L’identité des tribunaux administratifs

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé lors du Colloque de Toulouse pour le 60ème anniversaire des tribunaux administratifs le 28 octobre 2013 - Allocution d'ouverture

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L’identité des tribunaux administratifs

Colloque du 60ème anniversaire des tribunaux administratifs

Toulouse, le lundi 28 octobre 2013

Allocution d’ouverture de Jean-Marc Sauvé[1],

vice-président du Conseil d’Etat

 

Madame la garde des sceaux, ministre de la Justice,

Monsieur le Préfet de la région Midi-Pyrénées, préfet de la Haute-Garonne,

Monsieur le président de l’Université Toulouse I Capitole,

Monsieur le doyen de la Faculté de droit de Toulouse,

Monsieur le président du Tribunal administratif de Toulouse,

Mesdames, Messieurs les hautes personnalités,

Mes chers collègues,

 

Les tribunaux administratifs fêtent cette année leur soixantième anniversaire. C’est en effet le décret du 30 septembre 1953 portant réforme du contentieux administratif[2] qui a abrogé le système hérité du Consulat, celui des conseils de préfecture[3], pour y substituer, à compter du 29 décembre 1953, une organisation juridictionnelle moderne.

Soixante ans, ce n’est pas le début du troisième âge ; c’est plutôt, j’aime à le croire, l’âge de la maturité.

Cette maturité est celle d’un véritable ordre de juridiction, la juridiction administrative. Le décret du 30 septembre 1953, qui est véritablement l’œuvre de René Cassin, est en effet loin d’être banal. Son article 2 en constitue le cœur : il fait de ces tribunaux le juge de droit commun du contentieux administratif. Les conseils de préfecture disposaient de simples compétences d’attribution ; désormais, les tribunaux administratifs sont les juges ordinaires de l’administration. Dès lors, la place du Conseil d’Etat évolue : il devient le sommet d’un ordre juridictionnel qui sera définitivement achevé en 1987, avec la création des cours administratives d’appel.

Ce n’est pas un mince paradoxe que de constater que le pragmatisme le plus complet a présidé à la création de cet ordre de juridiction. Aucun plan d’ensemble n’avait été conçu à l’avance ; il s’agissait bien plutôt, à l’origine, de soulager le Conseil d’Etat d’un grand nombre de litiges qu’il lui incombait de traiter. René Cassin n’a en tout cas pas ménagé sa peine six ans durant pour faire aboutir « sa » réforme et l’imposer aux Gouvernements successifs qui avaient, semble-t-il, à l’époque d’autres priorités[4] : sa force de conviction, sa ténacité, ses objurgations et même ses menaces constituent, encore de nos jours, une leçon et une référence pour tout vice-président désireux de réformer la juridiction administrative.

 

1953 est donc le point de départ de la construction d’un véritable ordre de juridiction. C’est également une étape qui, dans le temps long, a permis de cristalliser et d’accélérer l’évolution de la juridiction administrative.

 

Une étape, d’abord, sur la voie de l’affirmation de son indépendance ainsi que du caractère spécifique de sa fonction, tel que les consacrera le Conseil constitutionnel trente ans plus tard[5].

Une étape, ensuite, dans l’accessibilité de la justice administrative. La création des tribunaux a permis non seulement, pour un temps au moins, de faire face au développement des recours contentieux, mais également de donner à la juridiction administrative le visage de la proximité.

Une étape, encore, dans la qualité et l’efficacité de la juridiction administrative. Ne serait-ce que la nouvelle dénomination, de conseils à tribunaux, témoigne d’une juridictionnalisation à l’œuvre et d’une prise en compte continue, et toujours vivace, des exigences de ce que l’on nomme aujourd’hui le procès équitable.

Une étape, enfin, dans l’évolution de l’office du juge administratif. Juge de l’administration, gardien de l’intérêt général, il s’est progressivement érigé comme protecteur des libertés et des droits fondamentaux.

En somme, la réforme de 1953 est à l’image de la juridiction administrative : fidèle à son histoire, elle n’a cessé, au fil du temps, d’évoluer, de se renforcer, de se moderniser. Cette capacité à se réinventer n’a jamais été démentie ; comme le révèlent les réformes successives, elle est une part de son identité.

Je me réjouis donc que les initiateurs inspirés et opiniâtres de ce colloque, issus de cinq universités sous l’égide du professeur Xavier Bioy, aient choisi de le consacrer au thème de l’identité des tribunaux administratifs. Cette question détermine, plus largement, ce qu’est la juridiction administrative, la façon dont elle se perçoit et l’image qu’elle renvoie. Elle est nécessairement au centre de nos préoccupations et il faut remercier les multiples intervenants comme les organisateurs de ces deux jours d’échanges et de débats.

Notre identité, c’est à la fois ce vers quoi l’on marche, mais aussi le lieu d’où l’on vient et le chemin parcouru ensemble. Elle est continuité et permanence, mais aussi adaptation et réinvention. Cet anniversaire est l’occasion de rappeler que c’est en se tournant vers le passé que l’on peut avancer et construire l’avenir. Comme l’a écrit Edgar Morin, « la vraie nouveauté naît toujours dans le retour aux sources »[6].

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2] Décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 portant réforme du contentieux administratif.

[3] Loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) concernant la division du territoire de la République et l'administration.

[4] Le 21 janvier 1948, René Cassin avait transmis au garde des Sceaux un projet de loi sur le contentieux administratif proposant de décentraliser en première instance, aux conseils de préfecture, tout le contentieux administratif. Voir la biographie de René Cassin par Antoine Prost et Jay Winter, Fayard, 2011, p. 328.

[5] Décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980, Loi portant validation d'actes administratifs et n° 86-224 DC du 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence.

[6] Edgar Morin, Amour, poésie, sagesse, Seuil, p. 49.