Enjeux et défis du Conseil d’État de France

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé le 15 octobre 2013 à l'Université de Louvain

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Enjeux et défis du Conseil d’Etat de France

Université catholique de Louvain (KU Leuven) - Mardi 15 octobre 2013

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat de France

 

 

Monsieur le doyen de la Faculté de droit,

Monsieur le président Alen,

Monsieur le Premier président du Conseil d’Etat de Belgique, cher Robert Andersen,

Mesdames, Messieurs les professeurs,

Chers étudiants,

Je suis heureux d’être aujourd’hui reçu par la prestigieuse Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain et, ce faisant, de pouvoir échanger avec vous et mon collègue Robert Andersen sur les enjeux et les défis des Conseils d’Etat de France et de Belgique.

Je n’arrive pas avec, dans ma besace, des recettes toutes prêtes ou des potions magiques pour guérir une juridiction, mieux juger ou mieux s’inscrire dans la globalisation du droit. Je viens plus simplement en ami, en ayant traversé notre commune frontière, pour présenter quelques-unes des évolutions récentes de la juridiction administrative française et pour apprendre de la vôtre. Sans doute connaissez-vous, dans ce grand pays de la bande dessinée qu’est la Belgique, les aventures d’Astérix par Goscinny et Uderzo. Dans l’un de leurs albums, Astérix et d’autres habitants de son irréductible village se rendent en Belgique pour vérifier l’adage de César selon lequel : « De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves ». Mais la confrontation destinée à déterminer qui est le plus brave est constamment repoussée et n’a finalement pas lieu, chacun s’enrichissant mutuellement de la connaissance de l’autre.

Il me semble que les échanges que, comme membres de la communauté juridique, nous pouvons avoir dans un cadre universitaire ou juridictionnel, que les expériences que nous partageons dans leurs ressemblances et leurs différences, nous permettent en effet de mieux nous connaître et de nous enrichir réciproquement, à la manière des tribus gauloises au temps de César, vues par Goscinny et Uderzo. C’est donc avec plaisir et intérêt que je participe à ce cycle de conférences sur les enjeux et les défis des juridictions administratives en Europe.

Ces enjeux et défis me semblent pour le Conseil d’Etat de France se rattacher principalement à deux thématiques : celle de l’efficacité et celle de la légitimité. Pour pouvoir assumer pleinement son rôle social, le juge administratif doit en effet non seulement être légitime à le faire, aux yeux de tous, mais aussi être efficace, c’est-à-dire disposer des pouvoirs adéquats pour assumer la mission qui lui est confiée de maintenir l’Etat de droit et de préserver l’intérêt général tout en veillant à la sauvegarde des libertés et des droits fondamentaux et avoir les moyens d’influencer concrètement les situations qui lui sont soumises. A cette fin, plusieurs réformes ont récemment fait évoluer la procédure contentieuse, dont le cadre a été renouvelé (I), mais aussi le juge administratif, afin d’accroître l’efficacité de son action (II).

 

I. Le cadre renouvelé du procès administratif

Tout en continuant à reposer sur les principes directeurs d’une bonne justice et à incarner les grands équilibres propres à l’histoire de la juridiction administrative, le procès administratif en France a évolué, sous l’influence de considérations d’équité (A) ainsi que d’efficacité et d’ouverture (B).

A. La recherche d’une équité toujours plus grande du procès administratif

L’équité constitue un principe général du procès administratif[2], dont l’article 6§1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, constitue aujourd’hui l’expression textuelle la plus complète.

1. La recherche d’une plus grande impartialité a été à l’origine de plusieurs réformes récentes du fonctionnement et de l’organisation du Conseil d’Etat français.

a. Impartialité personnelle, tout d’abord.

Comme le Conseil d’Etat de Belgique, le Conseil d’Etat de France assume des fonctions contentieuses et des missions consultatives. Dans la lignée des arrêts Procola[3] , Kleyn[4] et Sacilor-Lormines[5] de la Cour européenne des droits de l’homme, selon lesquels le principe d’impartialité impose qu’une même personne ne puisse être successivement conseiller et juge sur une même affaire, plusieurs clarifications devaient être apportées.

Depuis 2008, trois évolutions du code de justice administrative sont donc intervenues, qui ont rétabli ou consacré des règles ou des usages anciens, dont certains remontaient au XIXème siècle :

- aucun membre du Conseil d’Etat ne peut participer au jugement d’un recours dirigé contre un acte pris après avis du Conseil d’Etat, s’il a pris part à la délibération de cet avis[6] : il s’agit là de la reprise de l’article 20 de la loi du 24 mai 1872, qui avait malheureusement été suspendu, puis abrogé du fait des vicissitudes de notre histoire, les guerres mondiales qui ont provoqué la mobilisation de nombreux membres du Conseil d’Etat n’ayant pas permis le maintien de ce juste principe ;

- pour s’assurer du respect de cette règle, les parties peuvent demander communication de la liste des personnes ayant pris part à la délibération de l’avis du Conseil d’Etat sur le texte pendant au contentieux[7] ;

- les membres d’une formation de jugement ne peuvent consulter les dossiers des formations consultatives, ni avoir connaissance des avis éventuellement rendus par le Conseil d’Etat sur les actes attaqués devant lui[8].

Outre les traditionnels mécanismes de déport et de récusation, l’impartialité personnelle est donc garantie.

b. Mais les réformes récentes ont aussi consacré l’impartialité structurelle de notre organisation. Depuis le décret du 30 juillet 1963 consécutif à l’arrêt Canal du 19 octobre 1962, les formations consultatives étaient organiquement représentées dans les formations de jugement dans le dessein explicite d’éviter des contradictions éventuelles entre les avis et les arrêts du Conseil d’Etat. De récentes réformes sont revenues sur cette organisation et ont permis d’assurer une claire séparation entre les formations juridictionnelles et consultatives du Conseil d’Etat par la modification de la composition de ces formations de jugement et, en particulier, celle de l’Assemblée du contentieux, la plus haute formation de jugement du Conseil d’Etat[9]. Celles-ci ont, en d’autres termes, été formellement « désimbriquées ». La Cour européenne des droits de l’homme a consacré la conformité de notre organisation au principe d’impartialité par sa décision du 30 juin 2009 UFC Que choisir ?[10].

