Audition par l’Observatoire de la laïcité

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Exposé introductif de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État le 10 avril 2018

<a href="/admin/content/location/61288"> Lien à reprendre : > télécharger au format pdf</a>

Audition par l’Observatoire de la laïcité

Paris, Mardi 10 avril 2018

Exposé introductif de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs,

Je tiens à remercier le président Jean-Louis Bianco de m’avoir invité à venir m’exprimer devant vous sur l’application du principe de laïcité dans notre pays et, en particulier, sur la jurisprudence du Conseil d’État en la matière.

Vous le savez mieux que quiconque et aussi bien que nous, le principe de laïcité et son application provoquent régulièrement des tensions, aujourd’hui comme d’ailleurs déjà lors du vote de la loi de séparation des Eglises et de l’État du 9 décembre 1905. Cela tient notamment au fait qu’il n’y a jamais eu une seule conception de la laïcité, chacun ayant tendance dans ce domaine à identifier sa propre vision subjective à la laïcité dans l’absolu. La notion de laïcité n’est pas univoque et sa portée autant que l’interprétation de la loi de 1905 doivent par conséquent être régulièrement précisées.

Je crois que le Conseil d’État a joué, à cet égard, un rôle important, marqué par une volonté de conciliation et d’apaisement, qui mérite d’être soulignée. Je structurerai mon propos liminaire sur ce sujet autour de deux axes. Je reviendrai, d’une part, sur l’apport de la jurisprudence du Conseil d’État aux premiers équilibres nés de la loi de séparation des Eglises et de l’État de 1905 (I). D’autre part, je soulignerai les réponses apportées par le Conseil d’État aux nouvelles tensions mises en évidence ces dernières années (II).

I. Postérieurement à l’adoption de la loi du 9 décembre 1905, le Conseil d’État a entendu donner corps à l’équilibre des relations voulu entre l’État et les Eglises.

A. Dès l’origine, le Conseil d’État s’est, sans le dire, voulu, affirmé et imposé comme « le régulateur de la laïcité »[2].

1. Dans ce contexte, chaque fois qu’il a été saisi des questions liées à l’application du principe de laïcité, il a tranché en faveur d’une lecture ouverte de ce principe.

Lorsque les autorités publiques ont, par exemple, proposé d’en retenir une vision restrictive, le Conseil d’État s’est attaché à en rappeler le libéralisme.

- Saisi de litiges relatifs aux sonneries de cloches des églises ou aux processions religieuses, il a refusé de voir, dans des manifestations conformes aux traditions locales, une atteinte à l’ordre public :

  • il a, par conséquent, annulé de nombreux arrêtés d’interdiction de sonnerie de cloches, de processions ou de convois funèbres sur la voie publique, pris par des maires[3].

  • Le Conseil d’État a d’ailleurs récemment rappelé, s’agissant de sonneries civiles de cloches, que l’existence d’un usage local ne devait pas nécessairement s’entendre d’un usage continu et ininterrompu depuis la loi de 1905[4].

- Le Conseil d’État a aussi donné sa pleine portée au deuxième alinéa de l’article 2 de la loi de séparation en affirmant que les établissements hospitaliers[5] et scolaires[6] sont tenus de permettre aux usagers de ces services publics d’exercer leur culte. Le fait de ne pas avoir agréé un nombre suffisant de ministres du culte pour permettre aux détenus de pratiquer leur religion est ainsi susceptible d’engager la responsabilité de l’État[7].

- Enfin, comme le Conseil constitutionnel[8], le Conseil d’État a rattaché à la Constitution la liberté d’expression religieuse[9] et le principe de laïcité[10]. Il a en outre qualifié la liberté de culte de liberté fondamentale au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative instituant la procédure de référé-liberté[11].

Le Conseil d’État a ainsi fait du principe de laïcité, non pas une source de restriction des opinions religieuses et de leur expression, notamment cultuelle, mais l’affirmation de la liberté d’opinion religieuse et de culte de tous, sous les strictes réserves de l’ordre public, et de la neutralité des personnes publiques en la matière. L’article 1er de la loi du 9 décembre 1905, complété par son article 2, le rappellent dans des termes parfaitement actuels et durables.

2.Parallèlement, le Conseil d’État a développé une jurisprudence exigeante sur le principe de neutralité des personnes publiques.

