Quel modèle d’administration territoriale pour demain ?

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Discours de Jean-Marc Sauvé lors du colloque organisé par l’Institut français des sciences administratives au Palais-Royal le 13 décembre 2010.

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Quel modèle d’administration territoriale pour demain ?

 Colloque organisé par l’Institut français des sciences administratives

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Le lundi 13 décembre 2010

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Introduction du colloque

par Jean-Marc Sauvé[1] 

vice-président du Conseil d’Etat

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  L’affirmation progressive de l’organisation décentralisée de la République, notamment depuis le début des années 1980, a été une source d’approfondissement des libertés et de la démocratie. Cette dynamique, qui a conduit à confier aux collectivités territoriales, administrées par des conseils élus et dotées d’une autonomie de gestion renforcée, le soin d’élaborer et de mettre en œuvre une part importante des politiques publiques, a en effet eu pour corollaire, d’une part, une adéquation plus forte entre les moyens mis en œuvre par la puissance publique et les besoins des citoyens et elle a aussi, d’autre part, renforcé le sentiment d’une plus grande accessibilité et d’une plus grande responsabilité de la puissance publique.

 La décentralisation ne saurait pourtant se comprendre, ni atteindre complètement son objet, sans être soutenue par une réflexion d’ensemble sur le rôle de l’Etat et, partant, sur l’organisation et les missions de son administration territoriale. L’Etat, partenaire des collectivités territoriales, est aussi le garant ultime de l’unité de la République et de l’égalité devant la loi, deux principes qui figurent à l’article 1er de notre Constitution, à côté de celui de l’organisation décentralisée. C’est ce que soulignait déjà en 1895 l’ancien président de section au Conseil d’Etat Léon Aucoc, en conclusion de son étude historique sur les controverses de la décentralisation administrative : « On peut changer des formalités, des habitudes et créer des circonscriptions, des cantons ou des régions, même en constituant des budgets pour ces circonscriptions », mais il ne faut pas « se placer uniquement au point de vue de la liberté » ; « il faut [aussi] veiller à l’unité de l’application de la loi » et « s’il est nécessaire de limiter l’action du Gouvernement, on doit lui laisser tous les moyens d’action dont il a besoin pour donner satisfaction aux intérêts généraux du pays… »[2].

Donner à l’Etat les moyens de veiller à l’intérêt général sur l’ensemble du territoire, lui donner les outils nécessaires pour assurer la solidarité nationale et pour garantir les conditions essentielles d'exercice des libertés publiques et des droits constitutionnels, garantir l’efficacité de l’action publique : tels sont bien les buts de la déconcentration engagée depuis les années 1960 et qui connaît aujourd’hui une nouvelle étape.

Le processus de déconcentration a en effet conduit à mettre en lumière les principes qui guident le modèle d’administration territoriale de l’Etat, même si ceux-ci ont pendant longtemps peiné à trouver une concrétisation effective (I).

Les réformes aujourd’hui en cours, qui prolongent et approfondissent le modèle d’administration territoriale issu de la déconcentration, doivent donc au préalable surmonter les écueils hérités des évolutions passées  (II)

  I.                   Le processus de déconcentration a permis de mettre en lumière les principes qui guident le modèle d’administration territoriale de l’Etat, même si ceux-ci ont pendant longtemps peiné à trouver une concrétisation effective.

L’organisation de l’administration s’appuie en France sur une longue tradition de présence locale forte de l’Etat. Elle prend appui dès l’Ancien régime sur les intendants de police, justice et finances, recrutés notamment parmi les conseillers d’Etat et les maîtres des requêtes, qui se sont affirmés contre la noblesse locale et les « Etats » élus à partir du 17ème siècle. Après la loi du 28 pluviôse an VIII, la circulaire adressée le 21 ventôse de la même année[3] par le ministre de l’intérieur Lucien Bonaparte, en est une autre illustration. Celle-ci confiait aux préfets des attributions particulièrement élargies, allant de « tout ce qui tient à la fortune publique, à la prospérité nationale, au repos des administrés » jusque, de manière générale, « toutes les branches de l’administration intérieure ». Cette circulaire exhortait aussi les représentants de l’Etat à faire « que la France date son bonheur de l’établissement des préfectures ».