Dans les faits, l’indépendance des formations contentieuses et consultatives du Conseil d’Etat se vérifie régulièrement. Les « décrets en Conseil d’Etat », notamment, ne bénéficient d’aucune sorte d’immunité contentieuse. Entre 2001 et 2012, 16,5 % des décrets en Conseil d’Etat attaqués au contentieux ont été annulés[11] partiellement ou totalement, ce qui est même supérieur au taux d’annulation des actes contestés en premier et dernier ressort devant le Conseil d’Etat, qui est d’environ 14 %.

c. L’impartialité est aussi affaire d’éthique des juges. C’est la raison pour laquelle une charte de déontologie des juges administratifs a été adoptée en décembre 2011[12] au terme d’une longue procédure de délibération et de concertation avec les juges administratifs, leurs associations et syndicats, les chefs de juridiction et les organes de régulation de cet ordre de juridiction[13]. Cette charte définit sur les exigences d’indépendance, d’impartialité, de prévention des conflits d’intérêts, de discrétion et de réserve, les principes et les bonnes pratiques que doivent respecter les juges. Un collège de déontologie a été créé pour donner sur ces questions des avis ou des recommandations, d’office ou à la demande des juges administratifs ou des chefs de juridiction. Ces avis et recommandations sont, après anonymisation, rendus publics sur le site internet du Conseil d’Etat[14].

Ces réformes, prises dans leur ensemble, ont été bénéfiques. Elles ne pouvaient cependant apporter une solution à toutes les questions pendantes. En particulier, après les arrêts Reinhardt et Slimane Kaïd [15] puis Kress [16] de la Cour européenne des droits de l’homme, un certain nombre d’hypothèques pesaient sur le rapporteur public, juge qui expose publiquement, et en toute indépendance, son opinion sur les questions que présentent à juger les requêtes et sur les solutions qu'elles appellent.

2. Les évolutions récentes relatives au rapporteur public ont aussi permis de mieux affirmer l’impartialité du juge administratif et consacré son rôle central dans le procès administratif.

Afin tout d’abord de tirer les conséquences des arrêts Kress et Martinie de la Cour européenne des droits de l’homme, de premières réformes[17] ont modifié les règles relatives à la présence du rapporteur public lors du délibéré – celui-ci peut y assister sans y prendre part, sauf si une partie s’y oppose –. Ces réformes ont dans un deuxième temps permis aux parties d’avoir connaissance à l’avance du sens des conclusions prononcées à l’audience par le rapporteur public et d’y prendre la parole après lui. Elles ont enfin modifié l’appellation de « commissaire du gouvernement », qui prêtait à confusion, pour lui préférer précisément celle de « rapporteur public ».

La Cour européenne des droits de l’homme a constaté, par ses décisions d’irrecevabilité, Madame Etienne du 15 septembre 2009 et Marc-Antoine du 4 juin 2013, la conformité aux stipulations de l’article 6 §1 de la convention européenne des droits de l’homme des règles nouvelles régissant le rôle et la place du rapporteur public dans le procès administratif. Par sa dernière décision, la Cour a en particulier rejeté comme manifestement mal fondée (et donc irrecevable) une requête qui contestait la communication au rapporteur public du Conseil d’Etat de la note et du projet d’arrêt du juge rapporteur, au motif que cette communication contreviendrait aux principes du procès équitable. Le projet de décision du juge rapporteur, en effet, n’est pas une pièce produite par une partie, mais un élément établi par la juridiction dans le processus d’élaboration de la décision finale. S’agissant d’un document de travail interne, il ne saurait être soumis au principe du contradictoire. La Cour de Strasbourg en a notamment conclu que « cette particularité procédurale (le rôle du rapporteur public), qui permet aux justiciables de saisir la réflexion de la juridiction pendant qu’elle s’élabore et de faire connaître leurs dernières observations avant que la décision ne soit prise ne porte pas atteinte au caractère équitable du procès ».

Cette décision d’irrecevabilité rendue, de surcroît à l’unanimité, a ainsi mis un terme à certaines interrogations récurrentes issues de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la place des avocats généraux devant les juridictions suprêmes de certains Etats[18].

3. La recherche d’une plus grande équité conduit également à organiser « un débat contentieux sans piège et sans surprise »[19], c’est-à-dire loyal et équilibré.

La relation qu’entretient le juge avec les parties est marquée par l’objectif de la plus grande loyauté. C’est un débat sain et serein, exempt de « coups de théâtre contentieux »[20], qui doit avoir lieu devant la juridiction. Toute mesure ayant une influence significative sur le cours de l’instance ou sur la décision du juge doit préalablement donner lieu à une information des parties, qui doivent être mises à même de présenter leurs observations. Il en va ainsi, par exemple, lorsque le juge entend soulever d’office un moyen d’ordre public, procéder d’office à une substitution de base légale[21] ou moduler dans le temps les effets de l’annulation prononcée[22], afin d’atténuer son caractère rétroactif. De même une substitution de motifs ne peut être admise que si elle a été sollicitée par le défendeur et a pu être discutée par les autres parties. Récemment, il a aussi été jugé que, lorsqu’il est envisagé de régler un litige sur un terrain dont il n’avait pas jusqu’alors été débattu dans le cadre du débat contradictoire, du fait de l’intervention, après la clôture de l’instruction, d’une nouvelle jurisprudence du Conseil d’Etat pouvant affecter l’issue du litige, il convenait au préalable que le juge invite les parties à faire valoir leurs observations sur ce point[23].

L’équilibre du débat contentieux est aussi « incarné dans le caractère inquisitoire de la procédure »[24]. Pour que ce débat soit équilibré, il appartient certes au juge de demander aux parties de lui fournir tous les éléments d’appréciation de nature à établir sa conviction, mais aussi, puisque la procédure est inquisitoire, de mettre en œuvre toutes les mesures d’instruction utiles[25]. A cette fin, les pouvoirs d’instruction du juge administratif ont été diversifiés avec, en particulier, la possibilité de faire appel à un amicus curiae[26] , et leur mise en œuvre pratique est encouragée. La procédure d’« enquête à la barre »[27], par exemple, qui a été créée au XIXème siècle vit ainsi une nouvelle jeunesse, le Conseil d’Etat y recourant de manière accrue depuis quelques années en particulier pour éclairer la résolution des contentieux économiques et financiers les plus complexes. Les nouveaux pouvoirs du juge lui permettent de remplir pleinement l’office qui est le sien et, de ce fait, d’éviter autant que possible toute dissymétrie ou toute opacité qui pourrait naître dans le débat contentieux entre les parties.

La vue globale qui se dégage de ces réformes est bien celle d’un procès plus équitable, car plus impartial et plus loyal.

