment être assimilée à un déni de justice : « Slow justice is no justice ». J'ajoute que, concernant le contentieux économique, il importe tout particulièrement de mettre en accord le temps du droit et le temps propre à la vie économique : une déconnexion entre les deux peut s'avérer préjudiciable à la « bonne marche des affaires » et, partant, à la compétitivité de l'économie tout entière. Il convient à cet égard de souligner les efforts du TPICE en matière de délais de jugement : entre 2007 et 2008, le délai moyen de jugement d'une affaire ordinaire (ie hors fonction publique et propriété intellectuelle) est passé de 29,5 à 26 mois, ce délai étant parallèlement  passé de 24,5 à 20,4 s'agissant des affaires de propriété intellectuelle< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [8]</a>. Cette durée est élevée, même en tenant compte du fait que de nombreux recours en matière de concurrence sont techniquement et procéduralement complexes. La pression sur les délais ne se relâche pas, puisque le tribunal ne parvient pas dans la durée à juger plus d'affaires qu'il n'en reçoit. Par conséquent, le nombre des affaires pendantes continue de croître : il était de 1181 au 30 juin 2009.

Pour faire face à cette situation, le TPI s'efforce depuis plusieurs années d'utiliser tous les moyens à sa disposition pour traiter dans les meilleures conditions les dossiers les plus urgents. C'est ainsi qu'un tiers environ des demandes de procédure accélérée -procédure introduite en 2001- sont accueillies, moyennant un engagement des avocats concernés de limiter le volume de leurs écritures. Cette procédure exprime le réalisme dont doit faire preuve toute juridiction : les dossiers doivent pouvoir être hiérarchisés en fonction des enjeux propres à chaque espèce. Quant aux procédures d'urgence< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [9]</a>, l'augmentation du nombre des référés -21 en 2005, 25 en 2006, 34 en 2007 et 58 en 2008- traduit l'efficacité de cette procédure. Le TPICE a aussi fourni de gros efforts pour accroître sa productivité, notamment en jugeant depuis 2007 le plus grand nombre possible d'affaires en chambres à trois juges :    84,3  % des affaires clôturées en 2008 ont été jugées par trois juges, pour 2,8 %  en chambre à cinq juges et aucune en grande chambre< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [10]</a>. De même, le recours aux ordonnances permet de régler chaque année entre un tiers et plus de la moitié des affaires.

En 2008, le TPICE a poursuivi la rénovation de ses méthodes de travail, tout en veillant à ne pas porter atteinte à la qualité des décisions rendues. Le règlement de procédure a ainsi été modifié pour permettre au tribunal de statuer sur les recours en matière de propriété intellectuelle sans procédure orale.

Les tribunaux administratifs, en France, ont un délai moyen de jugement constaté pour les affaires dites « ordinaires » (c'est-à-dire celles dont le délai de jugement n'est pas imposé par un texte et qui ne sont pas réglées par ordonnance) de 26 mois, les dossiers enregistrés depuis plus de deux ans représentant encore plus du quart des affaires en instance< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [11]</a>. Il s'agit, on le voit, d'un délai de jugement similaire à celui du TPICE. En revanche, le délai prévisible de jugement, compte tenu du redressement opéré ces dernières années, est revenu à treize mois. Quant aux procédures d'urgence, elles ont été refondées par la loi du 30 juin 2001 et elles permettent d'apporter une solution provisoire à environ 10 % des affaires. 

3/ La stabilité et la prévisibilité de la jurisprudence

Une justice de qualité est aussi une justice dont les décisions sont stables et prévisibles. Il en va de la sécurité juridique des justiciables, qui doivent pouvoir compter sur la stabilité de la jurisprudence afin d'adapter en conséquence leurs comportements. Une jurisprudence « erratique » ne sert pas la sécurité juridique nécessaire à la vie des affaires, comme à la vie administrative et civique.

S'agissant plus spécifiquement de la situation du TPICE, soumis au contrôle de cassation de la CJCE, la prévisibilité de ses décisions se manifeste principalement, comme pour toutes les juridictions de première instance, par le respect de la jurisprudence de la juridiction dont elle relève. Elle se traduit également par les modalités de mise en œuvre de revirements de jurisprudence. Elle se manifeste enfin par la publicité et la diffusion de la jurisprudence, et par les modalités d'accès à celle-ci.