C’est avec la naissance du processus de déconcentration dans les années 1960, que cette organisation territoriale héritée de l’Empire, dont l’objet principal était à l’origine d’affirmer au niveau local l’autorité de l’Etat, a esquissé sa transformation en un véritable modèle d’administration territoriale.

 A.- Les principes qui fondent ce modèle se sont affirmés au travers des principales étapes de la déconcentration et de l’évolution de l’organisation territoriale de l’Etat.

 

1.- Le premier de ces principes est celui d’accessibilité du service public. Il est un corollaire du principe d’égalité[4], qui est l’une des trois lois du service public[5]. Il reflète la fonction primordiale de l’administration territoriale, celle de promouvoir la « cohésion sociale et territoriale », pour reprendre les termes de l’article 36 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[6]. Ce principe d’accessibilité est au cœur du modèle d’administration qui s’est affirmé au travers des grandes étapes de la déconcentration.

 Les décrets de 1964 qui ont fait des préfets les représentants directs de chacun des ministres[7] et qui ont, dans le même temps, organisé les services de l’Etat dans les circonscriptions d’action régionale[8], avaient ainsi pour objet de « simplifier et coordonner l’action administrative, de faire descendre […] de Paris vers la province l’autorité et la responsabilité »[9]. L’accessibilité du service public a également été un vecteur essentiel de la réorganisation de l’administration territoriale intervenue en 1982 [10] et, plus encore, de la loi d’orientation du 6 février 1992[11] et du décret du 1er juillet 1992 portant charte de la déconcentration[12]. Ces deux derniers textes ont en effet entériné, « pour assurer la transparence, la simplicité, l'accessibilité des services publics »[13], l’existence même d’une administration territoriale de l’Etat.

 La notion de subsidiarité qui a fondé la charte de la déconcentration[14] procède directement d’une logique de proximité. Cette notion, expressément évoquée dans la circulaire du 18 septembre 1992, fonde la répartition des compétences entre, d’une part, les administrations centrales de l’Etat, chargées des « seules missions qui présentent un caractère national » et, d’autre part, les services déconcentrés, à qui sont en principe confiées « les autres missions, et notamment celles qui intéressent les relations entre l'Etat et les collectivités territoriales »[15]. C’est ce modèle d’administration territoriale, qui fait de la déconcentration un vecteur d’accessibilité du service public, qu’ont également eu vocation à mettre en œuvre les évolutions issues des décrets de 2004[16] et que traduisent encore les évolutions en cours.

 2.- Le principe d’efficacité de l’action publique s’est également affirmé, au travers de la déconcentration, comme une composante essentielle du modèle d’administration territoriale. Cette affirmation procède de la nécessité, à compter du début des années 1980, de trouver un équilibre entre, d’un côté, les missions et la place de l’Etat local et, de l’autre côté, les collectivités territoriales qui ont été dotées depuis lors de compétences et d’une autonomie de gestion renforcées. Cette affirmation du principe d’efficacité de l’action publique procède aussi de l’apparition de contraintes nouvelles, en particulier la contrainte budgétaire, mais aussi de la nécessité d’assurer l’application effective de nos engagements européens.

L’objectif d’efficacité de l’action publique n’est certes pas absent de l’évolution de l’organisation et des missions de l’échelon central. Mais l’administration territoriale, qui rassemble près de 96% des deux millions d’agents de l’Etat, a indéniablement été le lieu principal de recherche d’efficacité de l’action publique. De fait, cette recherche d’efficacité a été à l’origine des principaux éléments constitutifs du modèle d’administration territoriale en France.

 La volonté d’une plus grande cohérence – et donc d’une plus grande efficacité- de l’action publique est ainsi au cœur de la dimension interministérielle de l’organisation de l’Etat à l’échelon local. Cette dimension, qui est apparue dès les décrets de 1964, est aujourd’hui expressément inscrite à l’article 72 de la Constitution, qui fait du représentant de l'État le « représentant de chacun des membres du Gouvernement ». Elle trouve une traduction effective dans le principe selon lequel les préfets, sous l'autorité des ministres, dirigent les services déconcentrés des administrations civiles de l'Etat[17]. Cette dimension interministérielle se concrétise également dans les dispositifs de coopération entre les services institués à l’échelon local, comme le collège des chefs de service[18] ou le comité de l’administration régionale[19].

