Discours

A l’ère du pluralisme juridique

Par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État
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XXVIème Congrès de la FIDE (Fédération internationale de droit européen)

A l’ère du pluralisme juridique : les rapports entre les cours nationales, internationales et celles de l’Union et les interactions entre les multiples sources du droit

Débat sous la présidence de Mme Marise Cremona, professeure à l’Institut universitaire européen de Florence, avec M. Vassilios Skouris, président de la Cour de justice de l’Union européenne, M. Andreas Voßkuhle, président de la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, Mme Pauliine Koskelo, présidente de la Cour suprême de Finlande, et M. Jean-Marc Sauvé avec, comme commentateurs, MM. Mattias Kumn, professeur à l’Ecole de droit de New York University et au Centre de recherche en sciences sociales WZB de Berlin, et Giuseppe Tesauro, juge à la Cour constitutionnelle d’Italie

Samedi 31 mai 2014
Intervention de Jean-Marc Sauvé (1), vice-président du Conseil d’Etat de France

En Europe, nous vivons dans une pluralité d’ordres juridiques – les ordres juridiques nationaux, celui de l’Union européenne et celui de la convention européenne des droits de l’homme – qui doivent être articulés entre eux, sans qu’ils soient clairement subordonnés ou hiérarchisés. Les sujets de droit s’inscrivent par conséquent dans des réseaux de normes et de juges qui comportent des risques de perturbations ou de contradictions. Ces risques se sont accrus ces dernières années (I). Ils peuvent en partie être résolus grâce à des instruments de stabilisation (II). Mais ils appellent plus que jamais une coopération loyale et active entre les juges nationaux et européens (III).

I. Le contexte actuel : des risques de turbulence élevés qui résultent d’une intégration juridique accrue.

L’enchevêtrement des ordres juridiques nationaux et européens s’est accentué en étendue et en profondeur. En étendue : le droit européen innerve des pans de plus en plus larges et diversifiés de nos législations nationales, comme les travaux de ce congrès l’ont encore illustré, notamment dans le domaine de la commande publique. L’extension du droit de l’Union, par exemple en matière d’union économique, monétaire et bancaire, de droit pénal –avec, notamment, le mandat d’arrêt européen-, ou d’asile et d’immigration, sont des facteurs de plus grande efficacité des politiques publiques et de renforcement de la garantie des droits. Mais ils peuvent aussi être sources de tensions avec les droits nationaux.

L’approfondissement des droits européens engendre aussi de tels risques, avec l’opposabilité de la Charte des droits fondamentaux, l’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et le développement de la portée des principes de primauté, d’unité et d’effectivité du droit de l’Union.  

Les progrès du droit européen créent donc, entre les ordres juridiques nationaux et européens,  des tensions accrues qui se concentrent pour l’essentiel sur :

1)      le respect des identités constitutionnelles nationales ;

2)      l’étendue et la portée exactes des transferts de souveraineté consentis par les Etats au bénéfice de l’Union ;

3)      les offices respectifs des juges, qu’ils soient nationaux ou européens ;

4)      les contradictions entre des droits fondamentaux consacrés au niveau national et des normes européennes ;

5)       et les questions d’interprétation et de conciliation de certains droits fondamentaux aux niveaux national et européen.

 

Soyons clairs : les risques de divergences sérieuses entre juridictions européennes et juridictions nationales suprêmes, qui existent depuis les origines de la construction européenne, n’ont pas diminué dans la période récente.  Il est à redouter qu’ils n’augmentent à l’avenir.

 II. Pour résoudre ces tensions, des instruments de stabilisation et de conciliation ont été mis en oeuvre.

Le premier instrument de résolution des tensions réside au cœur des contradictions identifiées, c’est-à-dire dans les Constitutions nationales. La plupart d’entre elles consacrent, selon des méthodes variées, les principes garantis par la convention européenne des droits de l’Homme et l’intégration européenne dans le cadre de l’Union. Beaucoup ont d’ailleurs été révisées pour prendre en compte cette intégration dans les ordres juridiques européens et permettre d’adhérer, selon le cas, à l’Union ou aux traités modificatifs successifs, le plus souvent à l’issue d’un contrôle national de constitutionnalité[i]. Si le texte même des Constitutions nationales ne peut sans doute pas permettre de toujours régler préventivement les difficultés, il invite clairement à la confiance et à l’ouverture, selon le concept allemand d’Europarechtsfreundlichkeit .

Le second instrument de résolution des tensions réside dans des formes de dialogue et des techniques de contrôle juridictionnel, adaptées au contexte de pluralisme juridique dans lequel les juridictions s’inscrivent.

