Colloque organisé dans le cadre de la célébration du tricentenaire du corps des ingénieurs des ponts et chaussées

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention à la Maison de la chimie, jeudi 19 mai 2016

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Colloque organisé dans le cadre de la célébration du tricentenaire du corps des ingénieurs des ponts et chaussées
Maison de la chimie, jeudi 19 mai 2016
Intervention de Jean-Marc Sauvé[i], vice-président du Conseil d’État

Madame la vice-présidente du Conseil général de l’environnement et du développement durable,

Monsieur le directeur de l’École nationale des ponts et chaussées,

Mesdames et Messieurs,

Je suis heureux d’avoir été convié à la célébration du tricentenaire du corps des ingénieurs des ponts et chaussées et de m’exprimer, à cette occasion, sur le besoin d’État et de puissance publique ainsi que sur les missions et les moyens d’action de la haute fonction publique et, à travers elle, de votre corps, dans les trois prochaines décennies. Je ne peux que louer les organisateurs de cette réunion d’avoir pris l’initiative de cette réflexion prospective – ce qui est méritoire – et de l’avoir ainsi conçue – ce qui l’est davantage encore. Dans un mouvement inspiré de la pensée de Gramsci, après que vous avez pratiqué, avec le professeur Alain Caillé, le pessimisme de l’intelligence, je vais m’efforcer de donner ses chances à l’optimisme de la volonté.

L’exercice d’anticipation et de projection que vous proposez est difficile, mais il est utile, nécessaire même. Le besoin d’État, qui s’exprime aujourd’hui dans notre société d’une manière diffuse, mais tout à fait nette, est complexe et ambivalent. Nos concitoyens attendent – à juste titre – beaucoup de l’État, en matière de justice, de sécurité et de défense, d’aménagement du territoire et d’infrastructures, de compétitivité et d’attractivité économiques, de progrès et de cohésion sociale. Dans chacun de ces domaines, l’appel à l’État n’a jamais été aussi fort et partagé. Il émane de nos concitoyens, de leurs associations et des corps intermédiaires, mais aussi des entreprises et des principaux opérateurs économiques, publics ou privés - bref, de l’ensemble de la société civile, qui aspire cependant à l’autonomie par rapport à la puissance publique. Cet appel continuera à se faire entendre, de plus en plus intensément, dans les décennies à venir. Car la globalisation et l’accélération du progrès technique suscitent des besoins encore insatisfaits de régulation et supervision des marchés, de protection et valorisation des biens publics, de formation et mobilité professionnelles, de soutien et développement des entreprises liées à notre territoire, d’adaptation et modernisation de notre cadre normatif – autant d’attentes que l’État doit prendre en charge, en s’appuyant sur l’Union européenne, pour défendre et promouvoir nos intérêts collectifs ou nationaux. Le désengagement, voire le dépérissement, depuis trente ans de l’État-providence a fait naître de nouveaux besoins d’intervention publique, que nous devons comprendre et mieux anticiper et auxquels, surtout, nous aurons le devoir de répondre efficacement.

Même s’il est bien moins qu’auparavant producteur de biens et de services, l’État reste en effet un lieu d’incarnation, d’expression et de satisfaction des espérances nationales. Il présente la caractéristique de conjuguer plusieurs forces : l’étendue et la puissance d’action qui sont incomparablement supérieures à son niveau à ce qu’elles sont dans le cadre infra- ou supra-étatique ; la légitimité démocratique, car l’État est par excellence le cadre dans lequel s’exerce la souveraineté nationale : il est chez nous l’instrument de réalisation de la volonté du peuple français et des ambitions nationales ; enfin la solidarité qui est le corollaire de l’unité nationale : parce que nous formons un même peuple, nous pouvons accepter dans l’intérêt général des contraintes qui seraient autrement insupportables, comme nous consentons à l’impôt, fût-ce dans la mauvaise humeur. La plupart des États dans le monde partagent ces atouts – puissance, légitimité et solidarité -, même s’ils sont adossés à des histoires, des récits symboliques ou des traditions constitutionnelles différentes. Malgré les multiples contraintes qui pèsent sur l’État, son action ne peut pas, dès lors, être platement gestionnaire ou simplement suivre la marche, qui serait sans lui erratique, du temps. Elle doit au contraire être informée, transversale, résiliente et stratégique. Pragmatique, elle est à tout instant confrontée au principe de réalité, sans toutefois s’y soumettre. Elle doit se projeter dans de multiples dimensions et être porteuse d’initiatives et d’une ambition collective ou nationale. Car l’intérêt général, l’intérêt national, tout ce qui nous est commun ne sauraient rester en déshérence ou disparaître.