 La volonté d’une plus grande efficacité de l’action publique s’est traduite par la recherche constante, au travers de la déconcentration, d’un échelon territorial adapté à l’exercice des compétences qui relèvent des services déconcentrés de l’Etat. L’affirmation progressive de l’échelon régional et de son rôle en est une illustration évidente. Cette volonté a conduit à la création progressive de directions régionales des services déconcentrés et au renforcement du rôle de coordination et d’animation de l’échelon régional, d’abord pour un certain nombre de politique sectorielles[20], puis, à partir de 2004 et beaucoup plus nettement ces dernières années, sur l’ensemble de l’action de l’Etat dans la région[21].

 B.- Si les principes d’accessibilité du service public et d’efficacité de l’action publique se sont ainsi affirmés comme des principes fondamentaux du modèle d’administration territoriale en France, l’histoire de la déconcentration n’en est pas moins restée, à bien des égards, celle d’une relative impuissance à en assurer l’application effective. Deux constats le mettent en évidence.

 1.- Le premier est celui du déséquilibre permanent entre une décentralisation approfondie et une déconcentration  inachevée. La décentralisation a représenté un double défi pour le modèle d’administration territoriale de l’Etat, tel qu’il résultait de son évolution historique. D’une part, le transfert des compétences vers les collectivités territoriales –et le dessaisissement concomitant de l’Etat d’une partie de ses compétences- impliquait une redéfinition certaine des missions de l’Etat dans les territoires. La décentralisation conduisait aussi, d’autre part, à la recherche d’un équilibre entre des collectivités territoriales aux compétences et à l’autonomie renforcée et une administration d’Etat qui soit à même d’être à la fois un partenaire crédible de ces collectivités et une présence visible et lisible pour les citoyens. Or le processus de déconcentration a pendant très longtemps peiné à relever ces deux défis.

 L’atteste le retard structurel de la déconcentration sur la décentralisation. Celui-ci peut être illustré, en particulier, par les dix années qui séparent les grandes lois de décentralisation du début des années 1980 et l’ambition, d’ailleurs imparfaitement traduite en actes, de la réorganisation en profondeur des services de l’Etat. Cette dernière ne s’est véritablement exprimée qu’avec la loi dite « ATR » de 1992 et le décret portant charte de la déconcentration. Dix ans ont donc séparé la première grande vague de décentralisation du souhait affiché de réorganiser en conséquence les services territoriaux de l’Etat.

En outre, la plupart des évolutions de l’administration territoriale au cours des 30 dernières années ont été menées le plus souvent de manière fragmentaire et sans véritable cohérence d’ensemble. Deux exemples peuvent l’illustrer, qui sont d’ailleurs mentionnés dans le rapport de la Cour des comptes de 2009 sur la conduite par l’Etat de la décentralisation[22].  Le premier de ces exemples est celui de la réorganisation des services de l’équipement au niveau départemental. Cette réorganisation a certes rapidement tiré les conséquences, par exemple, du transfert aux départements de l’essentiel de la gestion des routes par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales : onze nouvelles directions interdépartementales des routes ont été créées dès 2006 à partir du réseau routier resté national. Mais cette restructuration, très rationnelle d’un certain point de vue, a ainsi conduit finalement à la création de nouvelles structures interdépartementales qui ne coïncidaient pas avec le ressort des préfectures de région et échappaient au mouvement général de régionalisation mis en place par l’Etat.