B. Mais les contraintes et les exigences propres à notre époque ont aussi conduit à d’autres mutations du procès administratif.

1. L’adaptation de la « chaîne contentieuse »[28] permet tout d’abord de répondre à l’exigence d’efficacité, sans porter atteinte aux droits des justiciables et à la qualité de la justice rendue.

Si, longtemps, la justice n’a pas réellement tenu compte du temps des procès, une telle période est révolue. A trop faire attendre les justiciables, la justice en est dévalorisée dans son rôle social et délégitimée auprès des justiciables. Cette exigence est aussi juridique, puisque s’est imposée, sous l’impulsion de la Cour européenne des droits de l’homme, la notion de « délai raisonnable de jugement » comme composante du « standard » du procès équitable. La responsabilité de l’Etat peut donc être engagée en raison d’une durée déraisonnable de procédure[29]. Lutter contre des délais de jugement trop longs, alimentés par la hausse continue du nombre des recours, suppose par conséquent d’agir sur la « chaîne contentieuse », c’est-à-dire sur « le processus de fabrication des décisions de la juridiction administrative »[30].

Cela peut se faire, pour schématiser, de deux manières. En menant des réformes structurelles tout d’abord. En France, cela a été le cas, par exemple, avec la création des cours administratives d’appel par la loi du 31 décembre 1987[31] qui a transféré par étapes l’essentiel du contentieux de l’appel à ces cours et érigé le Conseil d’Etat, à titre principal, en juge de cassation. L’augmentation du nombre des juges ou des collaborateurs constitue une autre possibilité. Elle a été menée avec constance depuis deux décennies et jusqu’à ces toutes dernières années. Ces mesures que je qualifie de structurelles ont apporté des réponses lourdes à la surcharge des juridictions. Mais l’expérience montre qu’elles ne constituent pas nécessairement la panacée : la croissance des moyens, en particulier, permet rarement, à elle seule, de faire durablement face à la croissance des contentieux et à des délais de jugement trop longs.

Il est aussi nécessaire d’adapter en continu les règles de procédure et les méthodes du travail juridictionnel pour assurer, en longue période, l’équilibre entre la demande et l’offre de justice. La diversité qui a progressivement été introduite dans les procédures de jugement a ainsi été salutaire, en ce qu’elle a permis d’adapter le travail fourni par le juge aux difficultés et aux enjeux de chaque affaire. Quatre leviers principaux existent, qui sont adaptés aux circonstances propres à chaque catégorie d’affaires, voire à chaque affaire :

- la possibilité de rejeter par ordonnance des requêtes dans certains cas précisément définis ;

- le recours au juge unique pour statuer sur certaines catégories d’affaires ;

- la possibilité de dispense des conclusions du rapporteur public ;

- l’existence ou non d’une voie d’appel.

A l’inverse, dès lors que les affaires présentent des difficultés particulières, le rapporteur public peut décider de conclure et le juge unique, porter l’affaire devant une formation collégiale de jugement. En outre, la variété introduite dans les formations de jugement permet aussi, au Conseil d’Etat, d’adapter l’effort fourni par la juridiction aux difficultés de l’affaire. Si tous les litiges appellent une solution, tous ne peuvent être traités de manière identique. Les affaires conduisant à fixer ou à renverser la jurisprudence sur des points majeurs (30 à 40 cas par an) sont jugées par deux formations comptant respectivement 15 et 17 juges, la Section et l’Assemblée du contentieux. Environ 1 300 affaires présentent à juger des questions de droit suffisamment importantes pour réunir une formation de jugement rassemblant au moins deux chambres, c’est-à-dire 9 juges. Quant aux affaires qui n’engagent pas la jurisprudence, elles sont réglées par trois juges : il y a 3 500 décisions de cette nature par an. Enfin, près de 5 000 affaires sont rejetées par ordonnance, sans audience et avec une motivation très sommaire.

Associées à une gestion active des stocks, les diverses adaptations de la chaîne contentieuse ont permis un réel assainissement de la situation devant le Conseil d’Etat comme, au demeurant, devant toute la juridiction administrative, en première instance comme en appel, alors même que le nombre des recours contentieux ne cesse pas d’augmenter. Devant le Conseil d’Etat, le délai prévisible moyen de jugement était, fin 2012, de 8 mois et 26 jours. Si l’on écarte les référés et les ordonnances pour se recentrer sur les litiges tranchés au fond, ce délai était en 2012 de 1 an et 4 mois en moyenne. Il faut aussi noter que la part des dossiers anciens, de plus de 2 ans, tend à se réduire considérablement, puisqu’elle était fin 2012 inférieure à 6 %.

Confrontée à une exigence d’efficacité à laquelle elle ne peut échapper et devant laquelle elle ne doit pas se dérober, la juridiction administrative a par conséquent su évoluer, sans, je le crois, porter atteinte aux droits des justiciables et à la qualité de la justice rendue.

2. Les réformes du procès administratif ont également tendu à une plus grande ouverture du juge sur les parties et, plus généralement, sur la communauté juridique et la société.

La mutation des relations du juge avec les parties, dont j’ai déjà fait état en parlant en particulier de la loyauté et de l’équilibre du procès, se manifeste aussi par la place croissante accordée à l’oralité, par le développement des téléprocédures et, enfin, par la recherche d’une plus grande intelligibilité de nos décisions.

a. L’oralité est une idée neuve dans la justice administrative française. Sans renoncer aux bénéfices de la procédure écrite, le procès administratif voit en effet son profil discrètement, mais clairement, évoluer sous l’influence de quatre facteurs :

- le développement des procédures d’urgence, dont je parlerai de manière plus approfondie, celles-ci ne pouvant par construction donner lieu à des échanges principalement écrits et l’instruction devant se poursuivre à l’audience ;

- le changement du cours des séances de jugement, les avocats prenant désormais plus souvent – et, d’ailleurs, plus pertinemment – la parole après les conclusions du rapporteur public, dont le sens est, on le sait, porté à l’avance à leur connaissance ;

- le développement des audiences orales pendant la phase d’instruction des requêtes – les « enquêtes à la barre » que j’ai déjà évoquées ;

- la poursuite de l’instruction au cours de l’audience devant les juridictions du fond pour les contentieux sociaux[32].

Il ne faut pas sous-estimer l’influence de ce développement de l’oralité sur le changement de culture du juge administratif, jusqu’alors adepte d’une procédure essentiellement écrite, et sur le profil des audiences, désormais plus incisives et recentrées sur l’essentiel avec des avocats qui prennent position sur les points-clés du débat juridictionnel qu’a présentés et discutés le rapporteur public.

b. Le deuxième aspect de cette ouverture est l’avènement de nouveaux modes de relation et de communication avec les parties.