Le premier point n'appelle pas de développements particuliers, les chiffres parlant d'eux-mêmes : depuis 2002, le taux des pourvois dirigés contre les décisions du TPICE s'élève en moyenne à 25,4%. 18%  des décisions attaquées sont, en moyenne, casséespar la CJCE< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [12]</a> en tout ou partie. Au total donc, 95,5% des affaires portées devant le tribunal sont résolues conformément à la position qu'il a adoptée. Ces bonnes statistiques qui manifestent  la qualité intrinsèque des décisions rendues, c'est-à-dire leur conformité à la règle de droit, sont similaires à celles existant en France pour les juridictions administratives : 20% des jugements font l'objet d'un recours et un cinquième de ces recours connaît un succès total ou partiel : par conséquent, 96 % des affaires sont réglées conformément à la solution qui leur a été donnée par les premiers juges.

Si l'on considère, au-delà des indicateurs tirés des taux de pourvoi et de l'issue de ces pourvois, les principaux blocs de compétence du TPICE -concurrence, aides d'Etat, marques CE, fonction publique-,  force est de reconnaître que la jurisprudence de ce tribunal est aujourd'hui bien établie et ne fait l'objet de grandes innovations que de manière mesurée. La jurisprudence du tribunal est donc prévisible, cette prévisibilité étant sans doute imputable aux contentieux spécialisés dont le TPICE a la charge, à la relative stabilité des normes à interpréter et à une attitude peut-être assez peu finaliste, cette juridiction se concevant sans doute moins comme le moteur de l'intégration communautaire que comme un juge de la légalité. Cette jurisprudence n'est pas pour autant conservatrice, comme le montre la contribution du TPICE, sous le contrôle de la Cour de justice, à l'innovation jurisprudentielle dans les domaines tels que la responsabilité sans faute (arrêt FIAMM du 14 décembre 2005) ou la responsabilité pour faute de la Commission dans les procédures de concentration d'entreprises (arrêt Schneider Legrand du 22 octobre 2002).

 

Le deuxième aspect de la prévisibilité des jugements concerne la question des revirements de jurisprudence : il arrive -c'est inévitable et souvent souhaitable- que la jurisprudence évolue. Cela peut avoir des conséquences néfastes pour le justiciable qui s'était conformé à l'état antérieur de la jurisprudence, le revirement de jurisprudence ayant, en principe et par sa nature même, un effet rétroactif, le juge révélant la portée préexistante de la loi en l'interprétant. Si des techniques existent pour annoncer le revirement à venir (« obiter dictum » dans les pays de common law par exemple), ou pour en atténuer les effets (procéder au revirement dans une affaire où cela profitera à un justiciable, sans nuire aux droits de l'autre partie - un arrêt de rejet par exemple), il est des hypothèses dans lesquelles le revirement provoque, en soi, des effets indésirables. Le Conseil d'Etat français a récemment eu l'occasion de juger que, dans certaines circonstances exceptionnelles, le revirement de jurisprudence pouvait ne pas avoir d'effet rétroactif (CE 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation), s'inscrivant ainsi dans la lignée de solutions précédemment adoptées par différentes juridictions, dont la Cour de cassation française (arrêt du 21 décembre 2006)  ou la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH 10 octobre 2006, Pessino). Ce faisant, le juge administratif français est en harmonie avec la solution dégagée depuis près d'un quart de siècle par la CJCE (arrêt du 27 février 1985, Société des produits du maïs, où elle se réserve le droit de moduler dans le temps les effets de ses revirements, « à titre exceptionnel » et pour « d'impérieuses considérations de sécurité juridique »), cette solution ayant été étendue ultérieurement au renvoi préjudiciel en appréciation de validité.

Le TPICE n'est pas fréquemment confronté à cette problématique puisque, en principe, il se conforme à la jurisprudence de la Cour. Il n'a, à ma connaissance, essayé qu'une fois de s'en écarter, à propos de la notion de personne individuellement concernée par une norme communautaire, par l'arrêt Jégo-Quéré et Cie SA du 3 mai 2002 dont j'ai parlé. Par ailleurs, ses autres innovations jurisprudentielles ne semblent pas avoir suscité de difficulté quant à leur application dans le temps.

