Intervention du 17 septembre 2015 lors du colloque sur l’Ordre public, organisé par l’Association française de philosophie du droit les 17 et 18 septembre 2015.
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Colloque sur l’Ordre public, organisé par l’Association française de philosophie du droit les 17 et 18 septembre 2015
Intervention le 17 septembre de Bernard Stirn, président de section au Conseil d’État, professeur associé à Sciences Po
Ordre public et libertés publiques
Ordre public et libertés publiques sont deux notions qui se comprennent mieux ensemble que séparément. Si l’on regarde chacune d’elles, il n’est, en effet, pas aisé d’en cerner les contours.
Notion fondamentale, l’ordre public est volontiers polysémique. D’un point de vue procédural, le moyen d’ordre public est, comme l’explique le président Odent, « un moyen relatif à une question d’importance telle que le juge méconnaîtrait lui-même la règle de droit qu’il a mission de faire respecter si la décision juridictionnelle rendue n’en tenait pas compte ». Il y aussi un ordre public matériel, traditionnellement exprimé aux travers des pouvoirs de police du maire. Reprenant les dispositions venues de la loi municipale du 4 avril 1884, l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales prévoit que : « la police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». Au sens le plus large, l’ordre public recouvre les valeurs essentielles du consensus social et du système juridique. L’excision, la polygamie, la répudiation sont contraires à l’ordre public français. La prohibition de l’inceste fait partie des « règles d’ordre public régissant le droit des personnes » (CC, décision du 9 novembre 1999). Il en va de même de l’interdiction de la maternité de substitution. Après l’abolition de la peine de mort, l’ordre public interdit d’extrader un étranger vers un pays où il risque d’être exécuté (CE, 27 février 1987, Fidan et 15 octobre 1993, Mme Aylor). Après l’adoption de la loi sur le mariage entre personnes de même sexe, une convention internationale qui ferait obstacle au mariage en France d’un Français et d’un étranger du même sexe serait contraire à l’ordre public (Cass, 28 janvier 2015).
Terme classique, les libertés publiques se définissent comme celles qui sont reconnues, organisées et garanties par l’autorité publique. Elles se distinguent de la liberté individuelle, que l’article 66 de la Constitution place sous le contrôle de l’autorité judiciaire et dont le Conseil constitutionnel a précisé qu’elle correspondait plutôt aux valeurs de l’habeas corpus britannique, absence de détention arbitraire, respect de la vie privée, du domicile et de la correspondance. Elles sont à situer par rapport aux droits de l’homme, prérogatives que la nature humaine confère à l’individu face à tout pouvoir. Elles apparaissent de plus en plus comme une composante des libertés fondamentales ou des droits fondamentaux, droits d’importance majeure, protégés au niveau le plus élevé de l’ordonnancement juridique et qui s’imposent à tous, même au législateur.
Dans ces différentes orientations, il n’est pas toujours facile de se retrouver. Mais si l’on rapproche ordre public et libertés publiques, les perspectives deviennent plus claires. L’idée d’une conciliation entre l’ordre public et les libertés publiques apparaît dès l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme selon lequel « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Les principes sont énoncés dans les conclusions du commissaire gouvernement Corneille sur l’arrêt Baldy, rendu par le Conseil d’Etat le 10 août 1917 : « Pour déterminer l’étendue du pouvoir de police dans un cas particulier, il faut toujours se rappeler que les pouvoirs de police sont toujours des restrictions aux libertés des particuliers, que le point de départ de notre droit public est dans l’ensemble les libertés des citoyens, que la Déclaration des droits de l’homme est, implicitement ou explicitement au frontispice des constitutions républicaines, et que toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police l’exception ». Les autorités publiques, chargées de garantir l’ordre public, ne peuvent apporter aux libertés d’autres restrictions que celles qui sont indispensables pour atteindre cet objectif. L’arrêt Benjamin du 19 mai 1933 l’a explicité, en indiquant que « s’il incombe au maire de prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre, il doit concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion ». Restrictives des libertés, les mesures de police ne sont légales que si elles sont nécessaires et proportionnées. Ainsi éclairés l’un par l’autre, l’ordre public et les libertés publiques se comprennent comme en miroir. Les reflets réciproques qui les éclairent appellent à un double réflexion, sur le champ de l’ordre public et sur le contrôle des mesures de police destinées à le protéger.
