Article de Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État [1], publié dans la revue Archives de Philosophie du Droit, tome 65, "Le Droit et les Nombres", Lefebvre-Dalloz, 2024.
Présents dans la norme juridique, les nombres sont indispensables au juge pour appréhender le contexte et les faits, pour quantifier les décisions comme pour évaluer les préjudices. Ils peuvent être employés par le droit comme références auxquelles se réfère le juge, comme mesure, ou comme élément de légitimité. Ces nombres se combinent dans des raisonnements mathématiques qui inspirent le juge qui peut tour à tour faire application de statistiques, d’équations ou de fonctions mathématiques. Au-delà de l'usage de tels outils, cette « mathématique du juge » doit être analysée au regard de l’axiome fondamental du droit public, l'intérêt général.
Texte intégral
« La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers, mais on ne peut le comprendre si l'on ne s'applique d'abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot. Sans eux, c'est une errance vaine dans un labyrinthe obscur. » affirmait Galilée en 1623, dans son œuvre L'Essayeur[2]. Pour comprendre l’Univers, pour le décrire, pour s’en saisir, l’usage des mathématiques est indispensable.
Présents dans la norme juridique, les nombres sont également indispensables au juge pour appréhender le contexte et les faits, pour quantifier les décisions comme pour évaluer un préjudice. Nombres réels, positifs ou négatifs, rationnels ou irrationnels, et même transcendants[3] comme le célèbre π, ils peuvent même, dans l’office du juge, se combiner selon des formules mathématiques.
Plus fondamentalement, il existe une parenté entre le raisonnement mathématique – la science exacte par excellence – et le raisonnement juridique. Les deux disciplines reposent pour l’une sur des axiomes et des théorèmes, pour l’autre sur des normes et des jurisprudences, établis abstraitement, et non sur une observation empirique des faits – bien que ces éléments puissent être inspirés, voire dériver, de la nature ou des réalités physiques pour les mathématiques, de phénomènes sociologiques ou économiques pour le droit. Le travail du mathématicien, comme celui du juge, repose alors sur une articulation déductive et sur la nécessité de démontrer la conclusion à partir des prémisses. Pour le juriste, le système formel est celui de la hiérarchie des normes, où les axiomes sont les lois et les règlements, et les théorèmes – propositions démontrables découlant d'autres propositions déjà posées – correspondent à la jurisprudence.
Cette équivalence entre le juge et le mathématicien n’est toutefois pas totale. La vertu de la justice, définie dans l'Antiquité comme celle permettant de donner à chacun ce qui lui revient, implique une idée de distribution et de proportionnalité mathématique[4]. Pour autant, François Mauriac a souligné les limites de cette logique, l’écrivain chrétien invitant la justice à toujours se mâtiner de charité, c’est-à-dire à ajouter à l’idée d’équivalence celle de don et de surabondance[5]. Dans la sphère du droit public, il semble plutôt que la justice ne peut faire abstraction de l’idée d’intérêt général, qui se combine d’ailleurs avec l’équivalence dans le principe d’égalité, dès lors que ce principe accepte que l’on s’écarte d’une égalité stricte justement pour prendre en compte l’intérêt général[6].
Dans tous les cas, qu’il serve de référence, de mesure, ou encore d’élément de légitimité, le nombre est souvent au cœur de l’activité d’interprétation juridique (I). Au-delà du nombre, le juriste, et singulièrement le juge, doit parfois avoir recours aux mathématiques (II).
I. Le nombre au cœur de l’activité d’interprétation juridique
Le nombre est objet d’interprétation à différents titres, dès lors qu’il peut être employé dans les normes comme référence ou objectif, comme frontière et mesure, ou encore comme élément de légitimité.