Enfin, la prévisibilité des décisions d'une juridiction suppose que le justiciable et, plus généralement, le citoyen puisse avoir une connaissance suffisante de sa jurisprudence. A cet égard, les conditions de diffusion des décisions rendues par le TPICE me semblent particulièrement adaptées : à une publication en ligne rapide et intégrale assurée par le  greffier (l'article 86 du règlement de procédure dispose que « la jurisprudence du Tribunal est publiée par les soins du greffier »), s'ajoute la publication annuelle de l'ensemble des notes de doctrine publiées sous chacune des décisions rendues, permettant au lecteur un accès aisé et rapide tant à la source brute qu'aux commentaires qui y sont consacrés. Tout au plus pourrait-on souhaiter, aux fins d'assurer une meilleure connaissance de la jurisprudence communautaire, une amélioration des abstracts ou sommaires  des arrêts et la publication d'un répertoire de ces abstracts analysant les principaux arrêts de la Cour et du TPICE. Somme toute, il ne s'agirait que d'une actualisation du « Répertoire de la jurisprudence de droit communautaire »< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [13]</a>.

En France, plusieurs sites informatiques recensentla majeure partie des décisions rendues par le Conseil d'Etat et les cours administratives d'appel. Le Conseil d'Etat vient également de mettre en ligne sa propre base de jurisprudence, recensant environ 60 000 arrêts parmi les plus importants qu'il a rendus. Ce nouvel outil, accompagné d'un site Internet rénové du Conseil d'Etat, devrait permettre une meilleure connaissance de la jurisprudence administrative, apte à améliorer la qualité des relations du juge avec le justiciable.

4/ La qualité des relations entre le juge et les parties

Ce critère est également essentiel. Il recouvre, mais aussi dépasse, les seules exigences du procès équitable. La qualité des relations avec les parties va en effet plus loin : elle s'étend aussi à la qualité de l'information communiquée en cours d'instance ainsi qu'à la mise à disposition des justiciables de tous les éléments indispensables à la compréhension de cette information et de la procédure suivie. J'évoquerai également la phase orale de la procédure, très développée devant le TPICE.

Sur le plan des garanties fondamentales de la procédure, je ferai peu d'observations. Les 20 années de jurisprudence du TPICE -et le contrôle juridictionnel exercé par la Cour de justice sur le tribunal- ont permis d'affiner et de préciser ces garanties, de telle sorte que l'Etat de droit qu'incarne l'Union européenne s'en est trouvé renforcé. Toutefois, peuvent subsister, dans les affaires de concurrence, des interrogations sur la conciliation à opérer entre les exigences du débat contradictoire -qui est un impératif majeur- et la protection des secrets protégés, en particulier le secret des affaires. Cela pose aussi la question de l'étendue de l'obligation de versement au dossier de la procédure juridictionnelle de l'ensemble des pièces détenues par la Commission. Nous aurons certainement l'occasion d'échanger sur cette question.

En ce qui concerne les relations entre le juge et les parties au stade de la procédure écrite, il y a d'abord lieu de relever que le TPICE dispose d'un règlement de procédure extrêmement développé et complet (cf. notamment les articles sur la production des mémoires, les « mesures d'organisation de la procédure » distinctes des « mesures d'instruction », les délais....). L'article 150 de ce règlement de procédure dispose que « le Tribunal peut édicter des instructions pratiques relatives notamment à la préparation et au déroulement des audiences devant lui ainsi qu'au dépôt de mémoires ou d'observations écrites ». Sur le fondement de cet article, le tribunal a rédigé deux guides. Le premier, intitulé « Instructions pratiques aux parties », publié au JOUEen septembre 2007, reprend les principales dispositions du règlement de procédure dans un style simple, alerte et compréhensible (développements consacrés à la présentation des requêtes, leur longueur, la structure et le contenu des mémoires, les annexes, le sursis à exécution, les demandes d'audience, les demandes d'aide judiciaire...). Il n'existe pas d'équivalent d'un tel guide au sein de la juridiction administrative française. Un guide similaire a également été réalisé sur le greffe du TPICE. Il contient les informations utiles sur le fonctionnement du greffe et sur ce que peut en attendre le justiciable. Notamment, l'article 5 expose clairement les conditions d'accès au dossier et l'article 6, relatif au traitement confidentiel des données économiques et financières figurant dans les annexes aux mémoires, a servi d'inspiration pour l'élaboration du règlement de procédure de l'Autorité françaisede la concurrence< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [14]</a>.