Le champ de l’ordre public
L’ordre public est une notion définie de manière large. En incluant dans son champ de la dignité de la personne humaine, la jurisprudence a souligné sa plasticité. Ses extensions ne peuvent toutefois être indéfinies.
L’ordre public, une notion large
Tranquillité, sécurité et salubrité publiques, telles qu’elles sont affirmées par la loi du 4 avril 1884, recouvrent de vases domaines. La destruction des vipères (CE, 6 février 1903, Terrier) comme la capture et la mise en fourrière des champs errants (CE, 4 mars 1910, Thérond) s’y rattachent. La police générale de l’ordre public existe sans texte. Pour les autorités qui en sont chargées, elle est non une simple faculté mais une obligation. Aussi une carence dans leur mise en œuvre engage-t-elle leur responsabilité (CE, 14 décembre 1962, Doublet). Exercée par le maire dans la commune au nom de l’Etat, elle est confiée au préfet pour plusieurs communes ou pour l’ensemble du département. Au niveau national, elle relève du titulaire du pouvoir réglementaire, Président de la République sous le régime des lois constitutionnelles de 1875 (CE, 8 août 1919, Labonne), Premier ministre aujourd’hui. Pour préserver la santé publique, composante de l’ordre public, le Premier ministre peut ainsi interdire de fumer dans les lieux publics CE, 19 mars 2007, Mme Le Gac). A la police générale s’ajoutent des polices spéciales, organisées par des textes particuliers, qui visent des personnes (étrangers, nomades, aliénés), des activités (chasse, pêche, débits de boisson, cinéma, affichage, installations classées) ou des lieux (voies ferrées, aérodromes, monuments historiques et sites). Les différents pouvoirs de police générale et spéciale se combinent (CE, 18 avril 1902, maire de Néris-les-Bains) et se complètent (CE 18 décembre 1959, société des Films Lutétia). En raison de leur nature, certaines polices spéciales sont toutefois exclusives de toute autre. Il en va ainsi des polices confiées à l’Etat en matière de navigation aérienne, d’implantation des antennes de téléphonie mobile (CE, 26 octobre 2011, commune de Saint-Denis) ou de dissémination des organismes génétiquement modifiés (CE, 24 septembre 2012, commune de Valence).
A l’égard de la loi, le Conseil constitutionnel retient une même acception large de l’ordre public. Il confère à la préservation de l’ordre public le caractère d’objectif de valeur constitutionnelle (décision du 18 janvier 1995) et affirme qu’il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre la prévention des atteintes à l’ordre public et l’exercice des libertés garanties par la Constitution (en particulier décisions du 13 mars 2003 sur la loi sur la sécurité intérieure et du 19 janvier 2006 sur la loi relative à la lutte contre le terrorisme).
On retrouve la même inspiration large dans l’étude réalisée en 2010 par le Conseil d’Etat, à la demande du gouvernement, sur les possibilités juridiques d’interdire la dissimulation du visage dans l’espace public. Cette étude relève que, sous la variété de ses aspects, l’ordre public peut être regardé comme répondant « à un socle minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société, qui, comme par exemple le respect du pluralisme, sont à ce point fondamentales qu’elles conditionnent l’exercice des autres libertés, et qu’elles imposent d’écarter, si nécessaire, les effets de certains actes guidés par la volonté individuelle ». Il s’agirait « d’exigences fondamentales du contrat social, implicites et permanentes ». Au nom de ces exigences, la loi du 11 octobre 2010 a interdit la dissimulation du visage dans l’espace public. Elle a été jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel (décision du 7 octobre 2010) et la Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’au regard du but poursuivi, qui est d’assurer le vivre ensemble, elle n’imposait pas des sujétions disproportionnées au regard des exigences conventionnelles (CEDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France).
L’ensemble du droit européen est dans le même sens. Si la convention européenne des droits de l’homme confère un caractère absolu au droit à la vie, à l’interdiction de la torture, de l’esclavage et du travail forcé et à la prohibition des traitements inhumains et dégradants, elle prévoit que les autres droits et libertés qu’elle consacre peuvent faire l’objet des restrictions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la protection de la santé. L’article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne indique que les limitations aux droits et libertés, prévues par la loi, ne peuvent, être apportées, dans le respect du principe de proportionnalité, que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. La Cour de justice de l’Union européenne regarde de son côté comme relevant de l’ordre public toute « menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société » (2000, Commission c. Royaume de Belgique).