 Le second exemple qui peut illustrer la relative absence de rationalité dans l’évolution de l’administration territoriale est celui des directions départementales des affaires sociales. Une part substantielle des compétences de ces directions ont peu à peu été transférées, d’une part, aux collectivités territoriales[23] et, d’autre part, aux agences régionales de l’hospitalisation, à compter de leur création en 1996. Ces transferts de compétence se sont en outre accompagnés d’une baisse substantielle des effectifs de ces directions, d’environ 83 % sur la période 1984-2003, puis de 31% à la suite des lois de décentralisation de 2003-2004. Or ces évolutions ne se sont pas accompagnées, pendant une longue période, d’une véritable politique globale de redéfinition des missions et de réorganisation de ces directions. Celles-ci ont ainsi -pour ainsi dire- « subsisté » sans réel réexamen de leurs fonctions jusqu’en 2010.

 2.- L’évolution de la déconcentration a ainsi conduit au sentiment d’un certain éparpillement, voire d’un morcellement de l’action publique, à l’opposé des principes d’accessibilité et d’efficacité, pourtant affirmés comme les fondements du modèle d’administration territoriale.

 Ce morcellement s’est manifesté dans la répartition des compétences entre l’Etat et les collectivités territoriales, sous l’effet notamment de l’affadissement progressif de la notion de « blocs de compétences » qui avait initialement présidé à la décentralisation. L’atteste notamment  la relative généralisation des financements croisés qui, s’ils sont indéniablement légitimes dans certains domaines, conduisent à amoindrir la lisibilité et la cohérence de l’action publique lorsqu’ils sont quasi-généralisés.

 Ce morcellement s’est également exprimé au sein même des administrations de l’Etat. En témoigne la juxtaposition croissante de structures territoriales aux compétences éclatées, soit au même échelon, soit sur des échelons différents. En 2003, quinze administrations civiles de l’Etat disposaient ainsi d’implantations départementales -soit un total de 11 000 implantations physiques-, douze réseaux de services déconcentrés étaient systématiquement représentés au niveau régional et il existait une vingtaine de réseaux de services « suprarégionaux » ou interdépartementaux[24]. A côté des services déconcentrés, plusieurs ministères disposent en outre de relais territoriaux au travers d’un certain nombre d’établissement publics, soit locaux, soit nationaux mais ayant une assise locale. L’on peut penser par exemple, en matière de santé, à la coexistence des agences régionales de l’hospitalisation et d’autres services en charge de la santé et de l’aide sociale, coexistence dont le manque de cohérence a finalement été à l’origine de la création, avec la loi hôpital, patients, santé et territoires, du réseau des agences régionales de santé[25]

On ne peut donc que dresser un bilan en demi-teinte ou mitigé des évolutions souvent tardives et insuffisamment cohérentes et ambitieuses de l’administration territoriale de la République.

  II.                Les réformes aujourd’hui en cours, qui prolongent et approfondissent le modèle d’administration territoriale issu de la déconcentration, doivent donc surmonter les écueils révélés par les évolutions passées 

Ces réformes sont indéniablement guidées par les mêmes principes d’accessibilité et d’efficacité qui fondent le modèle français d’administration territoriale[26] fondé sur la déconcentration. Elles se sont traduites par des évolutions en profondeur de l’organisation et des missions des services déconcentrés, évolutions dont l’objet est de rendre plus effective l’application de ces principes.

 A.- En ce sens, ces réformes sont à la fois un prolongement et un approfondissement du modèle d’administration territoriale issu de la déconcentration.

 1.- Un prolongement, car elles ont vocation à rendre plus claire et plus opérationnelle la répartition des compétences entre les différents échelons et les différents acteurs de l’administration territoriale héritée des évolutions passées. L’atteste, par exemple, la qualité reconnue au préfet de délégué territorial des établissements publics de l’Etat comportant un échelon territorial. L’attestent également, et peut-être plus encore, la nouvelle organisation de l’échelon régional et les précisions apportées à la répartition des compétences entre cet échelon et celui du département.

 L’organisation de l’administration régionale issue des réformes conduites au cours des deux dernières années s’inspire en effet directement de la répartition des services en huit pôles régionaux qui avait été engagée par le décret du 29 avril 2004. Mais, alors que cette répartition ne s’était traduite que par un regroupement fonctionnel de services qui restaient juridiquement distincts, les huit pôles constituent aujourd’hui autant de directions clairement identifiées, dont la répartition s’inspire en principe du périmètre de compétence des ministères à l’échelon central[27].