Il me semble fondamental qu'une juridiction informe les justiciables, d'une manière à la fois détaillée et simple, des spécificités de la procédure suivie devant elle. Outre son rôle informatif, une telle pratique permet assurément de réduire les hypothèses d'irrecevabilité liées aux maladresses de présentation des requêtes et des mémoires et d'améliorer ainsi la sécurité juridique des parties au procès.

Parallèlement à ces informations générales, il est aussi important que, dans le cours de chaque procès, les parties soient suffisamment informées de l'état d'avancement du dossier. La mise en place récente, pour la juridiction administrative française, d'une application informatique permettant aux parties, à partir d'un code personnel qui leur a été communiqué, de suivre chaque étape de l'évolution de leur affaire va dans ce sens. Un groupe de travail étudie aujourd'hui la possibilité d'aller plus loin et d'informer les parties le plus précocement possible et, dans certains cas dès l'enregistrement de la requête, de la date de jugement de leur affaire. Il s'agit en fait d'élaborer, dès la réception de la requête, un calendrier prévisionnel de l'instruction et d'améliorer la mise en état des dossiers. La CJCE et le TPICE me paraissent en avance sur ces questions et je ne doute pas que des échanges sur ce sujet pourraient être fructueux en vue des réformes que des juridictions nationales, comme les nôtres, pilotent ou proposent. Je pense en particulier aux rencontres informelles organisées par le TPICE dans certaines affaires avec les avocats des parties pour faciliter la mise en état et s'accorder sur le chemin procédural à suivre.

Les bonnes relations établies entre le juge et les parties au cours de la phase écrite de la procédure doivent se poursuivre au cours de sa phase orale, à l'audience. Pour préparer celle-ci, le TPICE a entendu maintenir la pratique appréciée de la communication aux parties d'un rapport d'audience complet exposant de manière détaillée dans la langue de procédure les moyens et les arguments de celles-ci. Par ailleurs, en raison de la nature particulière de certains contentieux portés devant ce tribunal, une place importante est accordée à l'oralité des débats : pour les grandes affaires de pratiques anticoncurrentielles, il n'est pas rare de voir des audiences publiques s'étendre sur plusieurs jours, en raison du nombre des parties, mais aussi de l'implication des membres de la juridiction et du dialogue qui s'établit entre eux et les parties. Je suis personnellement convaincu de l'importance de l'oralité dans la procédure contentieuse. L'expérience du TPICE montre qu'il est possible, même avec une procédure inquisitoire et principalement écrite, et dans cette mesure assez proche de celle appliquée dans la juridiction administrative française, de conférer une place significative à l'oralité des débats.

La tradition française de la justice administrative est fondée, quant à elle, sur la prévalence de l'écrit, les temps de plaidoirie des avocats à l'audience étant en général assez brefs, à l'exception des procédures d'urgence: dans ce cas en effet, l'instruction se poursuit nécessairement à l'audience. La juridiction administrative s'efforce toutefois depuis peu de renforcer les débats et donc la place de l'oralité et de la contradiction  lors de la séance publique. La principale évolution a consisté à autoriser les parties ou leurs avocats de reprendre la parole après les conclusions du rapporteur public -qui est un membre de la juridiction-, ce qui a constitué une grande nouveauté, le rapporteur public prenant traditionnellement la parole en dernier, avant le délibéré de l'affaire. L'expérience qui dure depuis six mois porte déjà des fruits: dans un nombre non négligeable de cas, l'intervention des parties a permis au juge d'éclaircir des points que le rapporteur public avait abordés mais qui avaient pu demeurer obscurs au terme des échanges de mémoires. Elle permet également d'apporter des compléments ou des objections à ce qu'a dit le rapporteur public. La formation de jugement ne peut ainsi qu'être mieux éclairée sur l'ensemble des aspects de l'affaire qu'elle a à juger. Il ne s'agit pas de revenir sur le caractère essentiellement écrit de la procédure, mais de permettre à des parties qui ont été informées à l'avance du sens des conclusions et qui ont donc pu mieux préparer l'audience, de valoriser des points essentiels de leur argumentation ou de contester la position exprimée par le rapporteur public. L'oralité permet ainsi d'introduire une immédiateté, une spontanéité et une simplicité que ne présentait pas la pratique, pourtant ancienne, de la note en délibéré.