- Les agents publics sont tenus de ne pas manifester leurs croyances religieuses dans l’exercice de leurs fonctions[12]. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, cette obligation s’impose dans tous les services publics, y compris ceux qui sont confiés à une personne privée[13]. On peut raisonnablement supposer que le Conseil d’État partagerait la même analyse, spécialement pour les agents au contact des usagers.

- Les agents publics ont toutefois, comme tout citoyen, le droit d’avoir les opinions religieuses de leur choix[14] et ils ne peuvent faire l’objet d’une quelconque discrimination professionnelle en raison de leur adhésion à une croyance ou de leur incroyance[15].

- Le Conseil d’État a aussi souligné, encore récemment en 2013, que la prohibition des subventions à l’exercice d’un culte « poursuit depuis plus d’un siècle le but légitime de garantir, compte tenu de l’histoire des rapports entre les cultes et l’État en France, la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes »[16].

- Dans son étude du 19 décembre 2013, faite à la demande du Défenseur des droits, le Conseil d’État a cependant souligné que cette obligation de neutralité, qui s’impose par principe dans tous les services publics, ne s’applique pas en dehors de ces services.

B. Dans sa conception libérale, le principe de laïcité, tel qu’il est mis en œuvre en France, ne se distingue pas fondamentalement des principes européens consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme (Art. 9) et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Art. 10).

- La liberté religieuse se compose, selon la Cour de Strasbourg, de deux éléments :

  • la liberté de conscience ou de pensée, qui est une liberté intérieure ne pouvant faire l’objet d’aucune restriction, et

  • la liberté de manifester sa religion et de pratiquer son culte, qui ne peut être limitée que pour des motifs tenant à l’ordre public.

>> Du caractère fondamental de la liberté religieuse découle, selon la Cour de Strasbourg, une obligation de neutralité pour l’État[17]. Il s’agit donc bien d’une vision neutre et impartiale de l’État qui se dégage[18], combinée, il est vrai, à une large marge nationale d’appréciation[19], pouvant notamment conduire à admettre la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes[20].

- Par la loi du 9 décembre 1905 et l’article 1er de la Constitution, l’État en France reconnaît, de la même manière, la liberté de conscience et de culte et sa neutralité en matière religieuse. La laïcité n’est ainsi pas « l’ignorance du fait religieux », mais la forme française du principe de liberté religieuse, comme l’a très clairement rappelé le Conseil constitutionnel en 2004, même si, selon lui, l’article 1er de notre Constitution interdit également à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers[21].

- S’il est vrai que les textes européens se distinguent de notre approche de la laïcité, dès lors qu’ils ne traitent pas de la séparation de l’Eglise et de l’État, ils assurent, comme le principe français de laïcité, la protection de la liberté religieuse et, par suite, du pluralisme religieux. A cet égard, la jurisprudence européenne tend, sur ces sujets, à se rapprocher de l’appréciation française de la laïcité et, en particulier, de sa vision du principe de neutralité des personnes publiques.

II.    Aujourd’hui, le principe de laïcité fait naître de nouvelles tensions, auxquelles le Conseil d’État s’attache à apporter une réponse équilibrée.

A.     Par sa jurisprudence, le Conseil d’État procède à une réaffirmation des principes fondateurs de la loi de 1905.

1. Sans jamais renoncer à rappeler l’importance du principe de neutralité des personnes publiques, le Conseil d’État fait preuve d’une volonté de conciliation et ne s’en tient pas à une lecture littérale et rigoriste de la loi.

Son analyse apparaît notamment dans les cinq décisions de l’assemblée du contentieux de juillet 2011 par lesquelles le Conseil d’État a précisé les conditions dans lesquelles une collectivité publique est susceptible d’apporter un concours financier à une association ayant, notamment, une activité cultuelle[22].

- Selon la jurisprudence antérieure du Conseil d’État, le principe de laïcité n’interdisait pas, par lui-même, que l’État puisse octroyer, dans le respect des lois en vigueur, des subventions à des associations cultuelles[23]. Cette jurisprudence a notamment été développée dans les territoires français dans lesquels ne s’applique que le principe constitutionnel de laïcité et non la loi de 1905. Mais la loi de 1905, lorsqu’elle est applicable, fait en principe obstacle à ce que des collectivités territoriales puissent apporter une aide quelconque à une manifestation qui participe à l’exercice d’un culte[24].