Parallèlement, la répartition des compétences entre l’échelon régional et l’échelon départemental est aujourd’hui plus clairement précisée. Le premier se voit confier une mission de pilotage des politiques publiques, qui se concrétise notamment par le fait que le préfet de région est aujourd’hui clairement « le garant de la cohérence de l'action de l'Etat » à cet échelon[28]. L’affirmation explicite de l’autorité du préfet de région sur les préfets de département[29] contribue aussi fortement à une meilleure lisibilité de la répartition des compétences entre les différents niveaux d’administration. L’échelon départemental, quant à lui, continue d’exercer de manière autonome un certain nombre de compétences,[30] mais il est aujourd’hui, par principe, l’échelon qui « met en œuvre les politiques nationales et communautaires »[31]. Le travail de consolidation juridique entrepris par cette réforme se traduit en outre par la reconnaissance d’une autorité fonctionnelle du préfet de département sur les unités territoriales que peuvent créer, dans cette circonscription, les directions régionales.

 2.- Les réformes entreprises se présentent aussi comme un approfondissement du processus de déconcentration. Les évolutions profondes de l’administration territoriale dans le département en témoignent avec éclat.

 Ces évolutions ont abouti à fusionner les nombreuses directions départementales qui existaient jusqu’alors en deux ou trois directions interministérielles[32]. Ces dernières ont donc un champ d’action à la fois plus transversal et plus cohérent, facilitant la lisibilité de l’action de l’Etat et la mise en œuvre des politiques publiques. Elles renforcent également, de fait, le rôle pivot des préfets de département et leur fonction d’interlocuteur privilégié des collectivités territoriales. L’exemple de la réforme territoriale dans les régions et les départements d’outre-mer, qui va conduire à réunir en seulement quatre directions la trentaine de services déconcentrés qui se superposaient auparavant, illustre avec évidence l’effort entrepris dans le sens d’une plus grande cohérence de l’administration territoriale. Le décret qui va consacrer cette réforme est sur le point d’être publié.

L’approfondissement de la déconcentration procède également du mouvement important de rationalisation des moyens qui accompagne celles-ci.  Ce mouvement se traduit, par exemple, par l’élaboration, sous l’autorité du préfet de région, d’un schéma régional organisant la mutualisation des moyens et par la création de plates-formes régionales d’appui à la gestion des ressources humaines[33]. Les évolutions en cours offrent ainsi des perspectives de mise en œuvre effective des principes qui fondent le modèle d’administration territoriale.

B.- Pour atteindre cet objectif, les réformes entreprises doivent s’efforcer d’éviter les écueils du passé, et répondre pour cela à plusieurs interrogations.

 1.- La première de ces interrogations est celle de l’articulation de plusieurs modèles d’administration publique qui coexistent aujourd’hui.

 L’échelon central et l’échelon local obéissent ainsi à deux logiques différentes. Le premier, notamment du faitde la structure de répartition des crédits budgétaires qui procède de la loi organique relative aux lois de finances, est essentiellement fondé sur une logique verticale. A l’inverse, l’échelon local est, aujourd’hui plus encore qu’hier, essentiellement fondé sur une logique interministérielle transversale. La question de l’articulation de ces deux dynamiques se pose donc. Ne conviendrait-il pas, par exemple, de créer un programme spécifique transversal « Action territoriale de l’Etat »  et, parallèlement, de faire converger les statuts des personnels de l’Etat, en même temps que serait substantiellement réduit le nombre des corps ? Ces questions appellent aussi sans doute en retour une autre interrogation, qui est celle de la réforme en profondeur de l’organisation et des missions de l’administration centrale de l’Etat qui n’évolue guère, sauf le plus souvent par adjonction de structures et d’effectifs supplémentaires et, plus rarement, par réduction. Il faudrait aussi sans doute évaluer les résultats de la création de secrétariats généraux des ministères à partir de 2004.