Les serviteurs de l’État sont par conséquent investis d’une responsabilité considérable. Ils ont un nécessaire devoir d’examen de soi, de lucidité et d’imagination – non pas pour s’auto-flageller, se trouver des excuses ou se perdre en vaines spéculations, mais pour faire preuve de discernement et d’audace, établir des diagnostics robustes, inventer des solutions crédibles, pour concourir au redressement de notre pays et à la préservation des principes de notre pacte démocratique. Pour le présent et pour l’avenir, les serviteurs de l’État ont à susciter et faire partager une dynamique et une culture de la réforme, qui font aujourd’hui cruellement défaut et dont notre pays paraît – à tort – incapable. Il leur faut convaincre ceux qui, par idéologie ou par peur, s’opposent à la mise en œuvre de réformes de fond ou à l’idée même d’en concevoir. Il leur faut aussi ne pas céder à ceux qui, par mauvaise foi ou fausse conviction, opposent leur veto à des réformes qu’ils jugent nécessaires, mais en l’état insuffisantes ou perfectibles – tout en sachant que cette perfection est bien sûr inatteignable. Il leur faut encore lever les obstacles, apaiser les craintes, susciter les adhésions, non par la foudre ou l’épée, mais par l’écoute, la consultation et la participation du public, équilibrées par une capacité à décider, arbitrer et traduire dans la réalité les projets arrêtés par le Gouvernement et suscitant le plus grand consensus. Un nouveau pacte de confiance doit ainsi être conclu entre nos concitoyens et leurs institutions et services publics.

Je souhaiterais revenir sur les fondements de ce pacte (I) ainsi que sur les missions et les devoirs qui en découleront pour les cadres de la haute fonction publique de l’État (II).

I.  Quelle place pour l’État dans le monde de demain ?

A. Depuis trente ans, se manifeste une apparente « crise » de l’État.

L’État est entré dans une phase de transformation profonde et accélérée dont, il faut le reconnaître, il ne sort pas indemne. Il faut prendre la mesure de ce lieu commun, trop souvent invoqué et trop rarement décrypté et mis en perspective, qu’est la « crise » de l’État. Celle-ci touche son organisation, ses moyens d’action, son efficacité, mais aussi son champ d’intervention, ses missions, son rapport à la société, bref, une part de sa légitimité. Ces transformations sont autant plus déstabilisatrices qu’elles ne l’affectent pas seulement de l’extérieur ou d’une manière contingente – ce qui serait plus simple, mais naïf et erroné - ; elles le travaillent de l’intérieur, se conjuguant aux exigences profondes, mais parfois contradictoires du corps social.

1. En premier lieu, la globalisation a réduit, sans toutefois les annihiler, les marges d’exercice de la souveraineté étatique.

La globalisation se manifeste en effet par un décentrement et une marginalisation de l’échelon étatique, concurrencé par des acteurs privés transnationaux, fragmenté en diverses entités ou aspiré au sein d’organisations supranationales. Prise en tenaille, la souveraineté de l’État semble limitée, encadrée, contournée, voire condamnée à l’impuissance. L’État semble avoir perdu la maîtrise des grands équilibres macroéconomiques, soit que ces derniers apparaissent hors d’atteinte, soit qu’ils aient été confiés à des instances supranationales, comme par exemple la Banque centrale européenne en matière de politique monétaire. L’État peine aussi à paramétrer et optimiser au moyen de ses instruments traditionnels, notamment fiscaux, les divers ressorts microéconomiques du développement des entreprises ancrées sur notre territoire. Chaque intervention publique est soumise aux exigences rigoureuses de la concurrence, qui conduisent à prohiber et traquer tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à une « aide d’État » et fausserait, par conséquent, le libre fonctionnement des marchés. Mais la globalisation revêt aussi une dimension juridique[ii], remettant en cause une conception « classique » de la hiérarchie et de la production des normes. A un modèle pyramidal strictement territorial et national, s’est substitué un ordre juridique composite, largement ouvert au droit international et dont les normes supérieures, organisées en réseau[iii] à l’échelle de l’Europe, miroitent ou se répondent d’un système à l’autre. Dans les interstices, toujours plus larges, de la fonction normative des États, s’est épanouie une diversité de « foyers de juridicité »[iv], où s’élaborent de nouveaux instruments plus souples, mais pas moins directifs - la vie des affaires est de plus en plus régie par cette « soft law »[v].