- Les décisions de 2011 sont venues préciser que ces collectivités ne peuvent accorder une subvention à une association qui, sans constituer une association cultuelle, a des activités de cette nature qu’en vue de la réalisation d’un projet, d’une manifestation ou d’une activité qui ne présente pas un caractère cultuel et à la double condition qu’il y ait un intérêt public local et que la subvention soit exclusivement affectée au financement de ce projet, de cette manifestation ou de cette activité et ne soit pas utilisée pour financer des activités cultuelles.

  • Le Conseil d’État a ainsi admis l’octroi d’une subvention par la ville de Lyon à la fondation propriétaire de la Basilique de Fourvière en vue de la construction d’un ascenseur destiné à faciliter l’accès à la basilique des personnes à mobilité réduite, qui sont très majoritairement des touristes et non des fidèles[25].

  • Par une autre décision du même jour, il a jugé qu’une collectivité publique pouvait participer à l’achat et à la restauration d’un orgue qui serait ensuite installé dans une église, à condition que l’instrument puisse être utilisé pour des manifestations culturelles et des actions d’éducation musicale et ne soit pas exclusivement affecté à l’usage du culte[26]. Il a précisé que des engagements réciproques devaient garantir cette double affectation et la répartition du coût de cet instrument, qui doit être partagé à proportion de ses usages respectifs.

  • Dans une troisième affaire, le Conseil d’État a jugé qu’une collectivité territoriale pouvait subventionner des travaux d’aménagement d’un abattoir pour ovins, afin de permettre l’abattage rituel dans le cadre des fêtes religieuses de l’Aïd-el-Kebir, compte tenu notamment de la nécessité de préserver la salubrité et la santé publiques[27].

  • Les deux autres affaires examinées le même jour étaient, quant à elles, relatives aux conditions dans lesquelles une collectivité territoriale peut assurer l’exercice effectif de leur culte par les fidèles, soit en octroyant, avant même l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 21 avril 2006[28], un bail emphytéotique à une association cultuelle pour l’édification d’une mosquée[29], soit en mettant à la disposition d’une association, moyennant une contrepartie financière, une salle polyvalente, afin qu’elle puisse être utilisée comme salle de prière[30].

>> Ces cinq décisions ont contribué à réaffirmer les principes fondateurs de la loi du 9 décembre 1905, tout en précisant les tempéraments pouvant lui être apportés lorsque sont en cause des intérêts publics locaux et à condition de ne pas financer directement ou indirectement l’exercice d’un culte.

Le Conseil d’État a depuis lors fait application de ces principes à plusieurs reprises.

- Il a ainsi jugé que l’organisation, par la Communauté Sant’ Egidio, des 19èmes rencontres internationales pour la paix, pouvait faire l’objet d’une subvention octroyée par la commune de Lyon, dès lors que ces rencontres n’avaient pas de caractère cultuel, notamment parce qu’aucune cérémonie religieuse n’était organisée[31] dans ce cadre, alors même que s’y exprimaient et y participaient des représentants d’un culte.

- Le Conseil d’État a également jugé qu’une collectivité territoriale pouvait participer au financement des travaux de restauration de la Basilique Saint-Augustin d’Annaba en Algérie, dès lors que ce monument s’inscrit dans le patrimoine culturel du bassin méditerranéen et que la contribution versée n’a pas vocation à salarier ou financer un culte[32].

- A l’inverse, le Conseil d’État a jugé que les subventions accordées à des associations en charge de l’organisation des traditionnelles « ostensions limousines », qui sont des cérémonies religieuses, méconnaissaient le principe de neutralité posé à l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905[33].

2. Par ailleurs, plusieurs affaires récentes ont été l’occasion pour le Conseil d’État de rappeler les principes de la loi du 9 décembre 1905 et d’en faire application dans un contexte inédit.

