Avocats et magistrats administratifs : la déontologie en partage

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé lors des septièmes états généraux du droit administratif le 30 juin 2017

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Septièmes états généraux du droit administratif

Avocats et magistrats administratifs : la déontologie en partage

Maison de la chimie, Vendredi 30 juin 2017

Introduction de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat

Monsieur le vice-président du Conseil national des barreaux,

Mesdames et Messieurs les présidents de juridiction et les bâtonniers,

Chers collègues,

Mesdames et Messieurs,

En 1834, Jérémy Bentham définissait la déontologie comme « la connaissance de ce qui est juste et convenable dans l’activité professionnelle »[2]. Ce mot n’est ainsi pas nouveau, même si la dénonciation de certaines pratiques et l’engouement que provoque en retour l’idée de moralisation pourraient faire croire le contraire. Il est vrai que la déontologie a longtemps été l’apanage des professions libérales – avocats et médecins, en particulier. Ces dernières décennies, l’essor de la culture de transparence, la montée en puissance de l’exigence de droiture morale, tout comme la défiance croissante à l’égard des représentants de toute nature et des personnes exerçant des charges publiques ou associées aux services publics ont provoqué l’approfondissement de la réflexion, la multiplication des règles et l’instauration d’un contrôle accru de la déontologie dans tous les secteurs d’activité. Comme les avocats, les juges administratifs réfléchissent eux aussi de plus en plus aux devoirs qui sont les leurs et à la manière dont ils doivent les assumer et en assurer le respect.

Ces réflexions, nous pourrions les mener isolément, sans nous préoccuper des travaux menés par les uns et les autres. Ce serait certainement une erreur. S’interroger sur la déontologie des gens de justice n’est en effet pas la simple déclinaison d’une question qui se pose aujourd’hui dans tous les milieux professionnels. Comme le remarquait le premier président de la Cour de cassation Vincent Lamanda, « les auxiliaires de justice ne peuvent être regardés comme des prestataires d’un service indifférencié »[3] compte tenu de l’autorité morale qui s’attache à leurs fonctions, qu’ils exercent dans l’intérêt d’autrui[4] et du service public de justice. Par conséquent, s’il est vrai que les bonnes pratiques diffèrent entre avocats et magistrats, les fondements de notre éthique se rejoignent (I) et les évolutions que nous souhaitons promouvoir sont le plus souvent partagées (II).

I - La diversité des fonctions n’efface pas les fondements communs de la déontologie des gens de justice.

A - Les exigences déontologiques des avocats et des juges administratifs s’expriment différemment en raison du caractère propre de leurs missions.

L’avocat et le juge sont en effet placés dans des situations différentes compte tenu du statut et de la mission de chacun : l’avocat est lié à une partie et il agit dans l’intérêt de son client, sous sa responsabilité personnelle, tandis que le juge est indépendant de toutes les parties. Le juge est, par conséquent, astreint à une exigence d’impartialité qui n’aurait guère de sens pour un avocat dont la mission implique la défense d’une personne et l’engagement au service d’une cause. Le juge administratif doit, à cet égard, spécialement veiller au respect de cette exigence, lorsqu’au cours de sa carrière il exerce ou a exercé des fonctions, notamment administratives, à l’extérieur de la juridiction[5]. L’obligation de conseil et de dévouement[6] de l’avocat est, quant à elle, étrangère aux fonctions du juge administratif, sauf lorsque celui-ci exerce sa fonction consultative, ce qui justifie d’autres règles particulières garantissant l’étanchéité entre ses deux missions, consultative et juridictionnelle[7]. Le lien particulier qui unit l’avocat à son client explique aussi que la question de la déontologie ait émergé plus précocement dans la profession d’avocat[8] que chez les magistrats. Ce n’est en effet qu’en 2011 que la juridiction administrative a adopté sa première charte de déontologie, au terme d’un long processus de concertation et de consultation.

B - Malgré ces différences, avocats et juges de tous ordres ont en partage les principes fondamentaux de la déontologie qui est celle des gens de justice.