I. 1. Le nombre comme référence
Le nombre peut d’abord être une référence, comprise dans la loi ou le règlement. Ainsi les lois de finances et de financement de la sécurité sociale comprennent-elles de nombreux « articles de chiffres », qui fixent les dépenses et les recettes pour les premières, les objectifs et les prévisions de recettes et de dépenses pour les secondes. Ces articles de chiffres sont aussi importants, voire parfois plus, que les « articles de lettre » qui énoncent des règles de droit, car ils définissent les crédits qui peuvent effectivement être utilisés et les recettes qui peuvent être prélevées ou les objectifs monétaires poursuivis par le régulateur. Ils sont donc la condition du respect de l’article 14 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, aux termes duquel « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. »
Le Conseil d’État, au titre de ses missions consultatives, se prononce sur ces articles de chiffres, comme il le fait pour les autres articles. Les chiffres peuvent également être la base des objectifs qui sont assignés par la loi dans de nombreux domaines. En matière de santé publique, des décrets fixent par exemple des nombres minimaux de lits pour les services hospitaliers – par exemple au moins six lits pour l’unité de soins intensifs polyvalents et quatre lits pour l’unité de soins intensifs de neurologie vasculaire[7]. C’est en quelque sorte la continuité de l’idée de planification qui a longtemps été centrale pour l’État.
Ces références chiffrées doivent nécessairement être accolées à des unités. Beaucoup d'entre elles sont normées par le décret du 3 mai 1961 relatif aux unités de mesure et au contrôle des instruments de mesure[8]. Ce décret détermine les unités de base, comme la seconde, le mètre, le kilogramme, l’ampère, le kelvin, la mole, ou encore le joule, unité de travail, d'énergie et de quantité de chaleur qui est : le « travail produit par une force de 1 newton dont le point d'application se déplace de 1 mètre dans la direction de la force »[9]. Cet étalonnement précis hérite de la tradition révolutionnaire qui fit du mètre une unité de mesure égale à la dix millionième partie du quart du méridien terrestre et qui concrétisait l’idée d’une « unité qui, dans sa détermination, ne renferme rien ni d'arbitraire, ni de particulier à la situation d'aucun peuple sur le globe[10] », et qui devait au contraire rapprocher les points de vue en unifiant leur description.
Les unités peu claires ont été peu à peu écartées, par exemple les myriamètres, qui étaient utilisés dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse[11], même si certaines restent peu communes, à l’instar du katal, unité d'activité catalytique, qui est « égal à une mole par seconde[12] ». Ainsi, la précision des chiffres, accompagnés d’unités communes exemptes d'approximations, permet de réduire le doute de ceux qui s’y réfèrent, et donc la nécessité d’interprétation. Les peines pénales – criminelles, correctionnelles, ou contraventionnelles – sont également définies de façon précise, conformément au principe de légalité stricte qui régit le droit pénal[13].
I.2. Le nombre comme mesure
L’usage du nombre comme mesure se retrouve dans la définition des éléments et objets auxquels s’appliquent des normes particulières. Parfois, ces définitions peuvent sembler tautologiques, comme l’article R 436-65-1 du code de l’environnement : « I. – Pour l'application des dispositions réglementant l'exercice de la pêche de l'anguille, sont regardées comme : / 1° Anguille de moins de 12 centimètres : l'anguille dont la longueur est inférieure à cette taille, y compris la civelle, alevin d'aspect translucide »... La norme renseigne heureusement sur les modalités de la mesure : « La longueur des poissons est mesurée du bout du museau à l'extrémité de la queue déployée[14] ».
Le nombre peut aussi servir de borne, par exemple pour l’exercice de droits, que l’on pense à la majorité « fixée à dix-huit ans accomplis » par l’article 414 du code civil, où à l’âge de départ à la retraite pour le régime général[15]. Avec des questions pour le juge, comme par exemple la nécessité d’éclairer la notion de candidat « âgé de trente-et-un an au plus au 31 décembre de l'année au titre de laquelle le concours est ouvert ». Elle doit s’entendre comme le fait de ne pas avoir atteint son trente-et-unième anniversaire avant la fin de l’année en cause, et non pas d’avoir moins de trente-deux-ans[16].
Le nombre est également utilisé, et nécessairement interprété pour délimiter ce qui est permis ou proscrit. Ainsi des délais procéduraux, la question étant alors celle de la computation du délai, du point de départ, des interruptions et suspensions. L’interprétation de la règle peut d’ailleurs évoluer sans que la lettre du texte ne soit modifiée. Devant le juge administratif, un recours contentieux envoyé par voie postale devait, jusqu’il y a peu, être parvenu à la juridiction administrative avant la fin du délai de recours, en principe de deux mois. Depuis mai 2024, il suffit qu’il ait été posté avant l’expiration de ce délai, le cachet de la poste faisant foi[17].