A l’ère du pluralisme juridique, les « vrayes marques de souveraineté »[vi], telles qu’elles ont été définies par Jean Bodin au XVIème siècle, demeurent, mais elles sont redistribuées et d’importants transferts de compétences ont été consentis au bénéfice d’organisations supranationales. La recomposition des rapports entre ordres juridiques ne va pas bien sûr sans interrogations sur l’identité et la souveraineté nationales, ni sans risques inédits d’insécurité juridique, de frottement et même de rivalités, par exemple entre les cours européennes ou entre les cours européennes et les juridictions nationales suprêmes. Ces risques ont été jusqu’à présent conjurés. Pour autant, il faut prendre au sérieux l’exigence d’une régulation systémique dans le domaine du droit. Les ordres juridiques – ceux des États, mais aussi de l’Union européenne, de la convention européenne des droits de l’Homme, des Nations Unies et des multiples conventions bilatérales et multilatérales, comme celles de l’OCDE - ne peuvent simplement coexister. Ils doivent se combiner, tantôt s’harmoniser, tantôt se compléter, tantôt être hiérarchisés ou réarticulés entre eux.

2. A ces facteurs exogènes liés à la globalisation, s’ajoute une forme de désenchantement de la puissance publique.

L’État centralisateur et colbertiste voit sa légitimité remise en cause, sa « verticalité » apparaît en décalage par rapport aux aspirations profondes du corps social. Longtemps puissance tutélaire qui commande, ordonne, instruit et éclaire, l’État doit s’ouvrir, délibérer, déléguer, partager et ainsi descendre du piédestal sur lequel des siècles d’histoire l’avaient installé. Il doit donner libre accès aux documents administratifs et aux données publiques et dévoiler les arcanes de son fonctionnement ; consulter le public aux niveaux national et local sur les grands projets de réforme, d’aménagement ou d’infrastructures ; déléguer des compétences de plus en plus étendues aux collectivités territoriales et à des autorités indépendantes en pleine expansion ; rendre plus accessibles, rapides et simples les procédures administratives et plus lisibles, claires et intelligibles ses décisions. Les principes de transparence, de concertation et de participation, de subsidiarité, d’accessibilité et de proximité sont ainsi devenus les colonnes du temple de la « démocratie administrative ». Si son credo est simple, son exégèse est délicate, car ses exigences sont parfois difficiles à concilier entre elles et elles deviennent alors sources de frustrations, d’incompréhensions, voire de conflits – qui se déversent sur ses interprètes et gardiens. Car la transparence réclamée par les uns est aussi ingérence dans le droit au respect de la vie privée des autres ; la concertation et la participation ne sont pas toujours pourvoyeuses de consensus et elles souffrent d’un évident manque de représentativité ou de souplesse ; la simplicité et la célérité des procédures peuvent nuire à la qualité des décisions rendues et, voulant satisfaire les attentes des pétitionnaires, porter atteinte aux droits des tiers. Au milieu des multiples protestations d’un corps social atomisé, la voix de l’intérêt général est moins claire et elle fait entendre de plus en plus une cacophonie d’attentes particulières et, de moins en moins, l’unisson d’un chant commun qui les transcendent. L’État, garant de l’intérêt général, est pour ainsi dire comme orphelin d’un idéal et d’une réalité qu’il avait la charge d’exprimer, de construire et de promouvoir. L’opposition binaire entre intérêt public et intérêt privé cède ainsi la place à une multitude de lignes de clivage enchevêtrées, entre des intérêts publics locaux, nationaux, européens et des intérêts privés individuels, associatifs, corporatistes.