5/ L'intelligibilité des décisions rendues

Le jugement doit être intelligible, notamment en ce que sa lecture ne doit pas s'apparenter à une course d'obstacles sémantiques pour le justiciable, souvent non rompu au vocabulaire contentieux. Si un minimum de technicité est inévitable, il est important que le juge emploie un vocabulaire simple et clair, immédiatement compréhensible. Là encore, les traditions respectives du TPICE et des juridictions françaises dans leur ensemble, qu'elles soient administratives ou judiciaires, ne sont pas identiques. A l'instar des arrêts de la CJCE ou de la CEDH, la longueur des arrêts du tribunal -souvent comprise entre 30 et 50 pages- surprend le juriste français, même si l'on constate un certain raccourcissement de leur longueur, y compris en dehors des affaires de propriété intellectuelle. Cette longueur permet en tout cas de donner aux parties la satisfaction, même quand elles n'ont pas obtenu gain de cause, de voir leurs moyens et leurs arguments analysés et traités de manière approfondie. D'une manière générale, pour résumer un sentiment largement partagé, les arrêts du TPICE sont d'excellente facture ; ils sont rédigés d'une manière claire et compréhensible et ils sont très bien motivés, même s'ils peuvent paraître prolixes à l'observateur français.

Plusieurs facteurs contribuent à ce soin rédactionnel particulier. Tout d'abord le souci de répondre aux attentes des particuliers et des entreprises de disposer d'une justice à l'écoute de leurs préoccupations, et ainsi de contribuer à la confiance dans les institutions communautaires. Un deuxième facteur de qualité de la rédaction est le délibéré en langue unique, qui est une source irremplaçable de cohérence et d'inscription dans une tradition de qualité, même si elle demande aux membres de la juridiction et à leurs collaborateurs des efforts considérables, qu'il faut saluer. Un troisième facteur, lié au précédent, est le travail des lecteurs d'arrêt, personnels de haute qualité (magistrats ou juristes francophones) qui, placés auprès du président, contribuent à la correction et à l'homogénéité de la rédaction des décisions en suggérant au juge rapporteur et à la formation de jugement à la fois des corrections ponctuelles et des améliorations plus fondamentales, sous la forme de track changes et de notes de bas de page aux projets d'arrêts. Cette institution particulière à la Cour et au Tribunal est d'une utilité qui mérite d'être soulignée et saluée.

Le style des décisions du Conseil d'Etat est, quant à lui, empreint d'une tradition faite de concision et d'abstraction. Il fait très clairement ressortir le fondement de la décision qui est consigné dans un ou plusieurs considérants de principe. Certains commentateurs ou certaines parties regrettent la brièveté de ces motivations. Toutefois, les décisions du Conseil d'Etat sont aujourd'hui plus longuement motivées, notamment les plus solennelles : ainsi de la décision AC  ! du 11 mai 2004, relative à la modulation dans le temps des annulations contentieuses, de la décision Société Tropic Travaux Signalisation du 16 juillet 2007, ouvrant un nouveau recours en contentieux contractuel, ou de la décision Commune d'Aix-en-Provence du 6 avril 2007 relative aux modes de gestion des services publics. Je constate en outre que les conclusions des rapporteurs publics permettent d'expliciter ce qui est parfois implicite dans ces décisions. Il existe donc au moins deux modèles ou deux écoles de rédaction des décisions juridictionnelles, chacun ayant ses avantages et ses inconvénients.