La généralisation cette année des téléprocédures[33], permettant les échanges dématérialisés entre les juridictions et les parties et leurs conseils, remodèle les relations avec les justiciables : celles-ci deviennent plus simples, plus rapides et moins coûteuses, tout en étant techniquement très sûres. Toutes les juridictions administratives de métropole sont concernées par cette généralisation avant la fin de l’année 2013, et celles d’outre-mer avant la fin de 2015. Par ailleurs, l’expérimentation des calendriers de procédure, inconcevables naguère lorsque les délais moyens de jugement excédaient trois ans, permet également une meilleure transparence et une meilleure prévisibilité pour les parties du processus juridictionnel, de ses étapes et de son terme.

c. La recherche d’une plus grande intelligibilité de nos décisions participe aussi de l’ouverture du juge à la société.

La juridiction administrative s’est engagée en 2010 dans une démarche de réflexion sur la motivation de ses propres décisions : comment rendre nos décisions plus simples, plus lisibles, plus intelligibles, mieux motivées en fait et en droit, sans rien sacrifier de la rigueur du raisonnement juridique ? Un rapport m’a été remis en avril 2012 sur cette question et il a débouché sur de premières mesures d’application immédiate. Il donne lieu en 2013, au Conseil d’Etat, à l’expérimentation de nouveaux protocoles de rédaction dans 4 des 10 chambres de la section du contentieux. Ces protocoles pourront, après évaluation par un comité qui vient d’être mis en place, être adaptés et étendus en fin d’année dans les chambres volontaires de certaines cours administratives d’appel et de certains tribunaux administratifs. Nous entendons progresser dans ce domaine avec résolution, mais aussi avec prudence, car ce qui est en cause dans cette affaire, c’est notre langage et donc un élément essentiel de notre identité ; c’est aussi notre relation avec un vaste auditoire qui va des parties au procès à la communauté juridique, à nos pairs hors de nos frontières et nos successeurs qui scruteront notre jurisprudence et, plus largement, à la société tout entière. Sur un sujet qui ne fait pas l’unanimité, il faut donc se garder de toute improvisation et de tout excès de précipitation.

Au total, le doute n’est pas permis : le procès administratif s’est profondément transformé en France : pour reprendre les termes du président de la section du contentieux, M. Bernard Stirn, qui les emprunte lui-même à un grand poète français, le procès administratif n’est plus « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre »[34]. Il en va de même en ce qui concerne non plus le cadre procédural, mais le juge lui-même, ses pouvoirs et son efficacité.

II. L’efficacité accrue du juge administratif

La légitimité de la justice administrative passe aujourd’hui nécessairement par son efficacité, c’est-à-dire par la capacité du juge à remplir pleinement son rôle social et à influer sur les situations concrètes. A cette fin, le juge administratif doit disposer de pouvoirs adéquats (A) et exercer un contrôle adapté (B), tout en étant pleinement conscient de son rôle dans les réseaux de juges et de systèmes juridiques (C).

A. Des pouvoirs efficaces

1. La garantie de l’Etat de droit implique que le juge administratif puisse, en urgence, réagir à certaines violations de la légalité, sous peine de ne pas jouer pleinement son rôle dans la régulation des rapports sociaux.

Longtemps assez dépourvu sur ce point, le juge administratif français est maintenant devenu un juge de l’urgence. Sans préjudice de quelques procédures particulières[35], la loi du 30 juin 2000 a marqué un véritable tournant, en instaurant des procédures d’urgence crédibles qui rendent le juge administratif apte à traiter de situations juridiques et sociales délicates ou critiques. Deux procédures sont emblématiques de cette réforme. Par la première, le juge du référé dit « liberté »[36] peut « ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale » à laquelle l’administration aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une « atteinte grave et manifestement illégale », sous réserve que soit remplie une condition d’urgence. De nombreuses libertés, qu’elles soient individuelles ou collectives, ont ainsi été reconnues comme fondamentales au sens de cet article[37]. Saisi d’une telle demande, le juge dispose d’un délai de 48 heures pour statuer. Une seconde procédure manifeste les nouveaux pouvoirs accordés au juge administratif : il s’agit du référé dit « suspension ». Quand une décision administrative fait l'objet d'une requête au fond devant le juge administratif, le juge des référés, « saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision »[38]. Ces deux procédures, en particulier, ont permis au juge administratif de se situer dans le temps réel des administrés, de contrôler, pour les atteintes les plus graves, l’action de l’administration de manière quasi-immédiate et, par conséquent, de mieux asseoir sa légitimité dans la société.

2. Le juge administratif doit, en outre, disposer des pouvoirs adéquats pour assurer l’effectivité de ses décisions, c’est-à-dire leur effet concret sur la vie quotidienne des justiciables. Cela suppose que ces décisions soient respectées et mises en œuvre par les pouvoirs publics. La section du rapport et des études du Conseil d’Etat a reçu, dès sa création en 1963, le pouvoir d’éclairer l’administration sur les conséquences à tirer des décisions contentieuses, ce qui a facilité leur exécution. Mais les réformes ayant instauré un pouvoir d’injonction et d’astreinte, par les lois du 16 juillet 1980 et du 8 février 1995[39], occupent une place à part, car elles ont grandement contribué à revêtir le juge administratif d’« habits neufs »[40]. Le juge dispose en effet désormais, sur la demande des parties, de la possibilité d’enjoindre à l’administration, le cas échéant sous astreinte, de prendre une décision pour assurer la bonne exécution d’un arrêt ou d’un jugement. Cette faculté d’injonction est aujourd’hui très régulièrement mise en œuvre, que ce soit devant les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel ou le Conseil d’Etat. On notera en outre que le juge administratif peut aussi, de lui-même, décider d’expliciter les conséquences à tirer de l’annulation prononcée[41].

Non seulement le juge administratif dispose désormais de pouvoirs adaptés à ses missions, mais il exerce aussi un contrôle renouvelé.

B. Un contrôle renouvelé

1. Les évolutions de l’office du juge administratif conduisent à lui octroyer des pouvoirs nouveaux, afin qu’il puisse assumer pleinement ses missions.

a. C’est, en premier lieu, la conception même que le juge a de son office qui évolue. J’en donnerai deux exemples.