La crise de confiance que subit l’État n’est pas qu’un mal extérieur ; elle érode aussi de l’intérieur, chez les responsables publics, la certitude des repères, l’adhésion à ses capacités d’intervention et d’adaptation, la confiance dans son efficacité et son aptitude à répondre aux besoins du public. Cette crise se nourrit d’une inquiétude profonde sur les finalités de son action, d’une lassitude face à l’inexorable réduction de ses marges d’intervention, mais aussi d’une forme de nostalgie d’un âge d’or, où un État omnipotent, l’État-providence de naguère, pouvait tout sur tout. Il y a dans ce thrène désespéré, trop souvent entonné par ceux qui le servent, une tentation, sinon déjà un acte de démission et d’abandon.

B. Pour autant, il existe un « besoin » persistant d’État.

Contre cette facilité, il faut au contraire ré-enchanter l’État, non pas pour s’étourdir d’une mystique du pouvoir, mais pour ranimer nos facultés d’autodétermination collective. Car, aujourd’hui, comme dans trente ans, le besoin d’État continuera d’être fort.

1. En premier lieu, l’État reste un lieu irremplaçable d’expression et de satisfaction des besoins collectifs.

L’idée d’une société parfaitement autorégulée grâce à des mécanismes de marché est une chimère économiquement erronée et socialement dangereuse. Non seulement, il existe des missions régaliennes – défense, sécurité, justice, éducation - que l’État doit assumer, mais, au-delà de ces fonctions indispensables, mais minimales, la vie des marchés secrète, dans son bouillonnement et ses débordements, un besoin permanent de régulation publique, comme nous l’ont rappelé les dernières crises financières et bancaires. Avec l’accélération du progrès technologique, la transition d’un modèle économique à un autre doit aussi être accompagnée et maîtrisée, pour ne pas générer des tensions sociales inacceptables et pour parvenir à la plus grande efficacité collective. La « loi de la jungle » risquerait de conduire à des formes sauvages d’« ubérisation », qui ne sont pas porteuses d’un optimum socio-économique à l’échelle de notre société. Ce besoin de régulation se manifeste aussi dans la gestion de biens publics ou encore de grandes causes mondiales, comme celle du réchauffement climatique, qui requièrent des actions correctrices et des comportements coopératifs de la part de tous les États. Une troisième voie apparaît donc nécessaire entre deux repoussoirs : d’une part, le modèle néo-libéral de l’homo oeconomicus agissant au sein d’un marché parfaitement concurrentiel et auto-régulé et, d’autre part, le modèle néo-wébérien d’un appareil bureaucratique regardé comme omniscient et omnipotent.

A rebours de ces deux contre-modèles, s’est développé, en complément de l’« État puissance publique », un « État régulateur »[vii], parfois qualifié d’ « État post-moderne »[viii]. Celui-ci se caractérise notamment par l’invention de nouvelles formes d’organisation et, spécialement, par la création d’autorités indépendantes,bénéficiant de garanties renforcées d’indépendance et associant à l’exercice de leurs missions les professionnels du secteur qu’elles régulent. Cette nouvelle forme d’organisation, pleinement légitime, n’a toutefois pas vocation à se substituer, en tout domaine et sans de réelles justifications, aux organes administratifs de droit commun. En outre, la multiplication de ces autorités ne doit pas faire courir le risque d’une action publique mal coordonnée, trop éclatée et excessivement complexe. Ce risque de perte d’efficacité, pouvant entraîner une inversion totale des effets attendus, doit être conjuré par la maîtrise des compétences déléguées à ces instances et par des opérations de regroupement, de fusion ou, en tout cas, de mutualisation des moyens et de coopérations renforcées.

2. En second lieu, l’État-nation reste un lieu nécessaire de délibération démocratique et d’incarnation des identités nationales.

Le reconnaître, ce n’est évidemment pas légitimer, ni entretenir les foyers de populismes qui se déclarent aujourd’hui d’une manière inquiétante dans toute l’Europe, mais aussi, plus largement, dans le monde. C’est au contraire vouloir éteindre et prévenir ces foyers, en faisant retour sur ce qui constitue le cœur de notre identité et sur les moyens de la préserver. Notre identité, c’est l’idéal républicain d’un bien commun partagé par tous, c’est un projet tourné vers l’avenir, profondément ouvert à la diversité des origines et des convictions. C’est aussi notre appartenance à l’espace et au projet européen. Ernest Renan a parfaitement défini cette identité comme « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs », « le consentement actuel », « le désir de vivre ensemble », « la volonté de continuer à faire valoir l’héritage que l’on a reçu indivis »[ix].