Je relève en outre que le recours en interprétation des décisions rendues existe aussi bien devant le TPICE que devant le Conseil d'Etat (CE Sect. 28 janvier 1966, Société La Purfina française). Ouvert à l'encontre des jugements présentant une ambiguïté ou une obscurité, le recours en interprétation vise à obtenir, de la part de la juridiction, un éclaircissement sur le sens et la portée de la chose jugée. Ce recours est aujourd'hui, en contentieux administratif français, l'un des plus rares qui soient, ce qui est un signe de qualité rédactionnelle. Le TPICE est doté d'une procédure similaire à laquelle est consacré l'article 129 de son règlement de procédure. Mais il n'y a quasiment jamais de recours en interprétation devant lui, ce qui prouve également la clarté et la qualité de ses décisions.

6/ La possibilité d'obtenir l'exécution - forcée le cas échéant - de la décision rendue

La Cour européenne des droits de l'Homme considère que l'exécution des décisions juridictionnelles fait « partie intégrante du procès au sens de l'article 6 » (CEDH 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce). L'exécution de la décision juridictionnelle n'en est donc pas le simple accessoire ; elle lui est consubstantielle et concourt, au premier chef, à l'efficacité et à la qualité de la justice rendue.

Le droit communautaire retient une conception proche : l'arrêt rendu par la CJCE a force obligatoire à compter de son prononcé, à l'instar du jugement du TPICE (respectivement, articles 65 et 83 de leur règlement de procédure). Lorsque les arrêts du TPICE impliquent l'adoption de mesures d'exécution par des particuliers, les voies d'exécution, le cas échéant  forcée, sont régies par les règles de la procédure civile en vigueur dans l'État sur le territoire duquel elles ont lieu (articles 244 et 256 TCE). En revanche, lorsque les mesures d'exécution doivent être prises par des requérants dits privilégiés (États membres ou institutions communautaires), les voies civiles d'exécution ne sont pas applicables.

Après un arrêt d'annulation défavorable à une institution ou un État membre, le TPICE ne peut donc compter que sur le principe à la base de l'État de droit selon lequel l'autorité de la chose jugée doit être respectée. En général, il semble que cela ne pose pas de problème.

Les institutions communautaires peuvent toutefois, en de rares occasions, éprouver de la difficulté ou montrer une certaine mauvaise volonté à exécuter spontanément un arrêt d'annulation. Cela a pu arriver dans quelques affaires de fonction publique et, plus exceptionnellement, dans des affaires plus sensibles, comme en témoigne l'inexécution de plusieurs arrêts successifs du TPICE annulant la décision d'inscription de l'Organisation des Moudjahidines du peuple  sur la liste européenne des organisations terroristes.

Il convient de souligner que la prohibition prétorienne du prononcé d'injonctions à l'encontre de l'administration est profondément enracinée dans la culture du juge communautaire et inclut encore, contrairement aux règles applicables en contentieux administratif français, l'interdiction d'injonctions de chose jugée, ne serait-ce que sous la forme d'une mention, dans les motifs de l'arrêt, d'un "mode d'emploi" de l'exécution de la chose jugée.

La juridiction administrative française est, quant à elle, dotée d'une procédure spécifique permettant au justiciable bénéficiaire d'une décision non exécutée par l'administration d'en faire part à la juridiction qui l'a prononcée : celle-ci entame alors une phase de négociation avec l'administration. La plupart du temps, cette phase suffit à assurer l'exécution de l'arrêt. En cas d'échec, s'ouvre alors  une seconde phase, juridictionnelle, à l'issue de laquelle la juridiction peut enjoindre à l'administration, le cas échéant sous astreinte (c'est le plus souvent le cas en pratique), d'exécuter l'arrêt. Le Conseil d'Etat connaît une procédure similaire, qui relève de la compétence d'une cellule spécialisée, dite « d'exécution des décisions de justice », chargée de suivre l'exécution des arrêts qu'il rend.

 

7/ L'acceptabilité sociale de la justice rendue

Il me reste à aborder l'ultime critère, celui de l'acceptabilité sociale de la justice rendue. J'entends par là tant la faculté des institutions juridictionnelles à remplir correctement la mission qui leur est impartie que le degré de confiance des citoyens, des justiciables et de la communauté des juristes dans ces institutions. Ce dernier critère, bien que fondamental, est difficile à appréhender et à mesurer. On peut, dans une approche globale, sinon intuitive, estimer que le juge, européen ou français, remplit correctement son office, ne serait-ce que si l'on se fonde sur l'accroissement substantiel du nombre de requêtes dont il est saisi chaque année. Je pense également que nos sociétés, comme les pouvoirs publics, européens ou nationaux, ne mettent pas en cause le « troisième pouvoir », sa qualité et, moins encore, son indépendance. En revanche, sa lenteur est souvent fustigée, malgré les efforts fournis.