Dans le prolongement de ses décisions Abbé Olivier de 1909[34] et Benjamin de 1933[35] et conformément aux célèbres conclusions du commissaire du gouvernement Corneille[36], le Conseil d’État a rappelé le principe selon lequel la liberté doit être la règle et la restriction de police l’exception : une interdiction ne peut par conséquent être légalement prononcée qu’en cas de risque avéré de troubles à l’ordre public. Il a ainsi suspendu en référé l’exécution des arrêtés des maires de Villeneuve-Loubet[37] et Cagnes-sur-Mer[38], qui interdisaient le port du « burkini » sur les plages, au motif que ces décisions portaient une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir, à la liberté de conscience et à la liberté personnelle, en l’absence de risque avéré de trouble à l’ordre public.  En revanche, à Sisco, en Haute-Corse, des actes de violence avaient été constatés ce qui a légalement justifié, pour ce motif tiré du risque avéré de trouble à l’ordre public, que le maire de la commune interdise l’accès aux plages et à la baignade à toute personne n’ayant pas « une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité »[39].

Par ailleurs, lorsque des prêches appellent à la violence, à la discrimination des femmes et au rejet d’autres confessions religieuses et de l’autorité publique ou qu’ils témoignent d’une complaisance implicite à l’égard d’actes de terrorisme, la fermeture d’une mosquée ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte. La protection de l’ordre public justifie, en particulier sous l’état d’urgence, la restriction apportée à cette liberté[40].

Dans deux décisions de l’assemblée du contentieux du 9 novembre 2016 le Conseil d’État s’est aussi prononcé sur la signification de représentations, moins composites que polysémiques, à la fois religieuses et profanes : les crèches de Noël[41].

- Il était saisi de la question de savoir si des collectivités publiques, en l’espèce une commune et un conseil général, pouvaient installer une telle crèche dans des bâtiments publics pendant la période des fêtes de fin d’année. Cette question impliquait d’interpréter l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, qui interdit pour l’avenir « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit » et le principe de neutralité de l’État posé par l’article 2 de la même loi, selon lequel l’État « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

- Le Conseil d’État a jugé que les crèches de Noël sont des représentations susceptibles de revêtir une signification religieuse, en tant que figuration de la naissance du Christ, mais aussi une signification profane ou sécularisée, en faisant partie des décorations et installations qui accompagnent traditionnellement les fêtes de fin d’année.

  • En raison du principe de neutralité des personnes publiques, elles ne peuvent en principe être installées dans des bâtiments publics, sauf si le contexte local permet de leur reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif ou s’il existe des usages locaux en ce sens.

  • Dans les autres espaces publics – par exemple, les voies, places, jardins, marchés –, une crèche de Noël peut en principe être installée à l’occasion des fêtes de fin d’année, à moins qu’elle ne constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

Ces principes directeurs ont permis de régler, positivement ou négativement, les litiges relatifs à des crèches installées dans des bâtiments ou des espaces publics, notamment au Conseil département de Vendée[42], à la mairie de Béziers[43] ou au Conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes[44].

Dans une décision du 25 octobre 2017, le Conseil d’État s’est également prononcé sur l’édification sur une place publique d’une statue du pape Jean-Paul II surmontée d’une croix[45].

- Le Conseil d’État devait statuer sur la légalité de l’édification, moins de cette statue, que de l’arche la surplombant sur laquelle avait été érigée une croix de grande dimension.

- Il a d’abord rappelé, comme dans les affaires relatives à l’installation des crèches de la nativité, que la loi de 1905 interdit seulement, mais de manière très claire, « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public ».

- Le Conseil d’État a ensuite constaté que l’installation contestée découlait de deux décisions distinctes : d’une part, celle de l’artiste de léguer sa statue à la commune qui ne pouvait plus être contestée ; d’autre part, celle du maire de la faire surmonter d’une arche et d’une croix.

- Or, la croix ne peut pas ne pas être regardée comme un signe religieux. Par conséquent, le Conseil d’État a jugé que la croix devait être retirée, mais que l’arche, qui n’est pas un emblème religieux, pouvait demeurer en place.

- En revanche, il n’est pas douteux qu’eu égard à sa dimension historique, internationale et même politique, la statue du pape avec les ornements de sa fonction et, notamment, une crosse surmontée d’une croix n’aurait pas posé de problème, si cette question avait dû être tranchée par le Conseil d’État – ce qui n’était pas le cas dans l’affaire en cause.

