Intervention de Jean-Marc Sauvé le 18 avril 2011lors de la cérémonie organisée à l’occasion de la parution du livre d’hommage au président Braibant "Guy Braibant, juriste et citoyen".
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Cérémonie organisée à l’occasion de la parution
du livre d’hommage au président Braibant
Guy Braibant, juriste et citoyen
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Lundi 18 avril 2011
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Intervention de Jean-Marc Sauvé[1],
vice-président du Conseil d’Etat
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Mesdames et Messieurs,
Mes chers collègues,
Chère Françoise,
« Le temps n’efface pas la trace des grands hommes »[2]. Pour eux, il change l’absence en reconnaissance, le souvenir en mémoire, les paroles et les actes en recueils. L’ouvrage qui nous réunit ce soir, Guy Braibant, juriste et citoyen, est assurément, pour l’œuvre du président Braibant, une étape importante dans cet itinéraire du temps et de la mémoire.
Cet ouvrage est un hommage. Celui de ses proches et de ses amis à l’enfant qu’il fut, à l’adolescent-poète, au représentant d’une jeunesse marquée par les conséquences de la guerre et les inconséquences du XXème siècle -pour le citer-[3], au jeune homme frappé par la perte de son ami Jean-Pierre Mulotte, fusillé le 7 août 1944[4]. Il est aussi, bien sûr, un hommage au juriste, à l’homme engagé, au sage et à l’ami normand. Chacun de ceux qui y ont contribué exprime à sa manière le lien qui l’a uni à Guy Braibant : un lien personnel ou intellectuel, un lien d’affection, d’amitié, d’admiration ou de reconnaissance ; un lien souvent tissé de tous ces sentiments rassemblés.
Cet ouvrage est aussi plus qu’un hommage. Il est, par le travail de recherche sur lequel il s’appuie, par les documents qu’il présente et ses qualités de synthèse, la première pierre d’une vision d’ensemble de l’œuvre de Guy Braibant. Il trace, autrement dit, des voies pour mieux discerner le legs que celui-ci nous laisse en partage.
Ce legs est d’abord celui du juge qu’a été le Président Braibant : un membre du Conseil d’Etat, commissaire du gouvernement pendant seize ans – fonctions au cours desquelles il a prononcé près de 3 000 conclusions-. Il a également été le premier président de la section du rapport et des études, après que celle-ci eut succédé à l’ancienne commission du même nom.
Comme juge et conseiller de l’administration, Guy Braibant a été un défenseur et un messager du modèle français de contrôle de l’action publique[5]. Un modèle construit sur une « double dualité », ainsi qu’il la nommait, celle des ordres de juridiction et celle des fonctions consultatives et contentieuses du juge de l’administration. Un modèle hérité d’une tradition, dont il a été un continuateur, mais un modèle qui est aussi profondément inscrit dans la modernité et dont il n’a eu de cesse de démontrer toute l’efficacité pour le maintien et l’affermissement de l’Etat de droit[6].
Ce modèle, le président Braibant s’est attaché à le faire progresser, en oeuvrant pour le développement de ce qui fait sa force et sa pertinence. Comme « commissaire de la loi », ainsi qu’il concevait ses fonctions au pupitre, il a bien sûr contribué à clarifier ou faire évoluer de nombreuses constructions jurisprudentielles : dans le domaine du droit de la responsabilité de la puissance publique, par exemple, par ses conclusions sur l’arrêt Beratto, ou dans celui des prestations dites intégrées -ainsi qu’on les nomme aujourd’hui- par ses conclusions sur l’arrêt Unipain. « L’alliage de rigueur et de concision » qui était le sien, « servi par un talent oratoire indéniable »[7], a également contribué à l’affermissement de l’indépendance et de l’impartialité du juge administratif, qui a résulté de l’arrêt Demoiselle Arbousset, même si le Conseil d’Etat n’a vu qu’une règle générale de procédure là où Guy Braibant discernait un principe général du droit. Et s’il était possible de ne retenir qu’un seul domaine dans lequel Guy Braibant a, comme commissaire du gouvernement, marqué de son empreinte l’évolution du droit administratif, ce serait à l’évidence celui du contrôle du juge : les arrêts Ville Nouvelle est et Librairie François Maspero, éclairés par ses conclusions, ont ouvert une nouvelle ère dans le sens d’une protection renforcée, par le juge administratif, de la garantie des droits[8].