En France plus qu’ailleurs, l’État reste la matrice de cette identité et l’une de ses principales forces agissantes. Il est le dépositaire d’une mémoire collective et l’incarnation de notre désir de vivre ensemble. C’est en lui que la communauté nationale fonde son « indestructibilité symbolique ». On ne peut rayer d’un trait de plume cette histoire millénaire que la Révolution française, loin d’abolir, a confirmée et amplifiée. L’État en France demeure le garant de la réalisation concrète des promesses du pacte républicain ; il est l’un des maillons essentiels qui assurent la cohésion entre les citoyens et l’unité du corps social. Il est toujours la voie pour relever les défis, faire émerger les chances du futur, protéger les citoyens et pour anticiper, accompagner et amortir les nécessaires mutations. Il lui revient de mettre en œuvre les choix politiques structurants sur lesquels la collectivité nationale s’est prononcée. S’il n’a plus la maîtrise directe de certaines compétences régaliennes, qu’il a transférées à l’Union européenne, il dispose toujours d’importantes marges d’appréciation, d’influence et d’intervention, au sein de l’Union et dans le cadre même des mécanismes de l’intégration européenne. Celle-ci doit fortifier nos capacités d’action ; elle n’a pas vocation à les faire disparaître, ni à supprimer toute spécificité nationale. A cet égard, comme la plupart des États européens, la France assure une protection spéciale à son identité constitutionnelle, qui est parfaitement compatible avec le projet européen. Cette protection repose sur la reconnaissance préalable d’une équivalence des garanties entre le niveau national et le niveau européen, de telle sorte que le contrôle de constitutionnalité des actes de transposition du droit de l’Union n’est mis en œuvre qu’en cas de contradiction ou de lacune entre ces deux niveaux.

Nous pouvons donc conserver et assumer une triple conviction : la première, c’est que l’État a encore un rôle - et un rôle éminent - à assumer dans l’amélioration des conditions de vie concrètes de nos concitoyens et la préservation de la cohésion nationale, comme de la grandeur de notre pays ; la deuxième, c’est que l’État a les moyens – et doit se donner tous les moyens – de changer le cours des événements, d’être un puissant levier d’innovation, de fédérer les énergies et de coordonner des acteurs multiples ; la troisième, que l’État est porteur des aspirations profondes du peuple français, par l’exercice de la souveraineté nationale. Par conséquent, l’action transformatrice de l’État est et reste nécessaire, possible et légitime.

II. Quelles missions et quels devoirs demain pour les serviteurs de l’État ?

A.  Les corps d’agents publics vont être, dans les années qui viennent, confrontés à des défis immenses.

Parmi les organes de l’État, la haute fonction publique a le devoir de proposer et de rendre possibles les choix et les actions qui sont décidés au nom du peuple français. Elle est responsable de la conception opérationnelle et du déploiement de l’action publique sous l’autorité du Gouvernement. Si celui-ci est la tête, elle est en quelque sorte la colonne vertébrale. Et ceci vaut tout particulièrement pour les corps d’encadrement supérieur de l’État, comme le corps des ponts, des eaux et des forêts. Leur mission est d’autant plus fondamentale dans la période actuelle que l’État, tout en étant plus que jamais responsable et comptable du bien commun, n’est plus, on l’a vu, omnipotent. Il est plus facile d’être haut fonctionnaire quand l’État détient tous les leviers de la puissance publique. Mais il y a plus de mérite à l’être dans le contexte actuel où les défis à relever sont accrus et les moyens de l’action publique, mesurés et ambivalents.

1. Ces défis, vous le savez, sont considérables, ils exigent des actions fortes et déterminées et la mise en œuvre de projets ambitieux pour l’avenir.