S'agissant plus spécifiquement du TPICE, il a su trouver sa place au sein de l'ordre juridictionnel communautaire. Son inscription dans le Traité instituant la Communauté européenne, par le Traité de Maastricht (auparavant, le TPICE ne devait son existence qu'à un acte de droit dérivé, la décision 88/591 du Conseil), a été substantiellement renforcée par le Traité de Nice : les principales dispositions constitutives du tribunal ont alors été inscrites dans le TCE. Il y a été notamment confirmé que seules des personnes « offrant toutes les garanties d'indépendance et possédant la capacité requise pour l'exercice de hautes fonctions juridictionnelles » peuvent être nommées juges au TPICE (article 224 TCE). La qualité de ses juges a contribué à celle de ses décisions. Quant au Traité de Lisbonne, qui ne modifie pas par lui-même les compétences du tribunal, il va faire de celui-ci le « Tribunal de l'Union européenne », la disparition des mots « de première instance » corrigeant ce qui était devenu en grande partie une inexactitude factuelle.

Après 20 ans d'existence, le TPICE est aujourd'hui reconnu comme une juridiction de référence dans les domaines du droit de la concurrence et de la régulation et il a manifesté sa capacité à traiter de manière rigoureuse les affaires les plus complexes. En témoigne, parmi d'autres exemples , son arrêt du 17 septembre 2007 confirmant les sanctions infligées par la Commission européenne à Microsoft, cet arrêt n'ayant pas été contesté devant la Cour de justice. La jurisprudence du TPICE suscite en particulier un intérêt croissant depuis le début des années 2000 en raison de l'impact économique considérable de certaines affaires qu'il a jugées. Un tournant majeur me semble avoir été marqué par l'arrêt du 22 octobre 2002 relatif à la fusion entre Schneider et Legrand, par lequel le TPICE a annulé le refus de la Commission européenne d'autoriser cette fusion. Cet arrêt a eu un retentissement considérable en manifestant l'étendue du contrôle juridictionnel exercé. Il a aussi constitué un avertissement pour la Commission : celle-ci a mesuré que son activité régulatrice ne lui conférait pas un pouvoir discrétionnaire d'appréciation et que cette activité s'exercerait désormais sous le contrôle vigilant du juge communautaire.

Plus fondamentalement, les objectifs poursuivis lors de la création du TPICE paraissent avoir été atteints, si l'on considère :

- la confiance et la reconnaissance dont il bénéficie de la part de la communauté des juristes et des milieux professionnels intéressés par ses décisions ;

- la qualité technique de ses arrêts qui est reconnue par les autorités et les juridictions nationales ;

- la validation par la CJCE des options de principe prises par le TPICE à partir de ses arrêts Airtours, Schneider / Legrand et Tetra Laval de 2002 sur le contrôle des appréciations économiques contenues dans les décisions de la Commission. Si certains arrêts importants du TPICE (comme l'arrêt du 13 juillet 2006 Impala c/Commission, rendu sur la fusion entre Sony et Bertelsmann) sont parfois censurés par la Cour de justice < ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [15]</a>, cela participe du débat juridique normal entre le juge du fond et son juge de cassation.

Mais l'acceptabilité sociale de la justice recouvre aussi une nouvelle dimension que je voudrais évoquer. La justice n'est plus aujourd'hui seulement nationale ou seulement communautaire. La place du droit communautaire au sein de la hiérarchie des normes, comme la répartition des compétences entre les juges nationaux et communautaires, intensifient les relations qu'entretiennent les juridictions nationales et communautaires dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler « le dialogue des juges », de sorte que la qualité de la justice se mesure aussi à l'aune de la qualité de ce dialogue.