Le modèle français de contrôle de l’administration, Guy Braibant s’est aussi attaché à l’ouvrir sur son environnement, prolongeant ainsi et amplifiant un élan auquel ont concouru les présidents Cassin et Marceau Long. Un élan qui, depuis lors, ne s’est jamais tari et qui a fait de la juridiction administrative, en près de cinquante ans, une institution au cœur de la société, ouverte sur l’Europe et sur le monde.
L’ouverture sur la société, ce sont d’abord les Grands arrêts, - le « Long, Weil et Braibant »- dont le président Braibant a été la « poutre maîtresse », selon l’expression du Président Marceau Long[9]. Un ouvrage qui fait depuis longtemps référence, fruit d’une collaboration entre le Conseil d’Etat et l’Université. Un ouvrage dont l’objet est à la fois d’être un guide de la jurisprudence administrative, utile à tous, et de signifier dans le même temps que « toute entreprise collective d’études sur le droit public doit […] comporter le concours intime et confiant de la doctrine et de ceux qui élaborent la jurisprudence », selon les termes de la préface de René Cassin et Marcel Waline[10]. Cette ligne de conduite, qui invite à faire concourir à la pédagogie et au progrès du droit ceux qui font la jurisprudence, ceux qui l’analysent et ceux qui l’appliquent, le président Braibant l’a faite sienne tout au long de son parcours. Sa contribution au développement des sciences administratives en témoigne. Comme secrétaire général de l’Institut français des sciences administratives, comme directeur général et comme président de l’Institut international du même nom, Guy Braibant a constamment été animé de la volonté qu’échangent entre eux les juges, les administrations, les acteurs économiques et sociaux, le Barreau et l’Université. C’est dans le même esprit qu’il a donné à la section du rapport et des études, la place qui est devenue la sienne : son dynamisme a contribué à faire, sous l’égide du président Marceau Long, du rapport annuel du Conseil d’Etat, comme des études particulières, de véritables œuvres de réflexion et de proposition, affermissant ainsi la légitimité du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative auprès des pouvoirs publics et dans la société française. L’étude « Ethique et droit » et le rapport de 1991 sur la sécurité juridique ont été, parmi de nombreux autres, des points marquants de sa réflexion et de son action comme président de section[11].
L’ouverture de la juridiction administrative sur l’Europe et sur le monde, ce fut d’abord, pour le président Braibant, l’étude approfondie et l’utilisation du droit comparé, témoignages de sa curiosité intellectuelle comme de sa volonté d’étudier toute solution utile au soutien de l’Etat de droit. Ce fut également, dès 1976, la démonstration des mécanismes par lesquels le droit international, en particulier dans un cadre européen, peut être un facteur de meilleure garantie des droits dans l’ordre juridique interne. Il fut ainsi, par ses analyses, le précurseur d’une dynamique qui, 15 ans plus tard, avec l’arrêt Nicolo, allait contribuer à affermir le rôle du juge administratif dans la protection des droits et des libertés[12]. L’œuvre d’ouverture dont le président Braibant a été un acteur et même, très souvent, un initiateur, s’est aussi traduite par sa persévérance à créer et animer une communauté de juristes à vocation universelle : le développement jusqu’alors presque inconnu des relations entre le Conseil d’Etat et les juridictions suprêmes d’autres Etats, sous son impulsion et celle du président Long, en témoigne avec évidence, comme le rayonnement qu’il a insufflé par son sens des relations humaines et son autorité intellectuelle au Groupe européen de droit public – le groupe de Spetses-, dont il a été l’une des âmes et le « parrain », ainsi que les membres de ce groupe l’avaient surnommé[13].