Il en va ainsi du juge de la légalité, dans le cadre du contrôle objectif de légalité des actes administratifs par la voie du recours pour excès de pouvoir qui, traditionnellement, caractérise le contentieux administratif français. Est de plus en plus acceptée la conception, exprimée par le président Stahl dans ses conclusions sur l’arrêt El Bahi, selon laquelle « l’office du juge administratif de la légalité est de mesurer la valeur des critiques de légalité qui sont susceptibles d’être adressées aux actes administratifs déférés devant lui et d’apprécier si les critiques sont de nature à justifier la censure de ces actes »[42]. Cette définition ouvre la voie à une approche pragmatique, permettant au juge, sous certaines conditions, de ne pas censurer une décision pourtant affectée d’un vice si cette censure s’avère être de pure forme ou si la décision peut, dans une certaine mesure, être autrement justifiée. La substitution de base légale[43] ou la substitution de motifs[44], mais aussi, par exemple, la déconnexion possible entre vice de légalité externe – vice de forme ou de procédure, par exemple – et illégalité et donc annulation de la décision[45] sont des illustrations de cette conception de l’office contemporain du juge de la légalité.

Plusieurs décisions ont également rénové, c’est mon deuxième exemple, le cadre général de l’office du juge du contrat. D’abord, en permettant à des tiers intéressés au contrat et non plus aux seules parties d’agir et, notamment, d’intenter un recours en annulation contre celui-ci ou d’engager un référé pré-contractuel ou contractuel. Ensuite, le juge du contrat, qui « doit exercer son office d’abord et avant tout dans le cadre du contrat »[46], dispose désormais « d’une palette de pouvoirs élargie et, en même temps, d’une certaine liberté pour apprécier l’opportunité de faire usage de ces pouvoirs, eu égard aux circonstances de droit et de fait du litige dont il est saisi »[47]. Il est le gardien de la loyauté de la relation contractuelle au-delà des vices formels parfois à dessein gardés par devers elles par certaines parties. De même, il doit pouvoir, en présence d’irrégularités, en apprécier l’importance et en tirer les conséquences pertinentes en faisant usage d’une gamme étendue de pouvoirs. Il en va ainsi, car l’office du juge du contrat, surtout lorsqu’il est saisi par les parties à ce contrat, commande qu’il soit juge des droits des parties au litige et il lui faut alors, pour accomplir pleinement cet office, disposer des pouvoirs correspondants, qui peuvent aller de la régularisation du contrat ou l’indemnisation d’une partie, à la résiliation, voire à l’annulation de ce contrat.

b. Mais à un office peut également succéder un autre. Cela est particulièrement le cas lors du passage d’un contentieux de l’excès de pouvoir à un contentieux de pleine juridiction, dont les exemples se sont multipliés durant les dernières années. Une telle évolution peut résulter de la volonté du législateur[48] ou de la qualification par le juge[49]. Sont principalement en cause une partie du contentieux électoral et du contentieux fiscal, le contentieux des installations classées pour la protection de l’environnement, la police des édifices menaçant ruine ou encore le refus d’attribuer la qualité de réfugié. Le contentieux des sanctions est également en partie concerné depuis qu’avec l’arrêt Société Atom, du 16 février 2009[50], le Conseil d’Etat s’est engagé dans la voie du contrôle de plein contentieux pour les sanctions infligées à un administré.

2. Une autre évolution progressive et continue doit être soulignée pour ce qu’elle apporte aux droits et aux libertés : il s’agit de l’approfondissement continu du degré de contrôle qu’exerce le juge administratif. Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, s’il n’est pas abandonné, est très largement délaissé, écarté, au profit d’un contrôle plus poussé, notamment sous l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : en matière de droit des étrangers[51] par exemple ou, pour prendre un exemple très différent, en ce qui concerne le licenciement des salariés protégés[52]. De même, en matière d’opérations d’urbanisme et d’aménagement, le juge procède, dans l’exercice du contrôle de légalité, à l’application de ce que l’on nomme « la théorie du bilan » qui le conduit à mettre en balance l’utilité publique de l’opération projetée d’un côté, et l’atteinte à d’autres intérêts publics et aux intérêts privés, de l’autre[53].

Tous ces éléments tendent, aujourd’hui encore plus qu’hier, à ériger le juge administratif en gardien attentif et protecteur des libertés et des droits fondamentaux. La juridiction administrative est, par exemple, particulièrement attentive, tout d’abord, à la protection de la vie privée sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de sauvegarder la vie privée et familiale de l’étranger qui pourrait être menacée par une mesure d’éloignement du territoire[54], d’assurer la protection des données personnelles qui peuvent, en de multiples occasions, être recueillies[55] ou encore d’encadrer la création de traitements automatisés de ces données[56]. Le Conseil d’Etat a également développé une jurisprudence construite et exigeante sur les droits des personnes détenues, élargissant progressivement l’éventail des mesures pouvant faire l’objet d’un recours devant lui[57], acceptant l’engagement de la responsabilité de l’Etat dans plusieurs hypothèses[58] ou encore imposant, en urgence, que des mesures soient prises pour assurer la dignité des détenus[59].

C. Je souhaite insister sur une dernière évolution : le juge administratif a, aujourd’hui, une pleine conscience de son rôle dans les réseaux de juges et de systèmes juridiques.

Ceci se traduit à la fois par une vision renouvelée de la hiérarchie des normes et par une participation pleinement assumée à un dialogue des juges apaisé.

1. Une vision renouvelée de la hiérarchie des normes.

Si le juge administratif a toujours veillé à l’application du principe de légalité et au respect de la hiérarchie des normes, sa jurisprudence, au tournant du siècle, n’était toutefois pas pleinement satisfaisante en ce qu’elle laissait deux « angles morts », deux sujets imparfaitement traités.

a. N’étant pas juge de la constitutionnalité des lois, le juge administratif s’était toujours refusé à contrôler un acte administratif au regard de la Constitution, dès lors qu’une loi s’interposait entre les deux[60]. C’était la théorie dite de la « loi écran », qui repose sur l’idée selon laquelle censurer l’acte administratif en pareil cas reviendrait, implicitement mais nécessairement, à contrôler la constitutionnalité de la loi. Juridiquement logique[61], cette solution faisait toutefois échec au caractère normatif des droits et libertés garantis par la Constitution. La mise en œuvre récente du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité – depuis le 1er mars 2010 a permis de combler cette lacune. Les requérants peuvent en effet désormais[62], devant tout juge, soulever un moyen tiré de la méconnaissance par la loi des « droits et libertés garantis par la Constitution ». Le Conseil constitutionnel, saisi sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation[63], tranche la question de constitutionnalité. La protection des droits fondamentaux est bien sûr au cœur de ce dispositif qui fonctionne de manière tout à fait satisfaisante. Si la question prioritaire de constitutionnalité française et la question préjudicielle belge présentent des différences[64], elles n’en sont pas moins très proches. Elles sont sœurs, mais non point sœurs jumelles : c’est la procédure belge qui est l’aînée ; elle a indéniablement été précurseure et inspiré notre propre législation organique.

b. Le second « angle mort » résultait d’une prise en compte insuffisante des exigences d’intégration du droit européen en droit national. Par une série d’arrêts rendus entre 2006 et 2009[65], le Conseil d’Etat a continué à préciser sa lecture des relations entre systèmes juridiques nationaux et européens, dans une volonté permanente de dialogue et de coopération loyale avec la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme, mais également avec le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.