Toutes les professions juridiques ont en commun un certain nombre de devoirs : indépendance intellectuelle, secret et discrétion professionnels, prohibition des conflits d’intérêts[9]… Plus généralement, avocats et magistrats sont soumis à des règles déontologiques et à une exigence de probité qui sont la contrepartie de l’indépendance et de l’impartialité du juge et de la confiance que leur accordent et doivent leur accorder les justiciables ou les clients. Notre légitimité de juge en particulier naît de cette confiance et nous devons l’honorer en ayant à cœur d’exercer nos fonctions de manière responsable, indépendante et rigoureuse. C’est pourquoi la loi du 20 avril 2016 dispose que les magistrats administratifs « exercent leurs fonctions en toute indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité et se comportent de façon à prévenir tout doute légitime à cet égard »[10]. Des termes équivalents se retrouvent dans le serment des avocats, qui jurent d’exercer leurs fonctions « avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ». C’est également pour susciter ou garder la confiance des justiciables que nos deux professions s’attachent à prévenir les conflits d’intérêts[11].

Nous le voyons, nos missions et nos statuts diffèrent, mais nos obligations déontologiques transcendent les clivages inhérents à la spécificité de nos professions.

II - Les réponses aux attentes exprimées par nos concitoyens sont aussi en partie partagées.

A - Il existe un consensus sur la nécessité de faire naître une nouvelle culture et de développer de nouveaux instruments de prévention des risques déontologiques.

La déontologie n’est pas innée, contrairement à ce que l’on a longtemps cru et affirmé. Pour que ses règles soient mises à jour et respectées et que s’instaure une confiance effective entre les professionnels de la justice et les citoyens, il faut insuffler une véritable culture fondée sur la responsabilité individuelle et collective de tous. La première nécessité est de définir les exigences déontologiques et le conflit d’intérêts[12]. C’est le rôle des chartes ou des codes de déontologie qui, en sensibilisant les avocats ou les juges, notamment au discernement des conflits d’intérêts, leur permettent d’identifier par eux-mêmes et plus facilement les situations de risque et les obligations corrélatives qui leur incombent. La deuxième nécessité est de développer des instruments de prévention, plutôt que de sanction. C’est l’un des objectifs des déclarations d’intérêts que doivent désormais souscrire tous les juges administratifs[13], qui permettent d’identifier en amont les risques de conflits d’intérêts pour mieux les éviter. Cette politique de prévention doit aussi privilégier les instruments de droit souple. Les chartes, recommandations ou codes de bonnes pratiques ont en effet le mérite de clarifier des principes parfois énoncés trop généralement par la loi ou le règlement et que les personnes concernées peinent à savoir appliquer concrètement[14]. Le droit souple favorise un réel changement de culture, car il permet d’expliquer à la fois les raisons d’une règle et les modalités de son application, notamment par des exemples pratiques. Ces instruments de droit souple permettent aussi d’adapter plus facilement les principes aux évolutions sociétales, professionnelles ou économiques. La nouvelle version de la charte de déontologie de la juridiction administrative, qui a été arrêtée le 14 mars dernier après la consultation du collège de déontologie, prévue par la loi, mais aussi des commissions et conseil supérieurs du Conseil d’Etat et des juridictions administratives et enfin des organisations professionnelles, appelle, par exemple, à la plus grande prudence les juges administratifs dans l’usage des réseaux sociaux. Un groupe de travail a d’ailleurs été mis en place pour approfondir ce sujet. Il est, enfin, nécessaire que les principes déontologiques puissent être débattus collectivement par les professionnels concernés. Il est essentiel qu’ils puissent être expliqués, affinés, précisés et complétés par des instances de conseil, tels que le collège de déontologie de la juridiction administrative, qui peuvent émettre des recommandations d’office ou des avis en réponse aux questions de ceux qui s’interrogent sur l’application d’une règle[15].

B - Nous devons aussi nous employer à définir des règles de déontologie dans les rapports qui nous unissent les uns aux autres.

La déontologie ne vise pas seulement la relation qu’entretiennent les gens de justice avec les justiciables. Elle doit aussi s’appliquer aux rapports que les avocats et les magistrats entretiennent entre eux, ce que Jean-Claude Magendie appelle « l’art du mieux vivre ensemble judiciaire »[16]. Au-delà des bons usages et de l’éducation indispensable dans les relations professionnelles, les juges et les avocats doivent entretenir une relation de confiance et de respect mutuels. Il ne peut en effet y avoir d’affrontement ou de confrontation entre nous au risque de déstabiliser le dialogue juridictionnel et de rompre l’équilibre même de la justice. Les règles déontologiques doivent, par conséquent, aussi permettre de faire naître un dialogue apaisé et un climat propice à l’échange entre acteurs juridictionnels[17] et à l’accomplissement du « rituel judiciaire ».

