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Ariane Web: Conseil d'État 474541, lecture du 28 mai 2024, ECLI:FR:CECHR:2024:474541.20240528

Décision n° 474541
28 mai 2024
Conseil d'État

N° 474541
ECLI:FR:CECHR:2024:474541.20240528
Mentionné aux tables du recueil Lebon
4ème - 1ère chambres réunies
M. Jacques-Henri Stahl, président
M. Julien Fradel, rapporteur
M. Raphaël Chambon, rapporteur public
SAS BOULLOCHE, COLIN, STOCLET ET ASSOCIÉS, avocats


Lecture du mardi 28 mai 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 26 mai, 28 août et 20 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme A... F..., épouse E..., et Mme C... E..., épouse B..., demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision implicite par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a rejeté leur demande d'indemnisation du 23 janvier 2023 en réparation du préjudice qu'elles estiment avoir subi du fait de la durée excessive de la procédure engagée devant la juridiction administrative par M. I... E... et Mme F... consécutivement à la prise en charge de celui-ci par le centre hospitalier et universitaire de Grenoble à compter du 5 octobre 2007 ;

2°) de condamner l'Etat à verser la somme de 50 000 euros à Mme F..., en sa qualité d'ayant droit de M. I... E..., en réparation du préjudice que celui-ci aurait subi du fait de la durée excessive de la procédure contentieuse consécutive à sa prise en charge par le centre hospitalier et universitaire de Grenoble à compter du 5 octobre 2007, la somme de 25 000 euros à Mme F..., en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de cette durée excessive, et la somme de 5 000 euros à Mme C... E..., en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de cette même durée excessive ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code civil ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Julien Fradel, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, avocat de Mme F... et de Mme E... ;


Considérant ce qui suit :

1. Mme A... F..., épouse E..., et Mme C... E..., épouse B..., demandent la condamnation de l'Etat à les indemniser du préjudice qu'elles estiment avoir subi du fait de la durée excessive de la procédure contentieuse engagée à la suite de la prise en charge de M. I... E... par le centre hospitalier et universitaire (CHU) de Grenoble à compter du 5 octobre 2007. Mme F... demande également la condamnation de l'Etat à l'indemniser, en sa qualité d'ayant droit de M. E..., du préjudice né pour ce dernier de cette durée excessive.

2. Il résulte des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable. Si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l'issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect. Ainsi, lorsque la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement leur a causé un préjudice, ils peuvent obtenir la réparation de l'ensemble des dommages, tant matériels que moraux, directs et certains, ainsi causés par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Le caractère raisonnable du délai de jugement d'une affaire doit s'apprécier de manière à la fois globale, compte tenu, notamment, de l'exercice des voies de recours, particulières à chaque instance, et concrète, en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement de la procédure et, en particulier, le comportement des parties tout au long de celle-ci, mais aussi, dans la mesure où la juridiction saisie a connaissance de tels éléments, l'intérêt qu'il peut y avoir, pour l'une ou l'autre, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu'il soit tranché rapidement. Lorsque la durée globale du jugement n'a pas dépassé le délai raisonnable, la responsabilité de l'Etat est néanmoins susceptible d'être engagée si la durée de l'une des instances a, par elle-même, revêtu une durée excessive.

3. Il résulte de l'instruction que M. E... et Mme F... ont saisi le 4 mai 2010 le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble afin qu'il désigne un expert chargé de se prononcer sur les conditions de la prise en charge de M. E... au CHU de Grenoble à compter du 5 octobre 2007. Une mesure d'expertise a été ordonnée le 7 octobre 2010, le rapport d'expertise ayant été déposé en février 2012. M. E... et Mme F... ont en outre demandé, le 10 janvier 2012, au juge des référés du tribunal administratif de Grenoble de condamner le CHU de Grenoble à leur verser une provision de 534 284 euros. Par une ordonnance du 14 septembre 2012, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a condamné le CHU de Grenoble à verser à M. E... une provision de 80 000 euros. M. E... et Mme F... ont ensuite saisi, le 12 février 2013, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble d'une nouvelle demande d'expertise afin d'évaluer les préjudices après la consolidation de l'état de santé de M. E.... Au vu de cette expertise, ordonnée le 29 mars 2013 et rendue en mai 2015, ils ont saisi, le 20 octobre 2015, le tribunal administratif de Grenoble d'un recours indemnitaire. Par un jugement du 16 mai 2017, le tribunal administratif de Grenoble a condamné le CHU de Grenoble à les indemniser à hauteur de 746 560 euros et à leur verser une rente trimestrielle de 9 016 euros. Saisie en appel le 15 juin 2017 par la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône et le 18 juillet 2017 par le CHU de Grenoble, la cour administrative d'appel de Lyon a, par un arrêt avant dire droit du 29 août 2019, rejeté les conclusions présentées par Mme F... en son nom propre devant la cour et prescrit une nouvelle expertise, laquelle a été rendue en août 2020. M. E... étant décédé le 24 octobre 2019 au cours de l'instance d'appel, ses parents, Mme D... H..., épouse E..., et M. G... E..., et sa soeur, Mme C... E..., épouse B..., ont présenté devant la cour des conclusions tendant à la réparation de leurs préjudices propres résultant de son décès. Par un arrêt du 13 avril 2021, la cour administrative d'appel a, notamment, rejeté comme irrecevables les conclusions présentées pour la première fois en appel par les parents et la soeur de M. E..., réformé le jugement du tribunal administratif de Grenoble en fixant à 278 601,32 euros la somme à verser par le CHU de Grenoble à Mme F... en qualité d'ayant droit de son mari et rejeté le surplus de ses conclusions. Par une décision n° 453605 du 28 octobre 2022 mettant un terme au litige, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé cet arrêt en tant qu'il limite à 278 601,32 euros la somme allouée à Mme F... en qualité d'ayant droit de son époux et a condamné le CHU de Grenoble à verser à Mme F..., au bénéfice de la succession de M. E..., la somme de 557 202,63 euros assortie des intérêts au taux légal, déduction faite des sommes déjà versées, notamment à titre provisionnel.