Enfin, des seuils chiffrés peuvent permettre de faire le départ entre ce qui est permis et ce qui est interdit. Par exemple, il existe des valeurs limites d’exposition pour prévenir les risques auxquels sont soumis les salariés, notamment en cas d’exposition à des rayonnements ionisants. L’article R. 4451-6 du code du travail dispose ainsi : « L'exposition d'un travailleur aux rayonnements ionisants ne dépasse pas : (…) 2° Pour les organes ou les tissus, les valeurs limites d'exposition, évaluées à partir des doses équivalentes correspondantes, suivantes : a) 500 millisieverts sur douze mois consécutifs, pour les extrémités et la peau. Pour la peau, cette limite s'applique à la dose moyenne sur toute surface de 1 cm2, quelle que soit la surface exposée (…) ». De même, en cas d’accident sur la voie publique, l'administration doit prouver que l'état de la voie ne présentait pas un risque excédant ceux auxquels doivent normalement s'attendre les usagers[18]. En général, si la profondeur d’une excavation ou le relief d’une bosse[19] n’excède pas 5 cm[20], le juge ne retient pas le défaut d’entretien normal, bien que ce seuil de 5 cm ne soit pas strictement énoncé, permettant une marge d’interprétation selon les cas d’espèce.
Dernier exemple, qui permet de retrouver le nombre π, les prescriptions régissant les installations d’éclairages et prévues au II de l’article 3 de l’arrêté du 27 décembre 2018 relatif à la prévention, à la réduction et à la limitation des nuisances lumineuses précisent : « 2° Pour les éclairages extérieurs définis au a [éclairage extérieur destiné à favoriser la sécurité des déplacements et des personnes] et les parcs de stationnement (…), la proportion de flux lumineux émis dans l'hémisphère inférieur dans un angle solide de 3π/2 sr (angle solide équivalent à un cône de demi-angle 75,5°) par rapport au flux lumineux émis dans tout l'hémisphère inférieur (Code de Flux CIE n° 3) est supérieure à 95 %, en agglomération et hors agglomération. »
I.3. Le nombre comme élément de légitimité :
Pour Spinoza, dans son Traité politique[21], la démocratie est le régime absolu, c’est-à-dire destiné à durer indéfiniment car il instaure une procédure permanente de règlement des conflits qui existent dans la société. Ce règlement des différends s’appuie, pour Spinoza, sur une loi du compte, c’est-à-dire un règne des quantités. Dans une conception qui privilégie l’immanence à la transcendance, ce n’est plus la qualité – celle du roi ou d’une aristocratie de naissance – qui légitime la décision, mais bien le nombre de voix.
Ce nombre comme élément de légitimité imprègne notre droit électoral. Celui-ci se réfère toujours à la majorité des suffrages. Pour les élections municipales par exemple, l’article L. 253 du code électoral prévoit que l’élection se fait à la majorité absolue des suffrages exprimés au premier tour du scrutin si cette majorité représente un nombre de suffrages au moins égal au quart du nombre des électeurs inscrits, ou au deuxième tour, à la majorité relative. Il existe d’infimes exceptions à cette règle de pure quantité. Ainsi, en cas d’égalité du nombre de suffrages, le candidat le plus âgé est élu[22] – mais là encore, c’est un nombre qui permet l’application de la règle.
Pour les électeurs, on retrouve le nombre comme frontière, ou borne, et tout Français âgé de dix-huit ans accomplis est électeur, à condition de jouir de ses droits civils et de n’être pas dans un état d’incapacité prévu par la loi[23]. On peut noter que jusqu’à l’abaissement du droit de vote à 18 ans en 1974, la borne en vigueur était modifiée sur le fondement de certaines qualités. Les citoyens devenaient électeurs à 21 ans, mais cet âge était abaissé à 18 ans pour « tout jeune Français titulaire de : La Légion d’honneur ; La médaille militaire ;[ou] La Croix de guerre à titre personnel.[24] ».