Nous avons à garantir à nos compatriotes un haut niveau de sécurité face à la menace terroriste et aux nouvelles formes de criminalité organisée ; à relever la compétitivité de notre économie et l’attractivité de notre territoire, en favorisant l’inscription de nos entreprises dans le nouvel environnement technologique et international ; à équilibrer nos comptes publics et réduire notre dette, afin de ne pas hypothéquer l’avenir des générations futures ; à sauvegarder notre environnement et à lutter contre le réchauffement climatique, sans nous priver des avancées fécondes du progrès scientifique, en faisant une application exigeante, mais utile et raisonnée du principe de précaution ; à améliorer les performances de notre système d’éducation et de recherche, à l’heure de la digitalisation de notre société ; à résorber ce véritable cancer qu’est le chômage de masse et, en particulier, le chômage des jeunes actifs, qui gaspille les talents et nuit tant à la cohésion sociale ; à promouvoir d’une manière plus active la diversité des parcours et des expériences et à lever tous les obstacles à la pleine expression des capacités et à la reconnaissance des mérites. Ces ambitions sont immenses, voire démesurées, mais elles passent, dans toutes les filières, métiers, corps et niveaux hiérarchiques de la fonction publique, par de multiples actions, modestes ou stratégiques, qui nous relient à chaque fois au projet républicain. Nous avons collectivement les moyens et le devoir d’y contribuer.

2. Les hauts fonctionnaires doivent, en particulier, faire preuve de courage et de discernement, en renonçant à toute forme d’abstention timorée ou à certaines aspirations maximalistes.

Dans une société marquée par l’aggravation et la diversification de risques, qui doivent sans cesse être maîtrisés, gérés ou apprivoisés, il ne saurait être question de les réduire à néant, sauf à renoncer à toute action. L’idée même de progrès inclut, comme sa composante motrice, le risque et même l’erreur et l’échec, à condition d’en convertir ou d’en dominer la teneur négative. Dès lors, prendre au sérieux les exigences de stabilité et de sécurité, qu’elles soient économiques ou juridiques, c’est assumer la responsabilité d’une gestion du risque tournée vers l’action et refuser l’illusoire et néfaste tentation d’un risque zéro. Pour les décideurs publics comme privés, cette gestion du risque appelle des prises de décision informées par des évaluations ex ante et ex post approfondies. A cette fin, des règles procédurales et organisationnelles doivent être définies mais, aujourd’hui plus que jamais, elles doivent être conçues comme strictement nécessaires et proportionnées pour ne pas être stérilisatrices et inhibantes vis-à-vis de toute action et, de surcroît, elles doivent être interprétées d'une manière ouverte et non pas vétilleuse. C’est dans cette perspective que l’agent public, en particulier l’ingénieur public, doit assumer ses missions de service public face auxquelles il ne peut, ni ne doit se dérober. L’éthique de responsabilité doit le conduire à faire des choix et prendre des risques, sans pour autant s’affranchir de toute prudence ou du respect de toute règle. Il ne saurait, en pleine expansion d’un management public orienté vers la performance, renoncer aux obligations de résultat, ni moins encore justifier des comportements ou des stratégies de protection ou d’esquive. Or il faut le reconnaître : ce risque-là nous guette de manière croissante depuis deux ou trois décennies et il nous faut le conjurer. 

B. Pour mener à bien nos tâches, que devons-nous faire de plus ou de mieux que nous n’ayons à ce jour entrepris ?

Il ne s’agit pas de prétendre transformer radicalement nos méthodes et notre organisation. Encore que cela puisse être nécessaire et fructueux, comme l’a montré la fusion en 2009 du corps des ingénieurs des ponts et chaussées, avec celui des ingénieurs du génie rural, des eaux et des forêts. Il s’agit plus profondément de renouveler nos manières de faire et l’esprit dans lequel nous exerçons nos missions. Il nous faut par là revenir aux sources de l’intérêt général, qui n’est pas un mot creux, une incantation, mais le ciment de notre société et l’expression d’une ambition collective. Les hauts fonctionnaires doivent contribuer à le promouvoir, mais aussi à l’actualiser et à hiérarchiser les actions qui s’y rattachent. C’est un devoir qui s’impose à eux, même si le dernier mot ne saurait leur appartenir.