Tout autant que l’œuvre d’un juge et d’un membre éminent du Conseil d’Etat, le legs que nous laisse en partage le président Braibant et que l’ouvrage qui lui est dédié fait vivre, est aussi celui d’un juriste et d’un jurisconsulte à l’autorité incontestée.
Un juriste, soucieux de partager sa science au travers de ses enseignements et de ses ouvrages – Le droit administratif français écrit avec Bernard Stirn en témoigne- et qui n’a eu de cesse de rappeler que le droit est au cœur de la régulation sociale, qu’il est un facteur d’efficacité et de développement et qu’il est aussi porteur de valeurs : L’Etat de droit, titre des Mélanges qui lui ont été offerts, résumerait sans doute à lui seul, si cela était possible, le legs de Guy Braibant.
Le droit au cœur de la régulation sociale et facteur d’efficacité et de développement : Guy Braibant a été l’un des premiers, dès 1971, à appeler de ses vœux et à œuvrer pour une loi de portée générale réglementant le développement de l’informatique. Il voyait dans le développement de cette technique un progrès social qu’il fallait encourager, mais un progrès dont il fallait aussi contrôler les atteintes qu’il est susceptible de porter aux libertés. La loi du 6 janvier 1978, directement issue du rapport de Bernard Tricot, fut aussi une traduction des analyses qu’avait développées Guy Braibant. Ces analyses, il les a approfondies et enrichies lors des réflexions qu’il a menées, à la demande du Premier ministre, sur le projet de transposition de la directive européenne en matière de protection des données[14] : il jeta ainsi dès 1998 les bases de la loi du 6 août 2004[15]. La refonte de la loi sur les archives du 3 janvier 1979[16] lui doit aussi beaucoup. Ce sujet lui tenait à cœur : en hommage à son père[17], sans doute. Mais son attachement à cette loi fut aussi le fruit de la volonté qui l’animait de faire du droit un vecteur de progrès. Cette même volonté s’est aussi concrétisée dans les lois de bioéthique : celles-ci ont été, conformément à son souhait, des réponses juridiques formulées par la société à des questions philosophiques ; des réponses « conformes à l’Etat de droit et [données] selon des procédés démocratiques »[18].
Pour que le droit accomplisse pleinement son œuvre sociale, il doit être clair, compréhensible et accessible. Guy Braibant en était pleinement conscient : le rapport du Conseil d’Etat de 1991, élaboré alors qu’il était président de la section du rapport et des études, s’est fait l’écho appuyé des risques que présentaient pour l’Etat de droit le nombre et la complexité croissante des normes, comme l’insécurité juridique résultant de leurs changements trop fréquents. Si Guy Braibant admettait qu’en la matière « il est plus facile de constater et de critiquer que de réformer »[19], il n’en a pas moins œuvré avec toute l’énergie qu’on lui connaissait pour contribuer à restaurer la place et l’autorité du droit. De fait, par sa science juridique, sa persévérance et son « souffle »[20], il a été l’âme et, à bien des égards, l’acteur central du vaste travail de codification accompli entre 1989 et 2005 par la commission supérieure de codification, alors qu’il en était le président.
Guy Braibant nous lègue, enfin, par sa vie et son œuvre, une conviction : celle que le droit, au-delà d’une simple technique, est surtout porteur de valeurs.
Les valeurs de la République tout d’abord, que Guy Braibant a incarnées. Entré au Conseil d’Etat un an avant l’arrêt Barel, il a fait de ce « plus grand des grands arrêts », ainsi qu’il le nommait[21], une ligne de conduite en matière de liberté d’opinion et de réserve. Homme de conviction, militant sincère et parfois passionné hors du Conseil d’Etat, il n’a jamais, comme juge, ou comme jurisconsulte, fait de distinction ou de clivage entre les personnes selon leurs idées ; il ne s’est jamais affranchi de son devoir de réserve et il a toujours fait preuve d’une hauteur de vues transcendant sans les renier ses choix personnels. S’il a pu malgré lui, du fait de ses idées ou de celles qui lui étaient prêtées, susciter de tels clivages, les réticences inavouées à son égard ont fini par s’évanouir devant l’autorité de sa parole et de sa personne, devant le juge et le conseiller qu’il a été, devant le sage de la République qu’il est devenu.