Le juge est le gardien de ces règles démocratiques appuyées sur le nombre et le décompte. Le juge administratif peut rectifier le résultat des élections ; lorsque le juge de l’élection identifie avec certitude les bénéficiaires des suffrages écartés à tort ou mal décomptés, il réattribue ces suffrages et corrige les résultats en conséquence[25]. Il peut également annuler les élections, en cas de manœuvre qui auraient affecté la sincérité du scrutin, compte tenu du faible écart de voix ainsi que de la nature et l’ampleur de la manœuvre[26].
Ce principe du nombre comme mesure de la légitimité dépasse le seul droit électoral au sens strict. Depuis les réformes de 2008 pour les syndicats de salariés[27] et 2014 pour les organisations professionnelles d’employeurs[28], la représentativité dépend du respect des critères communs[29], cumulatifs mais appréciés de manière globale[30], comme le respect des valeurs républicaines, l’indépendance, une ancienneté minimale de deux ans, ou encore l’audience, mesurée par le nombre de suffrages recueillis au premier tour des élections professionnelles[31] pour les syndicats de salariés, et du nombre d’entreprises adhérentes pour les organisations d’employeurs. Ainsi, dans l'entreprise ou l'établissement, sont représentatives les organisations syndicales qui satisfont à ces critères « et qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections des titulaires au comité social et économique, quel que soit le nombre de votants.[32] ».
Dans tous ces cas, le juge de l’élection se fondant sur le nombre de voix exprimés, se fait l’interprète de la démocratie. Mais l’interprétation peut également se rattacher à la combinaison des nombres, parfois dans des formules mathématiques, illustrant l'intersection entre droit et mathématique.
II. Les mathématiques comme instrument de l’analyse juridique
II. 1. Le juge statisticien :
S’il n’est pas toujours aisé d’utiliser la mathématique pour lire l’univers – pour reprendre la formule de Galilée – les statistiques permettent de saisir la réalité à laquelle le juge applique le droit. Par exemple, durant l'épidémie de Covid-19, les statistiques étaient cruciales pour vérifier que les mesures gouvernementales étaient adaptées à la situation. Cela a notamment conduit à prendre en compte le taux d’incidence de l’épidémie sur le territoire pour le mettre au regard du taux d’occupation des lits de réanimations. C’est ce que le juge a fait pour contrôler la légalité de décrets de 2021 et 2022 prescrivant diverses mesures de police sanitaire : « Entre la deuxième semaine de juillet et la première semaine d’août 2021, le taux d’incidence était passé de 41 pour 100 000 habitants à 236 pour 100 000, le nombre de nouvelles hospitalisations de 783 à 4 764, le nombre d’admissions en soins critiques de 154 à 1 086, (…). Enfin, à la date du décret du 14 février 2022, 31 160 malades de la covid-19 étaient encore hospitalisés, dont 3 248 en services de soins critiques et le taux d’occupation des lits de réanimation, soins intensifs ou en unité de surveillance était de 65 %. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que les décisions contestées auraient procédé d’une appréciation erronée de la situation sanitaire. [33] ».
Autre exemple topique, le Conseil constitutionnel, pour justifier le réexamen de la constitutionnalité des dispositions relatives à la garde à vue, a constaté l'augmentation du nombre de mesures décidées qui s’était établi à 790 000 en 2009 et estimé que diverses mesures avaient contribué à « banaliser le recours à la garde à vue, y compris pour des infractions mineures[34] ».
Le juge est également appelé à utiliser les mathématiques, non seulement pour comprendre une réalité complexe retranscrite par les statistiques, mais aussi pour appréhender une réalité hypothétique. Pour combiner le principe de réparation intégrale des préjudices et le caractère hypothétique des conséquences d’un dommage, le juge a développé la notion de « perte de chance ». Le juge indemnise alors la chance de remporter un gain ou d’éviter une perte, que la personne qui a subi le dommage a perdue de façon certaine. Si une personne avait 10 % de chances d’éviter un dommage si elle en avait été avertie, mais ne l’a pas été en raison d'une faute de l’administration, elle est indemnisée à hauteur de 10 % du préjudice résultant du dommage auquel elle s’est exposée sans le savoir. Ces probabilités peuvent elles-mêmes se combiner, comme dans le cas du cumul d’un défaut d’information sur les risques liés à une opération et d’une faute médicale, ayant toutes deux contribué à une perte de chance d’éviter la réalisation du risque. Un arrêt du Conseil d’État de 2020 juge ainsi qu’« il incombait à la cour [administrative d’appel], pour fixer le taux de la perte de chance subie par M., d’additionner, d’une part, le taux de sa perte de chance de se soustraire à l’opération, c’est-à-dire la probabilité qu’il ait refusé l’opération s’il avait été informé du risque d’algodystrophie qu’elle comportait et, d’autre part, le taux de sa perte de chance résultant de la faute médicale commise lors de l’opération, ce taux étant multiplié par la probabilité qu’il ait accepté l’opération s’il avait été informé du risque d’algodystrophie qu’elle comportait. Compte tenu des taux de perte de chance, rappelés ci-dessus, que la cour avait souverainement appréciés, il devait en résulter un taux global de 25 % + (25 % x 75 %) = 43,75 % »[35].