Ordre public et dignité de la personne humaine
Qualifiée de principe de valeur constitutionnelle par la décision du Conseil constitutionnel du 2 juillet 1994 sur les lois de bioéthique, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine a été incluse dans l’ordre public par les décisions du Conseil d’Etat relatives au « lancer de nain » (27 octobre 1995, commune de Morsang-sur-Orge et ville d’Aix-en-Provence). Dans l’exercice de ses pouvoirs de police municipale, le maire peut interdire un tel spectacle parce qu’il porte atteinte à la dignité de la personne humaine. Point n’est alors besoin de circonstances locales particulières. Comme le soulignait le commissaire du gouvernement Patrick Frydman, « le respect de la dignité humaine, concept absolu s’il en est, ne saurait s’accommoder de quelconques concessions en fonction des appréciations subjectives que chacun peut porter à son sujet ».
Dans l’affaire de la « soupe aux cochons », qui consistait à distribuer à l’intention des personnes démunies une soupe contenant à dessein du porc, la dignité de la personne humaine est regardée comme l’un des motifs qui justifient une mesure d’interdiction (juge des référés du Conseil d’Etat, 5 janvier 2007, Association « Solidarité des Français »). Cette position a été confirmée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 16 juin 2009, Association « Solidarité des Français » c/ France).
Cette jurisprudence a connu un retentissement particulier au début de l’année 2014, avec les trois ordonnances du juge des référés du Conseil d’Etat relatives à des spectacles de Dieudonné (9, 10 et 11 janvier 2014, Société les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala). Par les propos à connotation raciste et antisémite qu’il comportait, le spectacle en cause portait gravement atteinte à la dignité de la personne humaine. Aussi avait-il pu, sans illégalité manifeste, faire l’objet d’une mesure d’interdiction. En revanche une telle illégalité entachait l’interdiction d’un autre spectacle de Dieudonné, qui ne comporte pas de propos de même nature que le précédent, comme l’ont constaté plusieurs juges des référés de tribunal administratif et comme l’a confirmé le juge des référés du Conseil d’Etat (CE, 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne).
Les limites à l’extension de l’ordre public
Même largement défini, l’ordre public n’est pas sans limites.
Dès sa décision du 26 novembre 1875, Pariset, le Conseil d’Etat juge que les mesures de police ne peuvent, sans détournement de pouvoir, poursuivre un objectif purement financier. Cette jurisprudence conduit à censurer une mesure de police municipale qui n’a d’autre objectif que d’éviter une dépense pour la commune (CE, 24 juin 1987, Bes).
Sauf texte particulier le prévoyant, il n’y a pas non plus d’ordre public esthétique. Ainsi un maire n’a pas le pouvoir de « limiter, pour des raisons de caractère esthétique, le type de monuments ou de plantations que peuvent faire placer sur les tombes les personnes titulaires d’une concession » (CE, 18 février 1972, Chambre syndicale des entreprises artisanales du bâtiment de Haute-Garonne).
Plus largement, l’ordre public demeure une notion juridique, qui n’entend pas pénétrer sur le terrain moral. Dans son précis de droit administratif, Maurice Hauriou relevait déjà que l’ordre public revêtait un élément « matériel et extérieur ». Il ajoutait que « la police […] n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel […]. En d’autres termes, elle ne poursuit pas l’ordre moral dans les idées ». Le doyen Hauriou s’en réjouit car reconnaître un ordre public moral reviendrait à verser dans « l’inquisition et l’oppression des consciences »
Certes la ligne de frontière est parfois délicate à dessiner. Au fil du temps, des arrêts s’en approchent. Une décision du Conseil d’Etat du CE 7 novembre 1924, Club indépendant châlonnais admet la légalité d’un arrêté municipal interdisant les combats de boxe regardés comme « contraires à l’hygiène morale ». Des mesures de police peuvent légalement avoir pour objet de lutter contre certaines pratiques de prostitution (CE, 11 décembre 1946, dames Hubert et Crépelle) ou d’assurer la décence sur les bords de mer (CE, 30 mai 1930, Beaugé). Dans un contexte plus récent, le juge des référés du Conseil d’Etat estime, dans une ordonnance du 8 juin 2005, commune de Houilles, que, sur le fondement de ses pouvoirs de police générale, le maire peut interdire l’ouverture d’un sex-shop à proximité d’établissements scolaires et de services municipaux destinés aux mineurs.