B. Au-delà de sa jurisprudence, le Conseil d’État s’est également attaché à rappeler certains équilibres essentiels à travers ses avis et ses rapports, en particulier sur la question du port des signes à signification religieuse dans les services publics ou dans l’espace public.

1. Les tensions créées par l’application du principe de laïcité dans les écoles ont donné lieu à l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989 sur la compatibilité du port de signes d’appartenance religieuse avec le principe de laïcité et sur les conditions dans lesquelles un établissement scolaire peut le réglementer.

- Sollicité par le Gouvernement, le Conseil d’État a pris appui sur les principes essentiels de la loi du 9 décembre 1905.

  • Il a estimé, en l’état du droit en vigueur à cette date, que l’accès aux établissements d’enseignement public ne pouvait être restreint pour des motifs de croyances ou de convictions religieuses et que les élèves avaient le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité.

  • Ainsi, le port, par les élèves, de signes manifestant leur appartenance à une religion n’est pas, par lui-même, incompatible avec le principe de laïcité, mais la liberté religieuse qui leur est reconnue ne saurait leur permettre d’arborer des signes religieux qui constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande et elle peut aussi être limitée si elle fait obstacle à l’accomplissement des missions du service public de l’enseignement[46].

- Les principes dégagés dans cet avis ont donné lieu à une jurisprudence qui, dans le silence de la loi jusqu’en 2004, a témoigné de la permanence de l’esprit libéral du Conseil d’État : la liberté d’opinion et d’expression religieuse est le principe pour les usagers du service public ; les restrictions doivent être objectivement justifiées[47].

- Mais cette approche nuancée ayant pu susciter des difficultés d’application, la loi du 15 mars 2004[48], proposée par la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République[49], est venue modifier l’état du droit positif en interdisant, dans les écoles, collèges et lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse[50].

- Le Conseil d’État a ensuite fait application de cette loi dans sa jurisprudence[51] et la Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’elle était conforme à l’article 9 de la Convention[52].

2. Dans son étude de 2010 sur l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, le Conseil d’État a écarté la possibilité de fonder cette interdiction sur le principe de laïcité.

- Dans la lignée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme[53], le Conseil d’État a estimé que le principe de laïcité ne pouvait fonder une restriction générale à l’expression des convictions religieuses dans l’espace public.

  • Le principe de laïcité est en effet un principe qui s’applique principalement dans les relations entre les collectivités publiques et les personnes ou les religions dont elles se réclament – ce qui justifie l’obligation de neutralité imposée aux agents public.

  • En revanche, il ne peut, selon lui, s’imposer directement à la société ou aux personnes qu’en raison des exigences propres à certains services publics (comme, par exemple, dans les établissements scolaires).

- En outre, le Conseil d’État a estimé qu’une telle interdiction générale pouvait être interprétée comme une ingérence de la puissance publique dans le bien-fondé des pratiques religieuses, en contradiction avec nos principes constitutionnels et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

- Le législateur a toutefois fait le choix de ne pas suivre cette recommandation, ni l’avis rendu ensuite par le Conseil d’État[54]. Le Conseil constitutionnel[55], puis la Cour européenne des droits de l’homme[56], ont néanmoins admis la conformité de ces dispositions avec la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme en se fondant sur les exigences du vivre-ensemble invoquées par le Gouvernement français.

 

En conclusion, je crois que la position retenue par le Conseil d’État depuis plus d’un siècle en matière de laïcité est ouverte et équilibrée. La laïcité fait peser une obligation de neutralité religieuse sur l’État, les autres personnes publiques et les agents publics. Elle ne saurait remettre en cause le fonctionnement des services publics. Mais elle doit se concilier avec d’autres principes constitutionnels et républicains qui sont inscrits en son cœur : la liberté de conscience et de culte. La conciliation de ces principes n’est pas toujours aisée : elle repose notamment sur l’application par le juge du principe de proportionnalité, comme l’ont récemment illustré les ordonnances du juge des référés sur l’interdiction du port du burkini. Elle peut aussi se traduire en droit positif par des textes législatifs ou réglementaires, comme cela a été le cas avec les lois du 15 mars 2004 encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements scolaires et du 11 octobre 2010 prohibant la dissimulation totale du visage dans l’espace public[57]. Dans toutes ces hypothèses, le Conseil d’État s’est attaché à inscrire ses arrêts et ses avis en la matière dans des principes séculaires, que la jurisprudence a eu l’occasion de rappeler à de très nombreuses reprises depuis l’adoption de la loi du 9 décembre 1905.