De même, nous faut-il, dans une société plus ouverte, mobile et fluide, être attentifs aux conditions dans lesquelles il est possible de « franchir le Rubicon » séparant la profession d’avocat de celle de juge – tel est le modèle de recrutement des juges anglo-saxons, spécialement au Royaume-Uni– ou celle de juge de celle d’avocat, notamment devant une juridiction dans laquelle l’avocat a naguère siégé en tant que juge, voire qu’il a présidée. Il est clair que de strictes conditions doivent être prévues pour « encadrer » de tels passages ainsi que les conditions d’exercice de la nouvelle profession, afin de garantir l’indépendance et l’impartialité du nouveau professionnel comme des juridictions. La nouvelle version de la charte de déontologie de la justice administrative arrêtée le 14 mars 2017 s’est ainsi attachée à énoncer de nouvelles recommandations en ce qui concerne l’exercice des fonctions d’avocat par d’anciens juges administratifs.
 

Je conclurai ce propos liminaire par la citation de Bernanos, qui figure en épigraphe de la préface d’André Damien à l’ouvrage Les Règles de la profession d’avocat du bâtonnier Henri Ader : « Notre Règle n’est pas un refuge. Ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle »[18]. L’expression renforcée de nos obligations déontologiques ne doit pas être pour nous, avocats ou juges, l’opportunité de nous défausser sur des règles exogènes de toute responsabilité individuelle. Les principes ne sont pas seulement faits pour être proclamés ; ils doivent être appliqués, incarnés, vécus et ils doivent pouvoir évoluer pour s’adapter aux mutations sociales, économiques ou technologiques. Telle est et telle doit être notre ambition commune.

[1]Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2] J. Bentham, Déontologie ou science de la morale, Charpentier, 1834, disponible sur Gallica. Jérémy Bentham associe les deux mots grecs deon-ontos (ce qui est convenable) et logos (connaissance).

[3] V. Lamanda, « Propos introductifs », in Les règles déontologiques au service des usagers du droit, Actes du colloque du 3 novembre 2011 du Haut conseil des professions du droit, Dalloz, 2013, pp. 3 et 4.

[4] J. Moret-Bailly et D. Truchet, Déontologie des juristes, PUF, 2010, p. 23.

[5] Le point 32 de la Charte de déontologie de la juridiction administrative de 2017 appelle l’attention sur ce sujet en rappelant les règles de déport qui s’imposent lorsqu’est en litige une affaire dont le magistrat a eu à connaître dans le cadre de précédentes fonctions administratives.

[6] Art. 3 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat.

[7]Décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat et décret n° 2011-1950 du 23 décembre 2011 modifiant le code de justice administrative.

[8] Dans son ouvrage, André Damien fait remonter les premiers traités de déontologie de l’avocat au règne de Louis XIV (A. Damien, « Préface », in H. Ader et autres, Règles de la profession d’avocat, Dalloz, 15ème édition, 2016, p. V).

[9] J. Moret-Bailly et D. Truchet, Déontologie des juristes, PUF, 2010, p. 34.

[10] Art. L. 231-1-1 du code de justice administrative issu de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

[11] Art. 7 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat : « L'avocat ne peut être ni le conseil ni le représentant ou le défenseur de plus d'un client dans une même affaire s'il y a conflit entre les intérêts de ses clients ou, sauf accord des parties, s'il existe un risque sérieux d'un tel conflit. (…) ». Art. L. 131-7 et L. 231-4-1 du code de justice administrative relatifs aux déclarations d’intérêts des membres

[12] Cette proposition était formulée dans le rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêt dans la vie publique, présidée par Jean-Marc Sauvé dont le rapport « Pour une nouvelle déontologie de la vie publique » été publiée par la Documentation française en 2011. Voir sur ce point l’article de M. Pinault, « Conflits d’intérêts : glaive ou boomerang ? », Pouvoirs, 2013/4, p. 37.

[13] Art. L. 231-4-1 du code de justice administrative issu de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

[14] J. Richard, « La déontologie et la transparence s’installent dans une dynamique de vie professionnelle », La semaine juridique – Administrations et collectivités territoriales, n° 14, 10 avril 2017, p. 2089.

[15] J. Moret-Bailly et D. Truchet, « Actualité et enjeux » dans le dossier intitulé « Conflits d’intérêts et déontologie », AJDA, 2012, p. 865.

[16] J-C. Magendie, « Préface », in E. de Lamaze et C. Pujalte, L’avocat, le juge et la déontologie, PUF, 2009, p. IX.

[17] E. de Lamaze et C. Pujalte, L’avocat, le juge et la déontologie, PUF, 2009, p. 41.

[18] G. Bernanos, Dialogue des carmélites.