1. Il nous faut en particulier mieux conjuguer le court et le long terme et constamment relier l’action immédiate à une vision prospective et stratégique des politiques à conduire. Les exigences de l’action ne sauraient conduire à négliger les enjeux de moyen et long terme. Si les hauts fonctionnaires l’oublient, qui s’en chargera ? Nous devons encore veiller plus que par le passé à donner des repères et du sens à l’action publique, à rendre intelligibles les buts et les étapes. L’État ne peut plus mener son action sans dialogue avec les autres acteurs publics, les citoyens et la société civile, sans expliquer et faire partager ses objectifs et ses décisions par le public et les agents. Sans renoncer à leurs autres devoirs, notamment celui de l’autorité, les hauts fonctionnaires doivent porter une grande attention à leur interaction avec le corps social. Leur parole doit coïncider avec leurs actes et les réalités sur lesquelles ils entendent agir. A défaut, ils risquent de verser dans l’incohérence, voire la duplicité.

2. Nous sommes aussi et nous devons de plus en plus être responsables, pas seulement de manière collective, mais aussi individuelle. Cette responsabilité est multiforme. Elle peut être professionnelle, disciplinaire, voire pénale. Si son surgissement au cours des 30 dernières années a été une évolution lourde et parfois traumatisante, elle doit être assumée, sans pour autant stériliser la prise de risque, je n’ose dire la prise de responsabilité. Car elle est la traduction d’un principe trop longtemps méconnu de la Déclaration des droits de l’Homme : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Dans la période actuelle, nous avons à ce titre un devoir particulier de lucidité et de courage. Pour signaler les carences et les errements quand ils existent. Mais aussi pour proposer des solutions raisonnables et réalistes aux problèmes qui sont diagnostiqués. Plus que jamais, il faut éviter le double écueil d’une gestion pusillanime et, ce qui revient au même, des solutions parfaites, mais hors de portée et donc inopérantes.

3. Enfin, pour vaincre le soupçon, nous avons un ultime devoir : celui d’assumer une véritable éthique de l’exemplarité. Les Français attendent des hauts fonctionnaires plus que la conformité à la loi, plus que la probité du « bon père - ou de la bonne mère - de famille ». Ils attendent d’eux des preuves tangibles et continues de désintéressement et de dévouement à l’intérêt général ainsi que la dignité inhérente à l’exercice d’une parcelle de la puissance publique. La déontologie est l’un des fondements de la confiance des citoyens et de l’efficacité de l’action publique, elle est une force de notre fonction publique. Mais elle doit s’approfondir avec la généralisation de formations, d’instruments de bonnes pratiques, comme les chartes de déontologie, et de la capacité à rendre des comptes en la matière. Nous devons assumer ces exigences et les règles de transparence correspondantes que la loi a commencé à instituer. Mais les attentes légitimes du public ne sauraient conduire à une suspicion généralisée et à des formes vindicatives d’inquisition médiatique.

Alors que s’accentuent les menaces pesant sur le « vivre-ensemble » dans notre pays, alors que s’accélèrent les mutations économiques avec les technologies numériques, s’interroger sur le rôle et la place de l’État et sur la vocation de ses serviteurs relève de l’exigence, presque de l’« ardente obligation ». Ce questionnement ne doit pas faire perdre de vue que nous ne vivons pas dans une complète incertitude et une totale indétermination. Car nous savons ce qui nous fonde. Nous savons d’où nous venons et, à moins d’être frappé de cécité, ce que je ne crois pas, nous connaissons le cap qui est le nôtre, au demeurant assez évident, en dépit de la complexité de nos sociétés et de l’interdépendance de tous les acteurs publics ou privés, internes et internationaux. Ce cap, c’est bien de servir le peuple français et, en ce qui nous concerne, nous les fonctionnaires, de le servir avec compétence, volonté, impartialité et exemplarité. Telles sont et telles resteront notre feuille de route et notre boussole.

 

[i] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[ii] J.-B. Auby, La globalisation, le droit et l’État, éd. LGDJ, 2010.

[iii] F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au réseau. Pour une dialectique du droit, éd. Presses des facultés universitaires de Saint Louis, 2002.

[iv] A. Garapon, in P. Bouretz, La force du droit. Panorama des débats contemporains, éd. Esprit, 1991, p. 222.

[v] Note de bas de page sur l’étude 2014 du Conseil d’État.

[vi] J. Bodin, Les six livres de la République, 1576, rééd. 1986, éd. Fayard, Livre I, chap. X, p. 306.

[vii] Jacques Chevallier, « L’État régulateur », RFAP, n°111, 204, pp. 473-482.

[viii] Jacques Chevallier, L’État post moderne, éd. LGDJ, 2004.

[ix] Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882.