Dans la police spéciale du cinéma, les mesures d’interdiction ou de restriction à certains publics reposent sur des éléments qui ne sont pas sans lien avec la moralité (CE, 30 juin 2000, association Promouvoir). L’arrêt du 18 novembre 1959 société Les Films Lutétia fait d’ailleurs expressément mention que le « caractère immoral » d’un film, associé à certaines circonstances locales, peut rendre sa projection préjudiciable à l’ordre public.
L’ordre public au nom duquel des restrictions peuvent être apportées aux libertés publiques ne saurait néanmoins être confondu avec un quelconque « ordre moral ». Il revêt des aspects matériels, dépend des circonstances locales et surtout reflète un certain consensus social, en fonction duquel il évolue. Le contrôle exercé sur les mesures de police prises pour le préserver n’en revêt que plus d’importance.
Le contrôle des mesures de police
Un strict contrôle de proportionnalité s’exerce sur toutes les mesures qui apportent des restrictions aux libertés. Des procédures d’urgence se sont développées pour renforcer le caractère effectif de l’intervention du juge. Ces impératifs de contrôle continuent de s’imposer dans le contexte de lutte contre le terrorisme, qui invite néanmoins à la recherche de nouveaux équilibres.
Le principe de proportionnalité
Dans ses conclusions sur l’arrêt Jacquin du 30 novembre 1906, le commissaire du gouvernement Romieu parlait déjà de « tutelle contentieuse » du juge administratif sur les mesures de police. L’idée est explicitée par le commissaire Chardenet qui, dans ses conclusions sur l’arrêt abbé Olivier, du 19 février 1909, relatif aux manifestations religieuses sur la voie publique lors des enterrements, déclare aux membres du Conseil d’Etat appelés à se prononcer : « Vous qui êtes appelés à jouer un peu le rôle de supérieur hiérarchique des autorités administratives, vous devez examiner quelle est la limite des devoirs du maire et rechercher si les arrêtés de police ont été pris dans l’intérêt du maintien de l’ordre public ». L’arrêt Benjamin a fixé les caractéristiques de cet entier contrôle des mesures de police.
Celui-ci s’est étendu à l’ensemble des décisions de police administrative. Pour ce qui concerne, en particulier, l’entrée et le séjour des étrangers, la « haute police », s’est progressivement estompée. Au regard de la vie privée et familiale, dont le respect est imposé tant par les principes généraux du droit (CE, 8 décembre 1978, GISTI) que par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme (CE, 19 avril 1991, Belgacem), l’octroi des visas, la délivrance des titres de séjour ou les mesures d’éloignement font l’objet d’un plein contrôle du juge. Pour les mesures prises à l’égard des publications étrangères, soumises à un régime particulier jusqu’au décret du 4 octobre 2004 qui les a fait rentrer dans le droit commun de la liberté de la presse, le contrôle d’abord restreint à l’erreur manifeste d’appréciation (CE, 2 novembre 1973, Société librairie Maspero) avait laissé la place à un contrôle entier (CE, 9 juillet 1997, Association Ekin).
Les illustrations du plein contrôle du juge sur les mesures de police sont nombreuses. L’interdiction générale d’exercer l’activité de photographe filmeur est illégale à Montauban (CE, 22 juin 1951, Daudignac) mais pas au Mont-Saint-Michel durant la saison touristique (CE, 13 mars 1968, ministre de l’intérieur c/ époux Leroy). La même jurisprudence s’applique à des questions nouvelles, comme celles soulevées par les arrêtés municipaux dits de couvre-feu des enfants ou ceux qualifiés d’arrêtés anti-mendicité. Qu’il s’agisse d’interdire la sortie aux mineurs de sortir seulss au-delà d’une certaine heure (CE, 2 août 2001, préfet de Vaucluse et 10 août 2001, commune d’Yerres) ou de réglementer la mendicité (9 juillet 2003, Laurent L. c/ commune de Prades), les interdictions ne peuvent être générales et absolues. Le juge s’assure de leur adéquation aux circonstances de temps et de lieu propres à chaque situation.
La même exigence d’une juste adéquation inspire la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui soumet les lois restreignant les libertés à un « triple test de proportionnalité », en jugeant que les mesures prévues doivent être « adaptées, nécessaires et proportionnées ». Cette formulation a été reprise par le Conseil d’Etat dans la décision qu’il a rendue sur les passeports biométriques (26 octobre 2011, association pour la promotion de l’image).