 

 

[1]Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2] Cette expression est de Marceau Long, ancien vice-président du Conseil d’État (M. Long, Le juge administratif à l’aube du XXIe siècle, PUF, 1995, p. 88).

[3] CE, 19 février 1909, Abbé Olivier.

[4] CE, 14 octobre 2015, Commune de Boissettes, n° 374601.

[5] CE Sect., 28 janvier 1955, Sieurs Aubrun et Villechenoux, Rec. 50 : les établissements hospitaliers doivent « prendre les mesures indispensables pour permettre [aux patients] de vaquer, dans l’enceinte même de ces établissements, aux pratiques de leur culte, lorsqu’en raison de leur état de santé ou des prescriptions des règlements en vigueur ils ont hors d’état de sortir ».

[6] CE, 6 juin 1947, Union catholique des hommes du diocèse de Versailles, Rec. 250 ; CE Sect., 28 janvier 1955, Association professionnelle des aumôniers de l’enseignement public, Rec. 51.

[7] CE, 16 octobre 2013, Garde des sceaux c. M. Fuentes et autres, n° 351115.

[8] CC, 19 novembre 2004, Traité sur la Constitution européenne, n° 2004-505 DC, cons. 18. Le principe de laïcité est au nombre des droits et libertés garantis par la Constitution (CC, 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité, n° 2012-297 QPC, cons. 5).

[9] CE, 27 juin 2008, Mme Mabchour, n° 286798, T. 736-743. Le Conseil constitutionnel a d’abord qualifié la liberté de conscience de principe fondamental reconnu par les lois de la République (CC, 23 novembre 1977, Loi complémentaire relative à la liberté d’enseignement, n° 77-87 DC, cons. 5 et 6), avant de la rattacher à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (CC, 18 octobre 2013, M. Franck M et autres,n° 2013-353 QPC, cons. 7).

[10] Le Conseil d’État qualifie la laïcité de principe fondamental reconnu par les lois de la République (CE, 6 avril 2001, Syndicat national des enseignants du second degré, n° 219379). Dans d’autres décisions, il se réfère « au principe constitutionnel de laïcité » (CE, 16 mars 2005, Ministre de l’Outre-mer c. Gouvernement de la Polynésie française, n° 265560, Rec. 108).

[11] CE Ord., 16 février 2004, M. Benaissa, n° 264314, T. 826. Voir aussi CE Ord., 6 décembre 2016, Association islamique Malik Ibn Anas, n° 405476, au sujet de la fermeture de la mosquée d’Ecquevilly.

[12] CE Avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n° 217017.

[13] Cass., 19 mars 2013, CPAM de Seine-Saint-Denis.

[14] CE, 9 décembre 1948, Delle Pasteau, Rec. 464 : le Conseil d’État censure un refus d’admission dans le rang des assistantes sociales au seul motif des croyances religieuses de l’intéressée ; CE, 3 mai 1950, Delle Jamet, Rec. 247.

[15] Voir notamment CE, 25 juillet 1939, Demoiselle Beis, Rec. 524 ;CE, 10 avril 2009, M. El Haddioui, n° 311888, Rec. 158 : annulation d’un concours d’officiers de police en raison des questions que le jury avait posées à un candidat sur son origine et ses pratiques confessionnelles ainsi que sur celles de son épouse.

[16] CE, 15 février 2013, Association Grande Confrérie de Saint Martial et autres, n° 347049 : le Conseil d’État annule les subventions des collectivités territoriales du Limousin aux « ostensions limousines », qui constituent des manifestations culturelles.

[17] CEDH, 26 septembre 1996, Manoussakis, aff. n° 18748/91, pt. 47.

[18] L’interprétation de l’article 9 de la Convention par la Cour européenne des droits de l’homme insiste sur l’absence d’ingérence des États dans l’exercice des cultes mais pas sur la nécessité pour les États de s’impliquer activement en faveur de l’exercice des cultes (CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, aff. n° 14307/88). Ainsi, la participation, notamment financière, d’un État à l’exercice d’un culte n’est pas un élément déterminant dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

[19] CEDH Gr. Ch., 10 novembre 2005, Leyla Sahin c. Turquie, aff. n° 44774/98 : la Cour juge que « l’étendue et les modalités de la réglementation en matière de rapports entre l’État et les religions doit être dans une certaine mesure laissé à l’État concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré ».