II.2. Le juge algébriste
Pour appliquer la règle de droit, le juge doit parfois recourir à des opérations mathématiques ou à la prise en compte d’équations.
Le juge doit lui-même vérifier que les équations posées par l’administration correspondent à ce qui est souhaité par le législateur. En cas de regroupement de deux concessions hydroélectriques, qui vise à rationaliser la gestion de l’eau, l’article L. 521-16-1 du code de l’énergie prévoit qu’il y a lieu de calculer une date d’échéance commune des concessions regroupées de sorte que soit garanti au concessionnaire le maintien de l’équilibre économique, apprécié sur l’ensemble des concessions regroupées. Pour déterminer le point d’équilibre, l’administration avait retenu une équation, inscrite à l’article R. 521-61 du code de l’énergie[36] (dont les variables non reproduites ici étaient explicitées dans le décret finalement) :
Le Conseil d’État releva que cette équation faisait dépendre la date d’échéance (Dr) de flux de trésorerie (E) dont certains ne pouvaient être pris en compte pour fixer cette date, d’après la loi éclairée par les travaux parlementaires. Cette équation méconnaissait donc la loi telle qu’interprétée au regard de l’intention du législateur, et la disposition règlementaire a été annulée par un juge garant de la correspondance entre l’équation mathématique et la règle de droit que l’équation devait retranscrire[37]. L’administration a, par suite, été amenée à revoir ses modalités de calcul.
Un tel contrôle mathématique n’est pas inédit. Ainsi le juge vérifie-t-il la méthode de notation pour l’évaluation des offres dans les procédures de passations de marchés publics, c’est-à-dire l’équation qui fait correspondre une note à un certain nombre de variables combinées. Une méthode de notation qui repose sur une équation conduisant à l’attribution de notes négatives a été censurée par le Conseil d’État au motif qu’elle « serait susceptible de fausser la pondération relative des critères initialement définie et communiquée aux candidats[38] ».
On retrouverait de nombreux exemples en droit fiscal[39], et même un juge géomètre pour ce qui est du contrôle de l’urbanisme, bien que les opérations géométriques réalisées présentent souvent une moindre complexité.
II.3. Le juge analyste
L’application du droit elle-même peut s’apparenter à une fonction du type f(x)=y. Lorsqu’une réalité donnée se présente au juge (x), il doit appliquer la règle de droit f, pour en tirer un jugement y. Cette structure mathématique correspond au syllogisme inhérent à l’application de la règle de droit : étant donné que f(x)=y, si x se produit, alors en lui appliquant f, nous obtenons y.