Un sage qui fut porteur d’une certaine vision du droit, celle qu’incarne la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Guy Braibant a été, comme vice-président de la Convention, sous l’autorité morale du président Roman Herzog, un acteur essentiel de l’élaboration de cette charte, qu’il a présentée aux chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union lors du conseil européen de Biarritz. Il a exprimé par ce texte ce que je crois être sa conviction profonde : celle que le droit n’est pas un instrument qui asservit, mais bien l’expression d’un lien qui unit, libère et grandit. La conviction que le droit est au service de la personne humaine et de l’humanité.
Cette vision du droit, Guy Braibant ne l’a pas créée : il en a lui-même hérité. Elle est celle du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative depuis ses origines : celle de Laferrière, Romieu, Blum, Cassin et de tous ceux – vivants ou disparus - qui ont oeuvré à l’affermissement de l’Etat de droit et à la défense de l’intérêt général. Cette vision, Guy Braibant aussi en a été l’incarnation en son temps. Il l’a nourrie, développée, enrichie. Il nous la lègue en héritage : sa préservation est notre responsabilité et notre avenir.
[1] Texte écrit en collaboration avec M. Timothée Paris, premier conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.
[2]« Le temps n’efface pas la trace des grands hommes, et la vertu brille même parmi les morts ». Andromaque, Euripide, In Tragédies d’Euripide traduites du grec par M. Artaud, Charpentier éditeur, Paris, 1842, p. 424.
[3] G. Braibant, La jeunesse intellectuelle française, conférence donnée au Caire le 21 janvier 1948, in Guy Braibant, juriste et citoyen, Dalloz, Paris, 2011, p. 47.
[4] Voir sur ce point, notamment, G. Braibant, Jean-Pierre Mulotte, 1926-1944, simple récit, in Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid, pp. 37 et sq.
[5] Voir sur ce point Guy Braibant, juriste et citoyen op. cit. ibid. pp. 96 et sq.
[6] « L’on constate [écrivait-il], qu’en effet [le] contrôle [de l’administration] est exercé par une juridiction administrative plus efficacement et plus énergiquement, avec plus de compétences et d’autorité, que par un tribunal ordinaire ». G. Braibant, « Perspectives », Rev Adm 2000, n° spécial n° 3, p. 199, In Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid, p. 97.
[7] B. Genevois, Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid. p. 71.
[8] Tous les arrêts de ce paragraphe sont cités par B. Genevois, in Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid., pp. 105 et sq.
[9] M. Long, « Guy Braibant », l’ENA hors les murs, août-sept. 2008, p. 59, cité par B. Genevois in Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid. p. 76.
[10] R. Cassin et M. Waline, préface à la première édition des Grands arrêts de la jurisprudence administrative, M. Long, P. Weil et G. Braibant, Sirey, Paris, 1956.
[11] Voir sur ces points J.-P. Costa, in Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid. pp. 191 et sq.
[12] Voir sur ces points B. Genevois, in Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid, pp. 120 et sq.
[13] Voir sur ce point J.-.P Costa, ibid, p. 205.
[14] Rapport de la mission de réflexion et de proposition remis au Premier ministre le 3 mars 1998.
[15] Loi n°2004-801 du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
[16] Elle a finalement procédé de la loi n°2008-696 du 15 juillet 2008.
[17] Charles Braibant, qui fut directeur général des Archives de France. Voir sur ce point F. Fabiani-Braibant, in Guy Braibant, juriste et citoyen, notamment pp. 7 et 8.
[18] G. Braibant, « Pour une grande loi », Pouvoirs 1991, n°56, p. 109, cité par B. Genevois, in Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid. p. 134.
[19] Cité par B. Genevois, ibid. p. 137.
[20] J.-M. Sauvé, cité par D. Labetoulle, in Guy Braibant, juriste et citoyen, op. cit. ibid. p. 218.
[21] Selon J.-.P. Costa, ibid. p. 203.