Les droits et libertés garantis dans les ordres européens et dans l’ordre constitutionnel sortent renforcés de ces profondes évolutions. C’est cette dynamique d’intégration, d’ailleurs à l’oeuvre depuis près de 25 ans, qui a été à l’origine des principaux progrès de la jurisprudence au cours de la dernière période, spécialement en ce qui concerne la garantie des droits.

2. Le juge administratif assume en outre pleinement sa place dans un dialogue des juges apaisé.

Il en va ainsi en interne, tout d’abord, en particulier vis-à-vis du juge constitutionnel. Du 1er mars 2010, date d’entrée en vigueur du dispositif, à fin 2012, 1 800 QPC ont été adressées aux juridictions administratives du fond et 655 au Conseil d’Etat. Environ 25 % de celles-ci ont fait l’objet d’une transmission au Conseil constitutionnel, qui a conclu à la non-conformité à la Constitution dans près de 25 % des affaires transmises : des pans entiers de notre législation ont ainsi été revisités, en particulier en matière sociale, fiscale, d’urbanisme, d’environnement, de collectivités territoriales ou de pensions, et elles ont conduit à des annulations très significatives de lois promulguées[66]. Le Conseil d’Etat s’efforce de jouer son rôle de filtre avec retenue, sans empiéter sur les compétences du Conseil constitutionnel, mais sans non plus que son filtre soit trop lâche, car cela conduirait à soumettre des questions sans intérêt au Conseil constitutionnel.

Le Conseil d’Etat s’efforce également de jouer pleinement son rôle dans le dialogue avec les juges européens. Il accepte ainsi pleinement l’autorité des interprétations données par la Cour de justice de l’Union européenne[67]. Récemment, l’articulation de la QPC avec le droit de l’Union européenne aurait pu donner lieu à friction. Vous le savez, car les procédures belges et françaises avaient en commun, au regard du droit de l’Union, la même vulnérabilité initiale, qui tient à leur caractère prioritaire : dans nos deux pays, les questions de constitutionnalité doivent en principe être posées préalablement au contrôle par le juge de la conventionalité des lois qui lui sont soumises. Cette question a été résolue en bonne entente par tous les acteurs impliqués, à la suite, en particulier, des arrêts Melki et Abdeli [68] de la Cour de justice de l’Union européenne : le mécanisme national de contrôle de la constitutionnalité des lois n’est en effet pas contraire au droit de l’Union, dans la mesure où il ne peut avoir pour effet ni de paralyser, ni de retarder la mise en œuvre de celui-ci. Le Conseil d’Etat avait, en ce qui le concerne, dès le mois de mai 2010, ouvert la voie à une conciliation entre le caractère prioritaire du contrôle de constitutionnalité et la primauté du droit de l’Union[69].

Mais cette question n’épuise pas le sujet de l’articulation entre la protection nationale et la protection européenne des droits fondamentaux qui n’en finit pas de rebondir avec l’opposabilité juridique de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et l’interprétation différente que font de son champ d’application certains juges nationaux[70] et les juges européens[71], alors même que des solutions sont progressivement construites par ces juges. Ces questions d’articulation sont d’autant plus prégnantes que le juge national fait une application courante du droit européen, de l’Union comme de la convention. Le Conseil d’Etat de France s’est ainsi fondé, en 2012, sur le droit européen des droits de l’homme dans 13% de ses décisions et sur le droit de l’Union dans 12 %.

Il faut donc encourager le dialogue par l’adoption d’instruments appropriés. C’est, il me semble, le sens du seizième protocole à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui, lorsqu’il entrera en vigueur, permettra aux juridictions nationales des pays qui le souhaitent de saisir la Cour européenne des droits de l’homme de demandes d’avis consultatif sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles.

Mais le dialogue résulte aussi de la volonté de chacun, de son ouverture sur les autres juges et des échanges, autant formels qu’informels, qui se nouent entre les juridictions nationales et les juridictions européennes, comme entre les juridictions suprêmes des Etats d’Europe ou  au sein de la communauté juridique. Ce dialogue se noue aussi partout où deux juristes débattent de l’application du nouveau jus commune qu’est le droit européen et de l’articulation entre eux des systèmes juridiques et des réseaux des juges.

 

 

En définitive, le visage du Conseil d’Etat de France et, plus largement, de la juridiction administrative française a beaucoup évolué ces dernières années. Des changements significatifs ont modifié les pouvoirs comme la place du juge administratif, dans un passage qualifié comme étant celui « de la pyramide au réseau »[72] par les professeurs Ost et van de Kerchove dans l’un des ouvrages juridiques les plus féconds et les plus remarqués de ces dernières années.

De ces changements, il ne faut pas déduire que plus rien ne doit être fait. La conscience des progrès qui restent à accomplir est pour nous aussi vive que celle du chemin déjà parcouru. Tant de choses restent à faire pour consolider le redressement de nos juridictions, faire face aux défis des restrictions budgétaires et de la croissance ininterrompue des litiges, faire émerger de nouveaux modes de règlement des différends et contribuer utilement au dialogue des juges en Europe. Tant de choses restent aussi à faire pour conjuguer la garantie des droits et la sécurité juridique dans les réseaux de normes et de juges qui sont désormais notre aire de déploiement.