Ce rapprochement est plus fort encore lorsque la norme dont le juge a à connaitre comprend elle-même une fonction mathématique. Ces règles mathématiques, sans être d’une grande difficulté, peuvent, dans certains cas, apparaître touffues. Ainsi, l’annexe 41-01/C du décret n° 2014-1517 du 16 décembre 2014 portant publication de la liste des mesures de conservation de la faune et de la flore marines de l'Antarctique, prévoit que « Chaque navire capturant plus de 10 tonnes de Dissostichus spp. dans une pêcherie devra atteindre un niveau statistique minimal de cohérence du marquage de 60 % à partir de [la saison de pêche] 2011/12 » en précisant que « La statistique de cohérence (θ) sera calculée comme suit : où Pt est la proportion de tous les poissons marqués par lots de longueur i, Pc est la proportion de tous les poissons capturés (à savoir la somme de tous les poissons capturés et, soit débarqués, soit marqués et remis à l'eau), par lots de 10 cm de longueur :
La norme juridique peut même inclure des objets mathématiques un peu plus élaborés. Le décret du 15 octobre 1996 portant publication des amendements à la convention pour la reconnaissance réciproque des poinçons d’épreuves des armes à feu portatives du 1er juillet 1969, adoptés à Santiago du Chili en octobre 1992[40], indiquait pour l'établissement de courbes d'étalonnage des transducteurs mécano-électriques : « A partir de tous les points des cycles d'étalonnage, on peut calculer les coefficients de l'équation d'une courbe de régression de nième degré qui devient la courbe d'étalonnage, de laquelle on peut déduire la sensibilité du transducteur et sa courbe de variation en fonction de la valeur P » avant de reproduire le schéma ci-dessous[41] :
Bien que ces formules et leur représentation soient rarement attaquées en tant que telles, le juge peut être amené à contrôler ou à utiliser de telles courbes.
Au-delà de l’application ou de la vérification de formules techniques ou de fonctions mathématiques, le juge peut également, pour l’appréciation de phénomènes complexes, développer des raisonnements de trajectoire qui s’inspirent d’images géométriques et empruntent à la démarche probabiliste.
En matière environnementale[42], le juge a été appelé à contrôler les mesures prises « pour infléchir la courbe du gaz à effet de serre produites sur le territoire national » au regard de « la trajectoire de réduction de ces émissions fixée par le décret du 21 avril 2020 précité pour atteindre les objectifs de réduction fixés par l’article L. 100-4 du code de l’énergie et par l’annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 ». Ce contrôle de conformité par anticipation a conduit le juge à noter que les deux courbes – celle dessinée par les mesures prises ou qui allaient être prises de façon certaine, et celle fixée par la loi et les décrets – ne pouvaient coïncider. Par suite, il a estimé qu’en ne prenant pas immédiatement les mesures nécessaires pour infléchir la courbe des émissions réelles, l’administration avait méconnu les obligations qui pesaient sur elles. Même en prenant en compte la part d’incertitude pour une trajectoire future, il restait certain qu’à la date où se plaçait le juge, l’administration ne pouvait remplir les obligations en cause sans l’adoption de nouvelles mesures[43]. Il a donc enjoint au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d’assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés par la loi.
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Au-delà de l'usage d'outils statistiques, algébriques ou analytiques, cette « mathématique du juge » doit être analysée au regard du concept d'intérêt général, qui est l'axiome fondamental à partir duquel se déploie le droit public.
Cet intérêt général qui n’est pas la somme arithmétique des intérêts particuliers ne peut être apprécié sans un processus d'analyse des ressorts, des valeurs et des objectifs de la collectivité concernée. Cette démarche suppose une distanciation des mouvements en cours mais également une compréhension des lignes de force de l'évolution de la société. Ne peut-on pas, dans une dernière analogie mathématique, l’appréhender, dans son abstraction et son expression, comme un processus d'intégration des intérêts particuliers qui l’innervent ?
D'Alembert présentait, dans son Essai sur les éléments de philosophie[44], le calcul intégral comme donnant « le moyen de remonter, lorsque cela se peut, de la limite du rapport entre les différences des quantités finies, au rapport même de ces quantités ». Or, pour saisir l'intérêt général, il faut s’abstraire des passions et des intérêts individuels comme on s’abstrait de la fonction par la primitivation[45], pour en revenir aux principes fondamentaux dont ces intérêts dérivent. Il s’agit alors, à partir de ces principes fondamentaux, de les observer dans tous les champs de la société en s’en imprégnant afin de comprendre l’intérêt général, comme on calcule, à partir de la primitive, l’aire sous la courbe d’une fonction, c’est-à-dire l’intégrale.