Certains mécanismes sont formalisés, comme celui des questions préjudicielles qui permet un dialogue fructueux entre les juridictions nationales et la Cour de justice de l’Union et dont les cours constitutionnelles se saisissent de plus en plus souvent à bon droit[ii]. La procédure de demande d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’Homme, que prévoit le protocole n°16[iii] à la convention européenne des droits de l’Homme, va mutatis mutandis dans le même sens.

D’autres mécanismes reposent sur la mise en œuvre, souple et évolutive, d’outils jurisprudentiels élaborés de concert par les juges nationaux et européens, tels que « l’interprétation conforme » pour conjuguer la diversité des systèmes juridiques avec l’unité et la primauté du droit européen ou « l’équivalence de protection » pour prévenir ou résoudre des contradictions éventuelles entre la garantie nationale et la garantie européenne des droits. La « marge d’appréciation », qui est l’expression jurisprudentielle du principe de subsidiarité, peut également donner de la flexibilité à l’articulation des systèmes juridiques. Cette marge d’appréciation peut être consentie entre juges, du juge européen au juge national, comme elle peut être reconnue par les juges aux autres pouvoirs publics. Dans un régime de séparation des pouvoirs, le juge n’est pas le souverain et ne se substitue pas aux autres pouvoirs. Les Cours Suprêmes les plus anciennes du monde nous le rappellent régulièrement.

Quoi qu’il en soit, des arrêts Solange[iv] et Bosphorus[v] des Cours de Karlsruhe et de Strasbourg, aux arrêts Arcelor[vi]et Conseil national des Barreaux[vii] du Conseil d’Etat de France ou Melki et Abdeli[viii] de la Cour de justice de l’Union, un long chemin a été parcouru dans la voie du dialogue et de la concertation entre juges. Les juges en Europe veillent à la cohérence de l’interprétation qu’ils donnent de droits consacrés dans différents ordres juridiques, sans les opposer les uns aux autres, sans réduire la protection acquise[ix] et sans perdre de vue la primauté du droit de l’Union. Ils ont pour ce faire diversifié leurs techniques de contrôle : soit que le juge national suspende son contrôle, dans la mesure où une protection équivalente est déjà assurée dans l’ordre de l’Union européenne, soit qu’il réserve son contrôle aux cas d’atteinte aux principes inhérents à l’identité constitutionnelle nationale[x], soit qu’il concentre son contrôle sur l’utilisation par l’Etat de sa marge d’appréciation.

Pour autant, de tels instruments doivent encore être perfectionnés afin de pleinement concilier la primauté du droit de l’Union avec le respect des Constitutions nationales et la promotion la plus large des droits fondamentaux.

III. Le perfectionnement de ces instruments de stabilisation ne se réalisera que par l’approfondissement d’une coopération sincère et loyale entre juges nationaux et européens.

Plus l’intégration européenne progresse, plus les sources du droit se superposent, s’enchevêtrent ou s’hybrident et plus le travail de clarification, de hiérarchisation ou de conciliation de ces sources doit s’intensifier. Ce travail concerne, notamment mais pas uniquement, la question du respect des droits fondamentaux[xi] : lorsqu’est en cause le droit de l’Union, celui-ci doit s’appliquer de manière homogène dans l’ensemble des Etats membres ; nous ne pouvons par conséquent nous engager dans une lecture du champ d’application de la Charte des droits fondamentaux[xii] qui, en limitant sa portée, réduirait l’homogénéité des garanties offertes aux citoyens lorsqu’est appliqué le droit de l’Union.

Il paraît aussi essentiel, pour prévenir et résoudre les difficultés, de se souvenir de l’ancrage du droit européen  dans les Constitutions nationales : on ne saurait, sans artifice,trop opposer celles-ci au droit européen.

Pour mener à bien les tâches qui nous attendent, doit prévaloir entre juges nationaux et européens une coopération sincère et loyale qui est l’un des principes cardinaux de l’organisation des pouvoirs publics en Europe. Ce principe véritablement constitutionnel implique un dialogue, horizontal et vertical, des juges et des cours elles-mêmes, l’écoute et la pédagogie réciproque des jurisprudences, l’anticipation et la prévention des divergences, mais aussi le respect des solutions définitivement adoptées par les formations solennelles des cours européennes.

Peut et doit contribuer à cet esprit de coopération le fait que les juges des cours européennes sont désormais, avant leur nomination,  auditionnés et évalués par un comité composé pour l’essentiel de juges des juridiction suprêmes nationales. Je fais, bien sûr, en particulier référence au comité institué par l’article 255 TFUE. Il s’agit là d’une évidente marque de confiance faite par la Cour de justice aux juridictions nationales. Il serait sans doute souhaitable, dans le prolongement de cette heureuse initiative, d’associer plus encore les juridictions nationales suprêmes à la phase de sélection des candidats dans les Etats membres.