Sur les conclusions indemnitaires présentées par Mme C... E... :

4. Il résulte de l'instruction que Mme C... E... a saisi, le 16 septembre 2020, la cour administrative d'appel de Lyon de conclusions tendant à la réparation de ses préjudices propres, qui seraient nés en cours d'instance d'appel du fait du décès de son frère, M. I... E..., ainsi que de conclusions sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces conclusions ont été jugées irrecevables et ont été rejetées par la cour administrative d'appel par son arrêt du 13 avril 2021, devenu définitif sur ce point. En conséquence, Mme C... E... ne peut être regardée comme ayant pris part à la procédure que pour une durée de sept mois. Cette durée ne présentant pas un caractère excessif, ses conclusions tendant à la réparation du préjudice qui serait né pour elle de la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement ainsi que ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les conclusions indemnitaires présentées par Mme F... en son nom propre et au nom de son mari décédé :

5. Il résulte de l'instruction que la procédure dont la durée est mise en cause a été engagée par M. E... et Mme F..., laquelle s'est notamment vu attribuer, solidairement avec M. E..., une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens par l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Grenoble du 14 septembre 2012 et par le jugement du tribunal administratif de Grenoble du 16 mai 2017. Il s'ensuit que Mme F... doit être regardée comme ayant été partie à la procédure à compter de l'introduction, le 4 mai 2010, de la demande d'expertise qu'elle a présentée avec M. E... devant le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble.

6. En outre, il résulte de ce qui a été dit au point 3 que la durée globale de la procédure a été de douze ans, l'instance s'étant tenue devant la cour administrative d'appel ayant, pour sa part, duré trois ans et près de dix mois. Eu égard au comportement des parties, dont il n'apparaît pas que les démarches aient présenté un caractère abusif ou dilatoire, et bien que l'affaire ait posé des questions d'une certaine complexité justifiant le recours à plusieurs expertises, ces durées doivent être regardées comme excédant le délai raisonnable de jugement.

7. Le requérant qui reprend une instance en qualité d'ayant droit d'une partie au litige décédée en cours d'instance peut demander, en tant qu'héritier de cette partie, réparation du préjudice moral résultant de la durée totale de la procédure, y compris pour la période postérieure au décès de la personne qui avait engagé l'action en justice, pour autant que cette durée excède le délai raisonnable de jugement. Mme F..., en sa qualité d'ayant droit de M. E..., décédé au cours de l'instance d'appel, est dès lors fondée à demander à ce titre réparation du préjudice moral ayant résulté de la durée excessive de jugement du litige engagé par M. E.... Ayant par ailleurs également eu la qualité de partie, en son nom propre, dans ce litige, ainsi qu'il a été dit au point 5, elle est également fondée à demander réparation du préjudice moral que lui a personnellement causé la durée excessive de cette procédure.

8. Pour fixer l'étendue de ces préjudices il y a lieu de prendre en compte la circonstance qu'un intérêt particulier, pour les parties, s'attachait à ce que ce litige soit tranché dans les meilleurs délais. Il en sera fait une juste appréciation en fixant, en conséquence, la réparation des préjudices moraux mentionnés au point précédent à la somme de 3 000 euros à verser à Mme F... en sa qualité d'ayant droit de M. E..., au bénéfice de la succession de ce dernier, et à la somme de 3 000 euros à verser à Mme F... en son nom propre.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à Mme F... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




D E C I D E :
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Article 1er : L'Etat est condamné à verser à Mme F... la somme de 6 000 euros, dont 3 000 euros au bénéfice de la succession de M. E....
Article 2 : L'Etat versera à Mme F... une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme A... F..., épouse E..., à Mme C... E..., épouse B..., et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré à l'issue de la séance du 3 mai 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Alban de Nervaux, M. Vincent Mazauric, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire ; Mme Cécile Fraval, maîtresse des requêtes en service extraordinaire et M. Julien Fradel, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.


Rendu le 28 mai 2024.


Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Julien Fradel
Le secrétaire :
Signé : M. Christophe Bouba


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