Si le droit et la mathématique peuvent paraître bien éloignés dans les instances académiques comme dans la perception du public, ces deux champs de la pensée et de la connaissance ne sont pourtant pas sans interaction. Il est même possible de soutenir que le travail du juge s’inspire de la logique mathématique…
Le croisement de ces deux disciplines est plus que jamais indispensable à l'heure où l'intelligence artificielle ouvre des perspectives vertigineuses pour l'ensemble des activités humaines. Le temps n'est plus où la fonction juridique surplombait la science et où le mathématicien Jean-Baptiste Tarragon, dans l’épître introductive de son Nouveau traité du Toise[46] adressée à Monseigneur Courtin, « Conseiller du Roy en ses Conseils et Doyen de son Parlement », énonçait « les vertus qui forment un bon juge ; un jugement solide, un profond savoir, une heureuse pénétration dans les affaires les plus obscures et les plus difficiles, une expérience qui découvre les détours et les ruses de la chicane et de la mauvaise foi » avant d’en déduire, avec une modestie révérencielle, qu'il n'entreprenait pas d’enfermer les effets de ces vertus dans son Nouveau traité du Toise « qui n'est que pour les choses terrestres, finies et limitées »…
REFERENCES
Jean Le Rond d’Alembert, Essai sur les éléments de philosophie, 1759
Bruno Lasserre, La responsabilité à long terme de l’État, Archives de la philosophie du droit 2021/1
François Mauriac L’Affaire Fabre-Bulle, in Œuvres romanesques et théâtrales complètes, II, p. 894 : « Ce qu’il y a de plus horrible au monde, c’est la justice séparée de la charité », 1978.
Cécile Nissen, Les bornes d’âge de l’enfance et de la jeunesse en santé, Les Tribunes de la santé 2023/3 (N° 77), pages 27 à 38
Baruch Spinoza, Traité politique, première édition en 1677
Jean-Baptiste Tarragon, Nouveau traité du Toise, rendu facile et démontré, 1685
[1] Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président.
[2] Galileo Galilei, L’Essayeur, 1623, ed. Les Belles lettres, 1979
[3] Par exemple, pour π, l’arrêté du 23 septembre 1998 relatifs aux aéronefs ultralégers motorisés, tel que modifié par l’arrêté du 24 juin 2019, prévoit à son article 1-1 : « Pour l'application du présent arrêté, les termes ci-dessous sont employés avec les définitions suivantes : (…) h) Charge rotorique : rapport de la masse de l'appareil par la surface du rotor. La surface du rotor est égale au produit du carré du diamètre du rotor par π/4 ; ».
[4] Platon, La République, et l'adage romain « Suum cuique » - à chacun le sien.
[5] François Mauriac L’Affaire Fabre-Bulle, in Œuvres romanesques et théâtrales complètes, II, p. 894 : « Ce qu’il y a de plus horrible au monde, c’est la justice séparée de la charité », 1978.
[6] Si le principe d’égalité impose ainsi de traiter de la même manière des personnes placées dans une même situation, il n’exclut pas des différences de traitement, à condition qu’elles soient justifiées par une différence de situation ou par un motif d’intérêt général – voir, par exemple, en ce qui concerne les conditions de modulation des tarifs d’un service public selon le lieu de résidence des usagers : CE, Sect., 10 mai 1974, Denoyez et Chorques, Rec. 274.
[7] Article D. 6124-28 du code de la santé publique
[8] Décret n°61-501 du 3 mai 1961
[9] Article 3 du décret n°61-501 du 3 mai 1961
[10] Décret de l’Assemblée nationale du 30 mars 1791, présenté au rapport de M. Talleyrand-Perigord le 26 mars 1791. Ce décret prévoyait que le roi chargerait l’académie des sciences de nommer 6 commissaires pour procéder aux opérations permettant l’établissement de cette mesure et la concertation avec l’Espagne. [https://archives-parlementaires.persee.fr/prt/fec3f3f6-8b63-49e6-9004-ed028feec89c]
[11] Pour prévoir un « délai entre la citation et la comparution sera de vingt jours outre un jour par cinq myriamètres de distance ». Censuré par le CC, dans une décision QPC 2019-786 du 24 mai 2019
[12] Article 3 du décret n°61-501 du 3 mai 1961
[13] L’article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen dispose ainsi : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ».