 

Il est aisé de concevoir ou de provoquer des chocs frontaux entre les droits constitutionnels nationaux et les ordres juridiques européens, voire  entre les ordres européens eux-mêmes. Ces chocs ont pu jusqu’à présent être évités ou amortis grâce à la sagesse des juges, de tous les juges, et à leur créativité, au sens non d’activisme, mais de retenue dans l’exercice de leurs fonctions. Il est de notre responsabilité de poursuivre dans cette voie, pour faire face aux défis futurs. La tâche qui nous attend est assurément complexe, car il s’agit de faire en sorte que la figure du « Mobile », qui est l’image des relations entre nos systèmes juridiques, pour reprendre la comparaison du président Voßkuhle, puisse évoluer vers une forme de « Stabile ». Calder l’a fait. Cette tâche est aussi la nôtre et elle est, je crois, à notre portée.  Je ne doute pas que les apports des travaux de la FIDE, et d’abord de son XXVIème congrès de Copenhague, nous aident à l’assumer.  

 

 

(1) Texte écrit en collaboration avec M. Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[i] En France, du traité de Maastricht à celui de Lisbonne, quatre révisions constitutionnelles ont été entreprises (voir, en ce qui concerne le Traité de Maastricht : décision n°92-308 DC du 9 avril 1992 et loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992 ; en ce qui concerne le Traité d’Amsterdam : décision n° 97-394 DC du 31 décembre 1997 et loi constitutionnelle n° 99-49 du 25 janvier 1999 ; en ce qui concerne le Traité établissant une Constitution pour l’Europe : décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004 et loi constitutionnelle n° 2005-204 du 1er mars 2005 ; en ce qui concerne le traité de Lisbonne : décision n° 2007-560 DC 20 décembre 2007 et loi constitutionnelle n° 2008-103 du 4 février 2008. Le rejet, suite au référendum du 29 mai 2005, du projet de loi de ratification du Traité établissant une Constitution pour l’Europe a privé d’effet utile la plus grande partie de la révision constitutionnelle entreprise en 2005). Deux autres révisions ont été nécessaires pour l’adoption du dispositif de traitement des demandes d’asile et du mandat d’arrêt européen (voir, en ce qui concerne le dispositif de traitement des demandes d’asile : la décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France et la loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993 relative aux accords internationaux en matière de droit d’asile ; en ce qui concerne le mandat d’arrêt européen : l’avis de l’Assemblée générale du Conseil d’Etat - avis n° 368.282 du 26 septembre 2002 - ainsi que la loi constitutionnelle n° 2003-267 du 25 mars 2003 relative au mandat d’arrêt européen).

[ii]CC, QPC, 4 avril 2013, Jeremy F, n°2013-314 P ; CJUE 30 mai 2013, Jeremy F, C-168/13 PPU

[iii]Art. 1 du protocole n°16 : «  1   Les plus hautes juridictions d’une Haute Partie contractante, telles que désignées conformément à l’article 10, peuvent adresser à la Cour des demandes d’avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles. / 2   La juridiction qui procède à la demande ne peut solliciter un avis consultatif que dans le cadre d’une affaire pendante devant elle. / 3   La juridiction qui procède à la demande motive sa demande d’avis et produit les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l’affaire pendante. » ; art. 5 dudit protocole : « Les avis consultatifs ne sont pas contraignants ».

[iv]Arrêts Solange I (29 mai 1974), Solange II (22 octobre 1986) et Solange III (7 juin 2000) de la Cour constitutionnelle fédérale 

[v] CEDH, Gr.ch., 30 juin 2005, Bosphorus c. Irlande, n° 45036/98

[vi]CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, n°287110

[vii]CE, Sect., 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, n° 296845

[viii]CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. jointes C-188/10 et C-189/10

[ix]Voir pour cet effet cliquet, art. 53 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : « Aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, ou tous les États membres, et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des États membres. »

[x]CC 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, DC n°2004-496 ; CC 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, DC n°2006-540

[xi]Voir sur ce point, l’équilibre retenu entre protections nationales et garanties européennes par la Cour de justice : CJUE 26 février 2013, Stefano Melloni, C-399/11

[xii]Si elle ne modifie pas par elle-même le champ des compétences de l’Union (comme l’indique expressément l’article 51 § 2), elle a en revanche vocation à soumettre au respect des droits fondamentaux qu’elle proclame non seulement les actes pris par les institutions, organes et organismes de l’Union mais aussi les actes pris par les Etats membres « lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union », comme l’indique l’article 51 § 1, ce qui recouvre, selon la grande chambre de la Cour de justice (CJUE 26 février 2013, Åckerberg Fransson, C-617/10, § 17 à 23 ; aux conclusions contraires de l’avocat général, M. Pedro Cruz Villalon, voir en particulier § 56 à 65 des conclusions), l’ensemble du champ d’application du droit de l’Union européenne.