[20] CEDH, 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, aff. n° 30814/06.

[21] CC, 19 novembre 2004, Traité sur la Constitution européenne, n° 2004-505 DC, cons. 18 : dans cette décision le Conseil constitutionnel rappelle que l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme est appliqué par la Cour européenne dans le respect des traditions constitutionnelles des États et qu’elle leur laisse notamment une marge d’appréciation afin de concilier la liberté de culte avec le principe de laïcité. Le Conseil constitutionnel en déduit que l’article 9 de la Convention est compatible avec l’art. 1er de la Constitution.

[22] Cette ligne jurisprudentielle assouplit l’approche dégagée dans CE Sect., 9 octobre 1992, Commune de Saint-Louis, n° 94455, Rec. 358. Dans cette affaire, le Conseil d’État avait jugé que l’octroi de subventions à des associations ayant des activités cultuelles était interdit.

[23] CE, 16 mars 2005, Ministre de l’Outre-mer c. Gouvernement de la Polynésie française, n° 265560, Rec. 108 : le Conseil d’État juge que le principe de laïcité s’applique en Polynésie, mais pas la loi du 9 décembre 1905 qui n’y a jamais été rendue applicable. Du principe de laïcité découle un principe de neutralité de l’État qui n’implique pas une interdiction des subventions ; les subventions sont autorisées lorsque l’intérêt général le justifie (en l’espèce, une Eglise évangélique, détruite par un cyclone, dont le rôle socio-éducatif et d’accueil des populations avant sa destruction est avéré). Le Conseil constitutionnel a adopté une approche équivalente dans CC, 22 octobre 2009, Loi tendant à garantir la parité de financement entre les écoles élémentaires publiques et privées sous contrat d’association, n° 2009-591 DC, cdt. 6.

[24] Voir notamment l’article 2 précité de la loi du 9 décembre 1905.

[25] CE Ass., 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône, n° 308817, Rec. 392.

[26] CE Ass., 19 juillet 2011, Commune de Trélazé, n° 308544, Rec. 370.

[27] CE Ass., 19 juillet 2011, Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole, n° 309161, Rec. 393.

[28] Ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques.

[29] CE Ass., 19 juillet 2011, Mme Vayssière, n° 320796, Rec. 395.

[30] CE Ass., 19 juillet 2011, Commune de Montpellier, n° 313518, Rec. 398.

[31] CE, 4 mai 2012, Fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, n° 336462.

[32] CE, 17 février 2016,  Région Rhône-Alpes, n° 368342.

[33] CE, 15 février 2013, Association Grande Confrérie de Saint Martial et autres. Voir aussi la décision CE, 4 mai 2012, Fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, n° 336462 relative à l’organisation, par la Communauté Sant’ Egidio, des 19èmes rencontres internationales pour la paix. Dans cette affaire, le Conseil d’État a jugé que ces rencontres n’ayant pas de caractère cultuel, notamment parce qu’aucune cérémonie religieuse n’était organisée, la commune de Lyon pouvait octroyer une subvention pour son organisation.

[34] CE, 19 février 1909, Abbé Olivier, Rec. 181.

[35] CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. 541.

[36] Conclusions Corneille sur CE, 10 août 1917, Baldy, n°59855, Rec. 638.

[37] CE Ord., 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et Association de défense des droits de l’homme – collectif contre l’islamophobie en France, n° 402742 et 402777.

[38] CE Ord., 26 septembre 2016, Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France, n° 403578.

[39] Les juridictions de première instance et d’appel ont rejeté les recours dirigés contre cet arrêté (TA de Bastia, 26 janvier 2017, n° 1600976 et CAA de Marseille, 3 juillet 2017, n° 17MA01337). Le Conseil d’État a refusé l’admission du pourvoi en cassation dirigé contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille (CE, 14 février 2018, Ligue des droits de l’homme, n° 413982).