Sans que le terme ait été employé à l’origine, le contrôle des mesures de police s’inscrit dans le cadre du contrôle de proportionnalité. Le terme vient du droit allemand. Commentant un arrêt de la Cour suprême de Prusse du 14 juin 1882, Kreuzberg, le juriste allemand Fleiner expliquait en 1912 que « la police ne doit pas tirer sur les moineaux à coups de canon ». Même un droit aussi rétif aux principes que le droit britannique se réfère au principe de proportionnalité. Dans son opinion sur une décision de la Chambre des Lords de 1983, R. c/Goldsmith, lord Diplock écrivait : « the principle of proportionality prohibits the use of a steam hammer to crack a nut if a nutcracker would do it » (on ne doit pas utiliser un marteau à vapeur pour ouvrir une noix si un casse-noix suffit). Principe général du droit de l’Union européenne, le principe de proportionnalité est également fermement appliqué par la Cour européenne des droits de l’homme. Ce principe directeur du droit public européen trouve pour partie sa source dans le contrôle des mesures de police en droit français.
L’ordre public et l’urgence
Les situations d’urgence peuvent certes atténuer les rigueurs de la légalité. La jurisprudence tient compte de l’urgence et elle a défini les circonstances exceptionnelles (CE, 28 juin 1918, Heyriès et 28 février 1919, dames Dol et Laurent). Des textes complètent le dispositif, loi du 5 avril 1955 sur l’état d’urgence, articles 16 de la Constitution sur les pouvoirs exceptionnels du Président de la République et 36 sur l’état de siège). Mais il s’agit d’adapter le droit aux exigences de la réalité. « Quand la maison brûle on ne va pas demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers » déclarait le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’affaire société immobilière de Saint-Just jugée par le Tribunal des conflits le 2 décembre 1902. Le principe de proportionnalité ne disparaît pas. Le Conseil d’Etat l’a rappelé à l’occasion de la mise en œuvre de l’état d’urgence du 8 novembre 2005 au 3 janvier 2006 sur l’ensemble du territoire métropolitain à la suite des violences urbaines (14 novembre 2005, Rolin). Si la mise en œuvre de l’article 16 est un acte de gouvernement (CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens), sa prolongation au-delà de trente jours peut, depuis la révision du 23 juillet 2008, être soumise au contrôle du Conseil constitutionnel par les présidents de l’Assemblée Nationale ou du Sénat ou par soixante députés ou soixante sénateurs. Au-delà de soixante jours, le Conseil constitutionnel peut même s’en saisir d’office à tout moment.
L’urgence se manifeste surtout par des procédures qui donnent à au contrôle du juge sa pleine effectivité. Dans le développement des procédures d’urgence, le droit des libertés occupe en effet une place particulière.
Dès la loi de décentralisation du 2 mars 1982, un déféré particulier, le « déféré liberté », est ouvert au préfet à l’encontre des actes des collectivités territoriales « de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle ». Ce déféré relève d’un juge unique, qui statue en quarante-huit heures, devant le tribunal administratif comme, en appel, devant le Conseil d’Etat.
Les mêmes règles, juge unique, délai bref, sont retenues à partir de 1989 pour le contentieux des mesures d’éloignement des étrangers, arrêtés de reconduite à la frontière et, depuis 2006, obligation de quitter le territoire français. La saisine du juge de première instance a dans ces matières un effet suspensif.
Ces procédures spécifiques sont comme une préfiguration de la réforme d’ensemble des référés issue de la loi du 30 juin 2000. Cette loi a introduit le référé suspension, qui permet d’obtenir la suspension de l’exécution de toute décision administrative en cas d’urgence et de doute sérieux sur sa légalité. Dans le domaine des libertés, elle a créé le référé liberté.
Selon les règles qui figurent à l’article L. 521-2 du code de justice administrative, en cas d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, le juge des référés dispose d’un pouvoir général d’injonction pour prendre dans les quarante-huit heures les mesures nécessaires à la sauvegarde de cette liberté. Lorsque l’affaire relève en première instance du juge des référés du tribunal administratif, l’appel est porté devant le juge des référés du Conseil d’Etat, qui se prononce également dans les quarante-huit heures. Il n’en va différemment que si le juge de première instance, estimant la requête manifestement infondée, l’a rejetée sans instruction ni audience. Seul un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat peut alors être formé.