[14] Article R 436-18 du code de l’environnement
[15] Voir également Cécile Nissen, Les bornes d’âge de l’enfance et de la jeunesse en santé, Les Tribunes de la santé 2023/3 (N° 77), pages 27 à 38
[16] CE, 27 mai 2002, Centre national de la recherche scientifique, n°245740 et autres. Interprétation conforme à celle de la Cour de cassation, selon laquelle « l’âge d’une personne est déterminée par le temps écoulé depuis sa naissance, calculée d’heure à heure » (3 septembre 1985, Bull. crim. N0283 p. 731)
[17] CE, Sect. 13 mai 2024, Mme E., n°4666541
[18] Voir par exemple CE, 26 septembre 2007, req. n° 281757
[19] CE, 12 novembre 1971, req. n° 79118 ; CE, 7 juin 1985, req. n° 41397
[20] Par exemple : défaut d’entretien pour 6 cm de profondeur et 5 à 20 cm de large (CE, 1982-10-15, 28980) ; mais pas de défaut d’entretien pour une dénivellation dont rien n’atteste qu’elle aurait été « à son niveau maximal, (…) d’au-moins cinq centimètres » (CAA, 16 décembre 2021, 20LY01133)
[21] Baruch Spinoza, Traité politique, première édition en 1677
[22] Également prévu à l’alinéa L. 253 du code électoral élections municipales.
[23] Article L. 2 du code électoral.
[24] Article L. 3 du code électoral avant son abrogation par loi n°74-631 du 5 juillet 1974.
[25] CE, 20 février 2002, Elections municipales de Saint-Elie, n° 235473
[26] Voir pour des exemples CE, 13 décembre 1989, Elections municipales d’Aulnat, n° 108662, CE, 22 février 2002, Elections municipales de Sainte-Anne, n° 236226, CE, 6 mai 1983, R., n° 43098
[27] Loi n° 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail
[28] Loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale
[29] Définis à l’article L. 2121-1 du code du travail
[30] Exposé des motifs de la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail
[31] A des niveaux, selon qu’il s’agisse de l’entreprise, de la branche, ou du niveau national, de 10 ou 8 % du nombre de suffrages exprimés (voir les articles L. 2122-1, L. 2122-5, L. 2122-6 et L. 2122-9 du code du travail)
[32] L. 2122-1 du code du travail
[33] CE, 4 août 2023, Association de défense des libertés fondamentales et autres, n°456154 et autres.
[34] CC, Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010
[35] CE, 8 juillet 2020, M., n°425229.
[36] Dans sa rédaction issue du décret n° 2016-530 du 27 avril 2016 relatif aux concessions d’énergie hydraulique.
[37] CE, 7/2 CHR, 12 avril 2022, AFIEG, n°434438, C
[38] CE, 18 décembre 2012, Dépt de la Guadeloupe, n° 362532, aux T sur ce point
[39] Voir par exemple, les modalités d’évaluation de la valeur d’usufruit des titres d’une société non cotée, que le vérificateur avait déterminée « en effectuant la moyenne arithmétique des valeurs obtenues à l’aide, d’une part, de la méthode de la valeur actualisée des flux de revenus futurs, en capitalisant le montant du dividende moyen distribué les trois années précédant la cession en litige, à partir d’un taux de rendement et d’un taux de croissance des dividendes sur la durée de l’usufruit, et d’autre part de la méthode de la valeur en pleine propriété des titres, l’usufruit étant déterminé à partir du taux de rendement des titres sur la durée de l’usufruit. » (CE, 20 mai 2022, n°449385)
[40] Décret n° 96-923, extrait de la page 15410 du JO du 20 octobre 1996
[41] Décret n° 96-923 du 15 octobre 1996, courbe page 15410 du JO 1996, publié dans l’édition du 20 octobre 1996
[42] Voir notamment Bruno Lasserre, La responsabilité à long terme de l’Etat, Archives de la philosophie du droit 2021/1
[43] CE, 1er juillet 2021, Commune de Grande-Synthe et autres, n° 427301
[44] Jean Le Rond d’Alembert, Essai sur les éléments de philosophie, 1759
[45] La « primitivation » est l'opération qui, à partir d'une fonction f, donne une fonction F (la primitive) dérivable et dont la dérivée est égale à f : F′(x) = f(x).
[46] Jean-Baptiste Tarragon, Nouveau traité du Toise, rendu facile et démontré, 1685