 Plusieurs modèles d’administration publique coexistent également à l’échelon local. L’on peut penser, notamment, à celui des agences, ces nouveaux opérateurs, au statut d’établissement public ou de groupement d’intérêt public, comme l’Agence nationale de rénovation urbaine ou les agences régionales de santé. Ces dernières sont certes regardées comme des directions dans l’architecture des services régionaux, mais elles relèvent fondamentalement d’une organisation différente, sous la forme de groupements d’intérêt public, et elles bénéficient d’une autonomie importante par rapport à l’organisation interministérielle régionale[34]. Le modèle d’administration territoriale que représente la structuration en agences a sans aucun doute une légitimité et une utilité particulière dans certains domaines, notamment celui de la santé. En outre, l’autonomie dont bénéficient les agences régionales de santé est compensée ou plutôt complétée par l’interministérialité que mettent en œuvre les préfets. Mais la conciliation de cette organisation particulière avec l’architecture générale des services déconcentrés n’est pas immédiatement évidente. Le modèle de l’agence est-il donc résistible ? Peut-il être étendu et, si oui, sous quelles conditions ? De manière générale, d’ailleurs, la lisibilité et l’efficacité du modèle d’administration territoriale ne sont-elles pas susceptibles d’être amoindries par la tentation que pourraient avoir certains services de conserver une spécificité organisationnelle ? La volonté légitime de tenir compte des particularités de certains territoires  – l’on peut penser à la région parisienne par exemple- ne peut-elle pas aussi conduire à des inconvénients analogues, si elle doit se traduire par une distinction trop accentuée avec l’organisation du reste du territoire ?

En termes d’articulation des compétences, comment concilier en outre le rôle de pilotage aujourd’hui dévolu à l’échelon régional, le rôle de conception et de direction de l’échelon central et le rôle de mise en œuvre dévolu à l’échelon départemental ? Ne conviendrait-il d’ailleurs pas, à terme, de repenser en profondeur les différents échelons de l’administration territoriale ? La superposition systématique de plusieurs échelons, régionaux et départementaux en particulier, et la correspondance entre les circonscriptions de l’administration territoriale de l’Etat et les collectivités territoriales se justifient-elles – notamment dans la perspective de la mise en œuvre de la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales qui porte création des conseillers territoriaux - ?

 2.- La seconde interrogation à laquelle devront répondre les réformes en cours, est celle du degré véritable d’autonomie de gestion des services déconcentrés. Ne convient-il pas d’accompagner les réformes structurelles par la poursuite d’une évolution des pratiques, en particulier de celle des administrations centrales ? L’on peut penser notamment à la pratique des circulaires dont les prescriptions dépassent largement, dans bien des hypothèses, les missions de conception, d'animation et d'orientation, qui sont en principe celles de cet échelon d’administration. La question de l’autonomie de gestion -de l’autonomie opérationnelle- de l’échelon déconcentré se pose également en ce qui concerne la répartition des crédits, mais aussi pour la gestion des ressources humaines.

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Au-delà de ces questions, il est une dimension essentielle qui participera au succès des réformes en cours et qui, à bien des égards, conditionne les appréciations qui pourront être portées sur leur effectivité. Cette dimension, c’est celle de l’acculturation du pays à ces réformes. Acculturation par l’ensemble des agents publics concernés, bien évidemment, mais aussi par l’ensemble des citoyens et des acteurs économiques et sociaux. C’est en effet l’utilité pratique, c’est-à-dire l’efficacité et l’accessibilité de l’administration territoriale de l’Etat qui, seule, permettra de transformer le processus de réflexion de l’administration sur elle-même -qui a conduit aux réformes en cours- en un véritable modèle d’administration territoriale pour demain.

 Ce colloque participe avec évidence à une telle démarche d’acculturation. Le rôle de l’Institut français des sciences administratives (IFSA) est de favoriser l’évaluation et le perfectionnement de l’administration, en s’appuyant sur une démarche pluridisciplinaire qui réunit des acteurs publics et privés d’horizons variés. Les réflexions et les débats de ce jour permettront donc de mesurer le chemin parcouru, de débattre des questions que pose le modèle d’administration territoriale et, à n’en pas douter, d’esquisser des réponses. Je remercie chaleureusement chacun des intervenants de leur participation. Je remercie en particulier le professeur Jacques Caillosse et le conseiller d’Etat François Séners, directeur, adjoint au secrétaire général du gouvernement, qui ont accepté la lourde tâche, respectivement, de présenter le rapport introductif et de conclure nos travaux. Je forme le vœu que nos échanges contribuent utilement à la réflexion sur ce sujet important qu’est celui du devenir de l’administration territoriale de l’Etat.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Timothée Paris, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du Vice-président du Conseil d’Etat.