Le référé est une procédure largement utilisée, qui représente environ 10% des affaires soumises aux tribunaux administratifs. Le juge des référés du Conseil d’Etat est saisi d’environ 300 dossiers par an (308 en 2014), dont 200 référés liberté (58 en premier ressort et 146 en appel en 2014). Par la généralité de son champ, la brièveté des délais, l’étendue des pouvoirs conférés au juge, le référé liberté constitue une procédure particulièrement efficace.
La jurisprudence a donné une interprétation large du champ du référé liberté comme des pouvoirs du juge des référés. Les grandes libertés publiques, liberté d’aller et venir, libertés de réunion et d’association, libertés d’opinion et de religion, libre expression du suffrage, liberté d’entreprendre, ont le caractère de liberté fondamentale. Il en va de même de certains droits fondamentaux, droit d’asile, droit de propriété, droit syndical, droit de grève, droit de mener une vie familiale normale, droit de consentir à un traitement médical, droit au respect de la vie. Des notions essentielles, comme l’interdiction du travail forcé et la présomption d’innocence, ont également le caractère de liberté fondamentale.
Les pouvoirs du juge des référé liberté sont entendus de manière étendue et flexible. Si des mesures provisoires ne suffisent pas à sauvegarder une liberté fondamentale, le juge du référé liberté peut prendre des mesures dont l’effet sera définitif. Il peut intervenir même en cas de voie de fait (juge des référés du Conseil d’Etat, 23 janvier 2013, commune de Chirongui). Il dispose de toute la palette des injonctions nécessaires, qui peuvent aller jusqu’à ordonner la dératisation de la prison des Baumettes à Marseille (22 décembre 2012, section française de l’Observatoire international des prisons). Lorsqu’est en cause la vie, il intervient de manière particulière, en ordonnant le cas échéant des mesures conservatoires, tout en se réservant la possibilité de s’éclairer par une instruction complémentaire, y compris une expertise et des opinions d’amicus curiae, comme l’ont montré les deux décisions du 14 février et du 24 juin 2014 rendues par l’assemblée du contentieux dans l’affaire Vincent Lambert.
Si les décisions du juge des référés s’inscrivent dans le cadre tracé par la jurisprudence générale, que le juge du référé, statuant seul et dans l’urgence, n’a pas pour vocation de faire évoluer, le référé a donné aux recours devant le juge administratif une effectivité fortement accrue. Ainsi une ordonnance du 19 août 2002, Front national, qui enjoint au maire d’Annecy de laisser se dérouler dans sa ville l’université d’été du Front National se borne à faire application des principes de la jurisprudence Benjamin. Mais, au lieu d’intervenir plusieurs années après l’interdiction par le maire de Nevers de la conférence de René Benjamin sur Sacha Guitry et Courteline, elle a été rendue en temps utile pour que l’université d’été en cause se tînt effectivement à la fin du mois d’août.
Parce qu’il conduit le juge des référés à se prononcer très rapidement, le référé, et singulièrement le référé liberté, peut aussi le placer sous les feux de l’actualité politique et médiatique. Il donne à la juridiction administrative non seulement une grande efficacité mais aussi une visibilité accrue dans son rôle de défense des libertés.
Sécurité, renseignement, terrorisme
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, des lois renforçant les moyens de lutte contre le terrorisme ont été adoptées dans de nombreux pays. Les attentats de Madrid en 2004, de Londres en 2005, de Paris en janvier 2015 ont continué de montrer l’ampleur des dangers et appelé à intensifier les moyens de les prévenir.
Dès le 26 octobre 2001, le Parlement américain vote le Patriot Act, dont les dispositions ont été en grande partie prolongées et renouvelées en 2006, 2011 et 2015. Au Royaume-Uni, l’Antiterrorism, crime and security act est adopté dès 2001. Plusieurs lois se succèdent en France, en particulier la loi sur la sécurité quotidienne du 15 novembre 2001, les lois d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI 1 et 2) du 29 août 2002 et du 14 mars 2011, les lois relatives à la lutte contre le terrorisme du 21 décembre 2012 et du 13 novembre 2014. Les règles de police administrative comme de procédure pénale sont adaptées, perquisitions à toute heure, sonorisation de certains lieux et véhicules, géolocalisation, accès aux données de connexion, garde à vue pouvant aller jusqu’à 96 heures. Par ses décisions DC du 25 mars 2014 sur la géolocalisation et QPC du 24 juillet 2015, Association French Data Network sur les données de connexion, le Conseil constitutionnel a reconnu la conformité des dispositions en cause aux impératifs constitutionnels.