[40] Voir, notamment, CE ord., 25 février 2016, M. Bourosain et autres, n° 397153 et CE ord., 6 décembre 2016, Association islamique Malik Ibn Anas, n° 405476.

[41] CE Ass., 9 novembre 2016, Commune de Melun c. Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne et CE Ass., 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée.

[42] Le recours contre la décision du président du Conseil général de la Vendée d’installer une crèche de la nativité dans les locaux de l’hôtel du département a été rejeté par la Cour administrative d’appel de Nantes et le Conseil d’État n’a pas admis le pourvoi dirigé contre cet arrêt (CE, 14 février 2018, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 416348).

[43] La décision du maire de Béziers d’installer une crèche de la nativité dans le hall de l’hôtel de ville de la commune a été annulée par la Cour administrative d’appel de Marseille (3 avril 2017, n° 15MA03863) et le pourvoi contre cet arrêt a été rejeté.

[44] La décision du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes d’installer une crèche de la nativité dans les locaux de l’hôtel de région a été annulée par le tribunal administratif de Lyon (TA de Lyon, 5 octobre 2017, Fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, n° 1701752).

[45] CE, 25 octobre 2017, Fédération morbihannaise de la libre pensée et autres, n° 396990.

[46] CE, 27 novembre 1996, M. et Mme Jeouit, n° 172686 : le Conseil d’État annule les décisions d’expulsion de jeunes filles qui portaient le foulard islamique. En revanche, le Conseil d’État a admis la légalité des sanctions prononcées à l’encontre de jeunes filles qui refusaient d’ôter leur foulard en cours d’éducation physique et de participer à ce cours (CE, 27 novembre 1996, Epoux Wissaadane et Epoux Chedouane, Rec. 463).

[47] CE, 2 novembre 1992, Kherouaa et autres, n° 130394.Voir également CE, 5 décembre 2007, Singh, n° 385394, Rec. 463 : le Conseil d’État rejette le recours des parents d’un élève ayant été expulsé de son établissement scolaire car il portait un « keshi » sikh ; CE, 5 décembre 2007, Mme Ghazal, n° 295671, Rec. 464 : le Conseil d’État rejette le recours des parents d’une élève ayant été expulsée de son établissement scolaire, car elle portait un bandana et refusait de l’ôter.

[48] Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.

[49] Cette commission a été présidée par B. Stasi. Elle a rendu son rapport au Président de la République en décembre 2003.

[50] Article 1er de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004.

[51] Voir notamment CE, 5 décembre 2007, Singh, n° 385394, Rec. 463 : le Conseil d’État rejette le recours des parents d’un élève ayant été expulsé de son établissement scolaire car il portait un « keshi » sikh ; CE, 5 décembre 2007, Mme Ghazal, n° 295671, Rec. 464 : le Conseil d’État rejette le recours des parents d’une élève ayant été expulsée de son établissement scolaire, car elle portait un bandana et refusait de l’ôter.

[52] CEDH, 4 décembre 2008, Dogru c. France, aff. n° 27058/05, pt. 72-73. Sur la question du port de signes religieux dans les établissements scolaires, la Cour européenne des droits de l’homme a adopté une jurisprudence souple faisant une large place à la marge nationale d’appréciation. Elle juge ainsi que l’interdiction du port du voile dans une université laïque ne méconnaît par l’article 9, dès lors que l’intéressée a librement choisi d’y étudier (CEDH, 3 mai 1993, Karaduman c. Turquie, aff. n° 16278/90). Cette jurisprudence a été confirmée par CEDH Gr. Ch., 10 novembre 2005, Leyla Sahin c. Turquie, aff. n° 44774/98.

[53] CEDH, 23 février 2010, M. Arslan et autres c. Turquie, aff. n° 41135/98.

[54] Avis de l’Assemblée générale, 12 mai 2010, n° 384.065.

[55] CC, 7 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, n° 2010-613 DC. Le Conseil constitutionnel estime que les motifs avancés par le Gouvernement pour justifier ces dispositions, à savoir le risque d’atteinte à l’ordre public, les exigences minimales de la vie en société et le fait que la dissimulation du visage des femmes dans l’espace public porte atteinte aux principes de liberté et d’égalité, assurent une conciliation non disproportionnée entre la sauvegarde de l’ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés.

[56] CEDH gr.ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, aff. n° 43835/11.

[57] Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.