[2] L. Aucoc, « Les controverses sur la décentralisation administrative, étude historique », in Revue politique et parlementaire (avril et mai 1895), Bureaux de la revue politique et parlementaire,Paris 1895, p. 57.

[3] 11 mars 1800.

[4] Qui découle de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.

[5] « Le principe d'égalité qui régit le fonctionnement des services publics » a ainsi été reconnu comme un principe général du droit par le Conseil d’Etat (CE sect. 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, Rec. p. 151), qui avait auparavant consacré le principe le principe de l’égalité des usagers du service public (CE ass. 1er avril 1938,  Société L’alcool dénaturé, Rec. p. 337).

[6] Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, article 36 : « L'Union reconnaît et respecte l'accès aux services d'intérêt économique général tel qu'il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément au traité instituant la Communauté européenne, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l'Union ».

[7] Décret n°64-250 du 14 mars 1964 relatif aux pouvoirs des préfets, à l’organisation des services de l’Etat dans les départements et à la déconcentration administrative.

[8] Décret n° 64-251 du 14 mars 1964 relatif à l’organisation des services de l’Etat dans les circonscriptions d’action régionale.

[9] Rapport de présentation des décrets du 14 mars 1964, cité par A. Lagrangé, La déconcentration, LGDJ, Paris 2000, p. 12-13.

[10] Loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, notamment articles 34 et sq., regroupés sous le chapitre II de la loi intitulé « du représentant de l’Etat dans le département » ; décret n° 82-389 relatif aux pouvoirs des préfets et à l’action des services et organismes publics de l’Etat dans les départements ; décret n° 82-390 relatif aux pouvoirs des préfets de région, à l’action des services et organismes publics de l’Etat dans la région et aux décisions de l’Etat en matière d’investissement public.

[11] Loi d’orientation n°92-125 du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République.

[12] Décret n°92-604 du 1er juillet 1992 portant charte de la déconcentration.

[13] Circulaire du 18 septembre 1992 relative à la déconcentration et la simplification des structures administratives.

[14] La notion de subsidiarité est expressément évoquée dans la circulaire du 18 Septembre 1992.

[15] Loi du 6 février 1992 (précitée) article 2.

[16] En particulier du décret n° 2004-374 du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets, à l'organisation et à l'action des services de l'Etat dans les régions et départements.

[17] Loi du 2 mars 1982, article 34, le représentant de l’Etat dans le département « représente chacun des ministres et dirige les services de l’Etat » . Décret n°2004-374 du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets, à l'organisation et à l'action des services de l'Etat dans les régions et départements, article 1er : les préfets « dirigent, sous l'autorité des ministres et dans les conditions définies par le présent décret, les services déconcentrés des administrations civiles de l'Etat ».

[18] Présidé par le préfet de département, il comprend, notamment, des sous-préfets et les directeurs des services déconcentrés. L’article 41 du décret du 29 avril 2004, dans sa rédaction aujourd’hui en vigueur, prévoit que « Le collège des chefs de service est consulté sur les conditions de mise en œuvre des politiques de l'Etat dans le département et les conditions d'organisation et de fonctionnement des services de l'Etat, en vue de la réalisation d'actions communes et de la mutualisation de leurs moyens ».

[19] Présidé par le préfet de région, il comprend les préfets de département et les directeurs des administrations déconcentrées à l’échelon régional. Le comité « assiste le préfet de région dans l'exercice de ses attributions. Il est consulté sur les orientations stratégiques de l'Etat dans la région. Il examine les moyens nécessaires à la mise en œuvre des politiques de l'Etat » (décret du 29 avril 2004 modifié, article 36).