La loi du 13 novembre 2014 institue une mesure d’interdiction de sortie du territoire ainsi qu’un dispositif d’interdiction administrative du territoire. Interdiction de sortie et interdiction du territoire sont des mesures de police administrative, prises par le ministre de l’intérieur, sous le contrôle de la juridiction administrative. La loi du 13 novembre 2014 contient également des mesures qui renforcent la répression pénale. Elle crée, en particulier, un délit d’entreprise terroriste individuelle.
Le renseignement est l’un des instruments clés de la lutte contre le terrorisme, qui lui impose de s’intéresser non seulement à des activités extérieures au territoire mais également à des opérations qui se déroulent en France. La loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement a pour objet de renforcer les moyens dont disposent les services de renseignement tout en encadrant leur action. Compte tenu des enjeux, et afin de s’assurer que les impératifs constitutionnels en matière de liberté individuelle étaient respectés, le Président de la République a fait, pour la première fois, usage, avant de promulguer cette loi, de son pouvoir de saisine du Conseil constitutionnel, auquel la loi a également été déférée par le président du Sénat et par soixante députés. Par sa décision du 23 juillet 2015, le Conseil constitutionnel a jugé la loi conforme pour l’essentiel aux exigences constitutionnelles.
La loi du 24 juillet 2015 précise les moyens susceptibles d’être mis en œuvre par les services, accès aux données de connexion, géolocalisation, interceptions de sécurité, sonorisation de lieux et véhicules, captation d’images et de données informatiques. Elle crée la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, autorité administrative indépendante, qui remplace, avec des attributions élargies, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité.
Le recours sur le territoire national aux différentes techniques de renseignement est autorisé, pour une durée maximale de quatre mois renouvelables, par le Premier ministre, ou par des collaborateurs directs de celui-ci délégués par lui, après avis de la commission. L’avis est donné dans les vingt-quatre par le président ou l’un des membres de la Commission appartenant au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation, dans les soixante-douze heures s’il appelle une délibération collégiale, qui peut avoir lieu en formation plénière ou dans une formation restreinte. Un avis de la Commission en formation plénière est nécessaire dans le cas où la mise en œuvre d’une technique de renseignement concerne un parlementaire, un magistrat, un avocat ou un journaliste. En cas d’urgence absolue, l’autorisation peut être délivrée sans attendre l’avis de la commission, qui est alors informée sans délai. La mise en œuvre des techniques de renseignement est assurée par des agents individuellement désignés et habilités.
La loi donne compétence au Conseil d’Etat pour connaître, en premier et dernier ressort, des requêtes concernant la mise en œuvre des techniques de renseignement. Le Conseil d’Etat peut être saisi par toute personne souhaitant vérifier qu’aucune technique de renseignement n’est irrégulièrement mise en œuvre à son égard et par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Il peut également être saisi par le président ou par trois membres de la commission lorsque le Premier ministre ne donne pas suite aux avis ou recommandations de la commission ou que les suites qui y sont données sont estimées insuffisantes. Il statue dans une formation spécialisée, dont les membres et le rapporteur public sont habilités ès qualités au secret de la défense nationale. Si une affaire est renvoyée devant les formations supérieures, section ou assemblée, celles-ci siègent dans une composition restreinte. Elles examinent toutefois dans leur formation ordinaire les questions de droit qui leur seraient adressées par la formation spécialisée. Les exigences de la contradiction sont adaptées à celles du secret de la défense nationale. Le président de la formation de jugement peut en particulier ordonner le huis clos lorsque le secret de la défense nationale est en cause. La loi confie également compétence au Conseil d’Etat pour connaître, en premier et dernier ressort, et selon cette procédure particulière, du contentieux des fichiers intéressant la sûreté de l’Etat.
Les mesures relatives à la lutte contre le terrorisme et au renseignement soulignent l’actualité des préoccupations qui visent à concilier ordre public et libertés publiques. Le colloque qui s’ouvre ce matin a ainsi choisi un sujet qui permet de rappeler des éléments inscrits dans l’histoire de notre droit public et de réfléchir à de grands débats d’aujourd’hui.