Ces relations peuvent se situer à un niveau général. C'est le cas, par exemple, des questions relatives à la hiérarchie des normes, notamment en ce qui concerne la place des normes communautaires en droit interne. Je n'évoquerai pas, aujourd'hui, ce thème bien connu du dialogue des juges. Mais le dialogue peut aussi se nouer à propos d'affaires particulières dont les juridictions nationales et communautaires ont, les unes et les autres, à connaître à un stade de leur évolution, compte tenu de leurs compétences respectives. Il n'est plus rare en effet, compte-tenu de ce qu'est également la répartition des compétences entre les juridictions communautaires -TPICE et CJCE-, que les juridictions internes et les juridictions communautaires aient à connaître successivement d'une même affaire.

Deux affaires relatives à des aides publiques me paraissent à cet égard révélatrices. La première qui concerne les compagnies aériennes illustre la façon dont le juge français participe, avec le juge communautaire, au contrôle des aides, de telle sorte que celui-ci soit cohérent sur l'ensemble du territoire communautaire< ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [16]</a>. La seconde qui concerne les aides à l'exportation de biens culturels, en l'occurrence des livres, constitue une sorte de contre-exemple et montre la nécessité de veiller à la qualité du dialogue qu'entretiennent les juridictions nationales et les juridictions communautaires < ID du contenu 14466 > Lien à reprendre : [17]</a>. Dans le cadre de la répartition actuelle des compétences entre les juridictions nationales et communautaires, sujet sur lequel il convient de ne pas engager de réforme autre que strictement nécessaire et totalement consensuelle, il nous appartient d'éviter des incertitudes prolongées sur le droit applicable.

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           En définitive, le parcours introductif auquel je viens de me livrer met en évidence la tension récurrente entre l'impératif de célérité et les autres critères de qualité de la justice. Ma propre expérience juridictionnelle nationale rejoint celle des juridictions communautaires et, en particulier, celle du TPICE. La création de ce tribunal a nettement et durablement amélioré la situation de la Cour de justice et, par voie de conséquence, le traitement juridictionnel dont bénéficient devant elle les requérants privilégiés -États membres et institutions communautaires- ainsi que les juridictions nationales s'adressant à la Cour à titre préjudiciel.

Mais les transferts de compétence dont le TPICE a bénéficié en provenance de la Cour de justice, comme le haut niveau de qualité de ses méthodes de travail et de ses arrêts, ont conduit à un encombrement du tribunal difficile à résorber. Cet encombrement se traduit par des délais de jugement pouvant être regardés comme déraisonnables, ainsi que la Cour de justice a eu l'occasion de le constater dans un arrêt très récent du 16 juillet 2009 (Der grüne Punkt c / Commission). Toutefois, la Cour de justice sait tenir compte des difficultés particulières et du volume de certains dossiers : elle a ainsi jugé raisonnable un délai de cinq ans dans une affaire nécessitant d'analyser neuf recours d'entreprises, formés dans quatre langues différentes (4 septembre 2009, Papier Fabrik August Koehler AG c/ Commission).

Afin que le TPICE reste la juridiction de référence qu'il est devenu dans ses domaines de compétence -concurrence, aides d'État, propriété intellectuelle, fonction publique...-, il est nécessaire qu'il conserve ses principaux acquis qualitatifs, mais qu'il traite dans des délais plus brefs les requêtes dont il est saisi, car ses délais de jugement pourraient être susceptibles de porter atteinte à sa crédibilité. Par conséquent, la priorité ne réside pas aujourd'hui dans de nouveaux transferts de compétences à son profit. La recherche de mesures destinées à réduire durablement ses délais de jugement et le nombre des affaires pendantes devant lui devrait être conduite dans trois directions. La première serait une nouvelle amélioration de la productivité par une simplification des procédures et l'allègement de la rédaction des arrêts, sans dégradation de la qualité de la justice rendue. La deuxième résiderait dans la création d'une chambre juridictionnelle nouvelle -après la création du tribunal de la fonction publique en novembre 2004- en matière de propriété intellectuelle, ce contentieux représentant actuellement près d'un tiers des affaires introduites devant le tribunal. La troisième piste serait l'accroissement du nombre des juges du TPICE que permet dès maintenant le TCE.

La réponse à ces questions ne nous appartient pas, mais il ne nous est pas interdit d'en débattre pour contribuer à l'émergence d'un consensus sur cette problématique qui, loin d'être propre au TPICE, est commune à de nombreux ordres de juridictions.

 

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