De ces évolutions, il ne faut pas non plus déduire que le juge administratif d’aujourd’hui soit tout à fait différent de celui d’hier. Le chemin du Conseil d’Etat de France est en effet continu et toute rupture avec notre passé, qui nous fonde et nous nourrit, serait illusoire et doit être évitée. Notre credo pourrait dès lors être le suivant : savoir d’où nous venons et y rester fidèle tout en continuant à avancer. Comme l’a souligné l’ancien président de la section du contentieux du Conseil d’Etat, Daniel Labetoulle : « Nous avons suivi notre cours. Nous continuerons. Mais nous avons un héritage ; nous venons de lui ; nous lui sommes et lui demeurons fidèles »[73].

[1]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2]Sur ces principes, voir M. Guyomar, B. Seiller, Contentieux administratif, Dalloz, 2010, p. 249 ; M. Deguergue, « Les principes directeurs du procès administratif », in P. Gonod, F. Melleray, P. Yolka, Traité de droit administrtaif, tome 2, Dalloz, 2011, p. 549.

[3]CEDH, 28 septembre 1995, Procola c. Luxembourg.

[4]CEDH, gd ch., 6 mai 2003, Kleyn et autres c. Pays-Bas.

[5]CEDH, 9 novembre 2006, Sacilor-Lormines c. France.

[6]Décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 ; article R.122-21-1 du code de justice administrative.

[7]Décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 ; article R.122-21-2 du code de justice administrative.

[8]Décret n° 2011-1950 du 23 décembre 2011 ; article R.122-21-3 du code de justice administrative. Les membres de la formation de jugement ne peuvent donc avoir connaissance de ces avis que si ceux-ci ont été rendus publics.

[9]Voir le décret n° 2008-225 du 6 mars 2008.

[10]CEDH, 30 juin 2009, UFC Que choisir ? c. France.

[11]Soit 92 décrets sur 555.

[12]Disponible sur http://www.conseil-etat.fr/media/document/RH/mep_charte_deontologie_web.pdf.

[13]Commission consultative du Conseil d’Etat et Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

[14]Disponible sur http://www.conseil-etat.fr/fr/deontologie/#1.

[15]CEDH, gd ch., 31 mars 1998, Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France.

[16]CEDH, gd ch., 16 juin 2001, Kress c. France. Voir également CEDH, 12 avril 2006, Martinie c. France.

[17]Voir, plus particulièrement, les décrets n° 2006-964 du 1er août 2006 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative et n° 2009-14 du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l'audience devant ces juridictions.

[18]CEDH, gd ch., 31 mars 1998, Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France.

[19]A. Bretonneau et X. Domino, « Chronique de jurisprudence du Conseil d’Etat. De la loyauté dans le procès administratif », AJDA, 2013, n° 32, p. 1276.

[20]A. Bretonneau et X. Domino, op. cit.

[21]CE, Sect., 3 décembre 2003, Préfet de Seine-Maritime c. El Bahi, n° 240267, Rec. p. 479.

[22]CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, n° 255886, Rec. p. 197.

[23]CE, Sect. 19 avril 2013, Chambre de commerce et d’industrie d’Angoulême, n° 340093, à paraître au Recueil : en l’espèce, il s’agissait d’une affaire dans laquelle les parties avaient exclusivement débattu sur le terrain de la responsabilité quasi-contractuelle et sur celui de la responsabilité quasi-délictuelle, compte tenu des règles applicables avant la décision du Conseil d'Etat du 28 décembre 2009, Commune de Béziers, postérieure à la clôture de l'instruction.

[24]M. Deguergue, op. cit., p. 570.

[25]Voir en particulier CE, Ass., 30 octobre 2009, Perreux, n° 298348, Rec. p. 408 ; CE, 26 novembre 2012, Cordiere, n° 345108, à paraître au Recueil.

[26]Article R.625-3 du code de justice administrative, issu du décret n°2010-164 du 22 février relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives. Cette possibilité a été mise en œuvre pour la première fois avec CE, Ass., 11 avril 2012, GISTI, n° 322326, Rec. p. 142.

[27]Article R.623-1 et suivants du code de justice administrative.

[28]M. Guyomar, B. Seiller, op. cit., p. 289.

[29]CE, ass., 28 juin 2000, Magiera, p. 249.

[30]M. Guyomar, B. Seiller, op. cit., p. 289.

[31]Loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif.

[32]Article 6 du décret n° 2013–730 du 13 août 2013 portant modification du code de justice administrative.

[33]Dans le cadre du décret n° 2012-1437 du 21 décembre 2012 relatif à la communication électronique devant le Conseil d'Etat, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs.

[34] B. Stirn, « Le droit administratif vu par le juge administratif », AJDA, 2013, p. 387.

[35]La loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions du 2 mars 1982 a par exemple institué une procédure spécifique, au cours de laquelle le juge statue en urgence, lorsque le préfet constate que la décision d’une collectivité territoriale est « de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle ».

[36]Voir notamment l’article L.521-2 du code de justice administrative.

[37]Par exemple la liberté d’aller de venir (CE, 9 janvier 2001, Deperthes, Rec. p. 1), le droit de mener une vie familiale normale (CE, sect., 30 octobre 2001, Mme Tliba, Rec. p. 523), le droit de propriété (CE, 29 mars 2002, SCI Stephaur, Rec. p. 117), la liberté du commerce et de l’industrie (CE, 12 novembre 2001, Commune de Montreuil-Bellay, Rec. p. 551), la liberté de culte (CE, 25 août 2005, Commune de Massat, Rec. p. 386) ou encore la liberté de réunion, à laquelle se rattache le droit pour un parti politique de tenir des réunions (CE, 1er août 2002, Front national, Rec. p. 311).

[38]Article L.521-1 du code de justice administrative.

[39]Loi n° 80-539 du 16 juillet 1980 relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l’exécution des jugements par les personnes morales de droit public et la loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative.

[40]J. Arrighi de Casanova, « Les habits neufs du juge administratif », in Mélanges D. Labetoulle, Paris, Dalloz, 2007, p. 11.

[41]CE, 29 juin 2001, Vassilikiotis, Rec. p. 303 ; CE, 27 juillet 2001, Titran, n° 222509, Rec. p. 411.

[42]Puis le rapporteur public continue : « Nous voulons insister sur ce dernier aspect […] qui est, à notre avis, au cœur de l’office du juge : il explique que le juge puisse refuser d’annuler un acte administratif alors pourtant qu’une critique de légalité pourrait apparaître fondée, parce que la balance des intérêts en cause ne lui paraît pas justifier l’annulation ».

[43]CE, 3 décembre 2003, Préfet de la Seine-Maritime c/ El Bahi, Rec. p. 480.

[44]CE, 6 février 2004, Mme Hallal, Rec. p. 48.