[20]Le décret du 1er juillet 1992 portant charte de la déconcentration (article 3) a ainsi confié au préfet de région  « la mise en oeuvre des politiques nationale et communautaire en matière de développement économique et social et d'aménagement du territoire », « l'animation et de la coordination des politiques de l'Etat relatives à la culture, à l'environnement, à la ville et à l'espace rural » et a affirmé le rôle d’échelon de programmation et de répartition des crédits d’investissement de l’Etat.

[21] L’article 2 du décret du 29 avril 2004 fait du préfet de région « le garant de la cohérence de l'action de l'Etat dans la région ».

[22] La conduite par l’Etat de la décentralisation, Cour des comptes, rapport public thématique, octobre 2009, pp. 119 et sq.

[23] L’on peut penser notamment à l’affirmation d’une compétence des départements dans le champ social, par exemple en matière d’allocation du RMI.

[24] Cf La déconcentration des administrations et la réforme de l’Etat, Cour des comptes, rapport public particulier, novembre 2003, p. 17.

[25] Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, articles 118 et sq. L’exposé des motifs de la loi précise que la création des ARS vise à « simplifier notre système de santé et réunir, au niveau régional, les forces de l'Etat et de l'assurance maladie : les ARS regroupent en une seule entité sept organismes actuellement chargés des politiques de santé dans les régions et les départements, auxquels elles vont se substituer ».

[26] Voir par exemple le compte rendu du 1er conseil de modernisation des politiques publiques du 12 décembre 2007, p. 63 : « La conviction présidant à la révision générale des politiques publiques est que les missions de l’État doivent s’adapter continuellement aux besoins et attentes des usagers. C’est d’autant plus nécessaire en ce qui concerne l’organisation locale de l’État : l’évolution des missions y résulte des effets de la décentralisation, de la répartition des compétences, de la modification des relations entre État et collectivités, des progrès rendus possibles par les nouvelles technologies de communication et d’information, et surtout des attentes des citoyens, de l’évolution de leurs besoins et de leur mode de vie ». Voir également circulaire du 7 juillet 2008 relative à l’organisation de l’administration départementale de l’Etat : « au-delà des grandes fonctions nationales, parfois abstraites, qu’exerce l’Etat, la population attend de lui disponibilité et professionnalisme au plus près de ses lieux de vie et de travail, pour répondre à des besoins en constante évolution dans le domaine de la sécurité sous ses multiples aspects, de la cohésion sociale, de la qualité des équipements publics et de l’environnement, de l’équité et du droit ».

 [27]La direction régionale de l’environnement, de l’aménagement du logement, créée par le décret n° 2009-235 du 27 février 2009 reproduit ainsi à l’échelon régional les compétences larges  de son ministère de rattachement et, inversement, les deux compétences distinctes de l’ancien pôle « santé et cohésion sociale » sont désormais réparties entre, d’un côté la nouvelle direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale, créée par le décret n° 2009-1540 du 10 décembre 2009 et, de l’autre, les Agences régionales de santé. 

[28] Décret du 29 avril 2004 (précité) article 2.

[29] Décret n°2004-374 du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets, à l'organisation et à l'action des services de l'Etat dans les régions et départements, dans sa rédaction issue du décret n° 2010-146 du 16 février 2010, article 2.  

[30] Essentiellement dans le domaine du contrôle administratif des collectivités territoriales, de l’ordre public et de la sécurité des populations et de l’entrée et séjour des étrangers et du droit d’asile (décret du 29 avril 2004, articles 10, 11 et 11-1).

[31] Décret du 29 avril 2004 (précité), article 9.

[32] La direction des territoires et la direction de la cohésion sociale et de la protection des populations, cette dernière pouvant être scindée en deux directions distinctes dans les départements comptant plus de 400 000 habitants

[33] Voir sur ce point, notamment, D. Schuffenecker, L’accompagnement ressources humaines de la réforme de l’administration territoriale de l’Etat, AJDA 2010, p. 837.

[34] L’article 2 du décret du 29 avril 2004, dans sa rédaction issue du décret du 16 février 2010, dispose expressément que « Le préfet de région est responsable de l'exécution des politiques de l'Etat dans la région, sous réserve des compétences de l'agence régionale de santé ».