[45]CE, Ass., 23 décembre 2011, Danthony, n° 335033, Rec. p. 649.

[46]Conclusions E. Glaser sur CE, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, précité.

[47]Conclusions E. Cortot-Boucher sur CE, 21 mars 2011, Commune de Béziers, précité.

[48] Voir par exemple les articles L.141-1, L.165-1, L.171-11 ou L.596-23 du code de l’environnement.

[49]CE, Sect., 8 janvier 1982, Aldana Barrena, n° 24948, p. 9.

[50]CE, 16 février 2009, Société ATOM, n° 274000, Rec. p. 26.

[51]Faisant traditionnellement preuve d’une grande réserve dans son contrôle, le juge administratif s’est engagé, à partir du milieu des années 1970, dans un contrôle limité à celui de l’erreur manifeste d’appréciation, par exemple sur les motifs d’ordre public conduisant à l’expulsion d’un étranger (CE, 3 février 1975, Ministre de l’intérieur c. Pardov, n° 94108, Rec. p. 83). Il s’est ensuite engagé dans la voie d’un entier contrôle des motifs des décisions prises à l’égard des étrangers, en vérifiant par exemple, pour donner son plein effet aux stipulations de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme, la proportionnalité entre l’atteinte portée par des mesures de police à la vie familiale de l’étranger et les intérêts publics motivant ces mesures (CE, 19 avril 1991, Mme Babas, Rec. p. 162 et CE, Ass., 19 avril 1991, Belgacem, Rec. p. 152). Cette jurisprudence a été prolongée, sans répondre à une exigence européenne, par la généralisation du contrôle normal en matière de police des étrangers (CE, sect., 17 octobre 2003, Bouhsane, Rec. p. 413).

[52]CE, ass., 5 mai 1976, SAFER d’Auvergne c/ Bernette, Rec. p. 232.

[53]CE, ass, 28 mai 1971, Ville nouvelle Est, Rec. p. 409. Pour des applications positives de cette jurisprudence voir par exemple CE, ass., 20 octobre 1972, Société civile Sainte-Marie de l’Assomption, Rec. p. 657 ; CE, sect., 26 octobre 1973, Gassin, Rec. p. 598 ; CE, 20 février 1987, Commune de Lozane, Rec. p. 67 ; CE, ass., 28 mars 1997, Association contre le projet de l’autoroute transchablaisienne, Rec. p. 121 ; CE, 22 octobre 2003, Association SOS Rivières et environnement, Rec. p. 417 ; CE, 10 juillet 2006, Association interdépartementale et intercommunale pour la protection du lac de Sainte-Croix, des lacs et sites du Verdon, Rec. p. 332.

[54]CE, ass., 19 avril 1991, Mme Babas, p. 162 et CE, ass., 19 avril 1991, Belgacem, Rec. p. 152.

[55]CE, ass., 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image et autres, à paraître au Recueil.

[56]CE, 16 avril 2010, Association Aides et autres, Rec. p. 118.

[57]CE, ass., 17 février 1995, Hardouin et Marie, Rec. p. 82 et 85 ; CE, ass., 14 décembre 2007, Planchenault et Boussouar, n° 290730, p. 474, p. 495

[58]Par exemple CE, 23 mai 2003, Mme Chabba, Rec. p. 240 (responsabilité de l’Etat du fait du suicide d’un détenu), CE, 17 décembre 2008, Mme Z., Rec. p. 465 (responsabilité du fait d’un décès consécutif à l’action d’un codétenu) ou encore CE, 9 juillet 2008, Garde des sceaux, ministre de la justice, Rec. p. 495 (responsabilité du fait d’une atteinte aux biens d’un détenu).

[59]CE, réf., 22 décembre 2012, Section française de l'observatoire international des prisons et autres, n° 364584, à paraître au Recueil.

[60]CE, sect., 6 novembre 1936, Arrighi, Rec. p. 966.

[61]Pourtant, ainsi que le rappelle le président Stirn (« Constitution et droit administratif », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2012, n° 37, p. 8), le commissaire du gouvernement Roger Latournerie sous l’arrêt Arrighi soulignait que l’éventualité d’un contrôle de constitutionnalité des lois par le juge administratif n’était pas nécessairement exclue, mais estimait que l’équilibre républicain des pouvoirs ne permettait de le retenir. Si « l’avenir était ainsi ménagé […], avec la création du Conseil constitutionnel, toute perspective a été fermée à cet égard » puisqu’avec la Constitution du 4 octobre 1958, c’est désormais au Conseil constitutionnel que revient le soin de veiller à la constitutionnalité de la loi (Ibid.).

[62] La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a inséré dans la Constitution un nouvel article 61-1 et modifié son article 62. Prévue par le nouvel article 61-1 de la Constitution, la loi organique a été adoptée le 10 décembre 2009 (loi n° 2009-1523).

[63]Si, du moins, la disposition législative contestée est applicable au litige, qu’elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.

[64]Parmi lesquelles l’absence de filtre par les juridictions suprêmes belges ; des effets différents des décisions rendues (pas d’effet erga omnes en Belgique) ; des différences d’office du juge également, le juge constitutionnel belge acceptant le renvoi préjudiciel à la CJUE.

[65]Voir notamment CE, ass., 8 février 2007, Arcelor Atlantique, Rec. p. 56 ; CE, ass., 8 février 2007, Gardedieu, Rec. p. 78 ; CE, sect., 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, Rec. p. 129 ; CE, 18 juin 2008, Gestas, Rec. p. 230 ; CE, ass., 30 novembre 2009, Mme Perreux, Rec. p. 407.

[66]Voir par exemple décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, décision n° 2012-262 QPC du 13 juillet 2012 et décision n° 2012-285 QPC du 30 novembre 2012.

[67]CE, Ass., 11 décembre 2006, Société De Groot En Slot Allium B.V. et autre, n° 234560, Rec. p. 512.

[68]CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C‑188/10 et C‑189/10.

[69]CE, 14 mai 2010, Rujovic, n° 312305 (dans le prolongement de la décision Cons. const., 12 mai 2010, Loi relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, n° 2010-605 DC.).

[70]Bunderverfassungsgericht, 24 avril 2013.

[71]CJUE, 26 février 2013, Akerberg Fransson, C-617/10.

[72]F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des facultés universitaires de Saint-Louis, 2002.

[73] D. Labetoulle, « Evolutions et révolutions du contentieux administratif. Conclusions », in Deuxième centenaire du Conseil d’Etat, La revue administrative, PUF, 2001, p. 250.