Conseil d'État
N° 494320
ECLI:FR:CEORD:2024:494320.20240523
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Rémy Schwartz, président
M. R Schwartz, rapporteur
METTON;AARPI ANDOTTE AVOCATS, avocats
Lecture du jeudi 23 mai 2024
Vu les procédures suivantes :
I. Sous le n° 494320, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 17 et 22 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " La Quadrature du Net " demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de suspendre l'exécution de la décision révélée par le Premier ministre et par la presse d'ordonner le blocage, sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, du service de communication au public en ligne dénommé " TikTok " ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre et au ministre de l'intérieur et des outre-mer de notifier à toute personne physique et morale ayant mis en oeuvre la décision attaquée de sa suspension et d'ordonner à ces personnes de procéder, avec effet immédiat, à la restauration de l'accès au service de communication " TikTok " sous astreinte de 31 415 euros par jour de retard à compter du prononcé de l'ordonnance à intervenir ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 096 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle a intérêt pour agir ;
- le juge des référés du Conseil d'Etat est compétent dès lors que la mesure contestée revêt un caractère réglementaire ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, d'une part, la décision porte une atteinte particulièrement grave et disproportionnée à des libertés fondamentales et, d'autre part, l'action en référé-liberté est la seule voie de recours effective en ce que ni le référé suspension ni un recours pour excès de pouvoir classique ne permettraient de limiter efficacement les effets de la décision ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'expression et de communication et à la liberté d'accéder à des services de communication au public en ligne ;
- la décision est entachée d'illégalité dès lors qu'elle méconnaît les dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- elle est disproportionnée et méconnaît l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 19 du pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
- la théorie des circonstances exceptionnelles n'est pas prévue par la loi au sens de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la décision contestée n'est pas nécessaire dans une société démocratique, qu'elle est radicalement inadaptée et manifestement disproportionnée ;
- la théorie des circonstances exceptionnelles ne peut sérieusement être regardée comme prévue par la loi au sens de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et n'est pas non plus nécessaire dans une société démocratique au sens de ces stipulations ;
- la décision attaquée méconnaît le § 3 de l'article 19 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, les graves restrictions portées à la liberté d'expression par la décision attaquée n'étant pas expressément fixées par la loi et celles-ci n'étant pas nécessaires à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publique.
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 20 et 22 mai 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et que les moyens soulevés ne sont pas fondés. Il indique que la mesure sera levée dès que les troubles cesseront et que le Gouvernement informera le juge des référés immédiatement si cette levée intervient avant la lecture de l'ordonnance.
Par un mémoire distinct, enregistré le 19 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " La Quadrature du Net " demande au juge des référés du Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Elle soutient que ces dispositions sont applicables au litige dès lors qu'elles constituent vraisemblablement la base légale de la décision attaquée, qu'elles n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution et que la question revêt un caractère sérieux dès lors que, en premier lieu, les dispositions attaquées méconnaissent les droits et libertés garantis par la Constitution, notamment le droit à la liberté d'expression et de communication dont découle le droit à l'expression collective des idées et opinions, en deuxième lieu, le pouvoir offert par ces dispositions est attentatoire à la liberté d'expression et disproportionné, en troisième lieu, le blocage d'un service de communication en ligne n'est pas subordonné à l'intervention préalable d'un juge et dépend de la seule appréciation du ministre et, en dernier lieu, le ministre peut ordonner un blocage de l'ensemble du service et non pas seulement des contenus à caractère terroriste, ce qui implique que ce blocage n'a pas d'autre limite temporelle que celle de l'état d'urgence.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024, le Premier ministre conclut à ce que le juge des référés ne renvoie pas la question soulevée au Conseil constitutionnel. Il soutient que, d'une part, il n'y a pas d'urgence justifiant l'intervention du juge des référés et, d'autre part, les dispositions contestées ne sont pas applicables au litige dès lors que la décision attaquée est fondée exclusivement sur la théorie des circonstances exceptionnelles.
II. Sous le n° 494328, par une requête, deux nouveaux mémoires, un mémoire en réplique puis deux nouveaux mémoires, enregistrés les 17, 20, 21 et 22 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de suspendre l'exécution de la décision du 15 mai 2024 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a interdit l'accès à l'application " TikTok " en Nouvelle-Calédonie ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle a intérêt pour agir ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'accès au réseau social " TikTok " est interrompu en Nouvelle-Calédonie depuis le 14 mai 2024 ; que cette condition doit être présumée ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de communication, à la liberté d'expression et à la liberté de la presse ;
- la décision contestée serait entachée d'incompétence si elle avait été prise par le Premier ministre en lieu et place du ministre de l'intérieur et des outre-mer ;
- elle est entachée d'une insuffisance de motivation dès lors que les motifs justifiant le blocage du réseau social " TikTok " ne sont pas précisés ;
- elle est dépourvue de base légale dès lors que les décrets n° 2024-436 et n° 2024-437 du 15 mai 2024 n'ont pas prévu l'intervention des mesures prévues par le II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- elle méconnaît les dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 dès lors que, en premier lieu, la menace terroriste est sans lien avec la menace qui justifie la déclaration de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie, en deuxième lieu, il n'est pas établi que le réseau social " TikTok " provoquerait à la commission d'actes de terrorisme ou en ferait l'apologie et participerait à ce titre à la menace qui justifie la déclaration de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et, en dernier lieu, l'interruption du réseau social " TikTok " est justifiée par des considérations étrangères à la diffusion de contenus provoquant à des actes terroristes ou en faisant l'apologie ;
- elle méconnaît l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors qu'il existe des mesures moins attentatoires à la liberté d'expression ;
- elle est disproportionnée dès lors que l'autorité n'a pas préalablement invité le réseau social " TikTok " à supprimer spontanément les contenus incitant à la violence ;
- elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation dès lors que le réseau social " TikTok " ne présente pas plus de risques que les autres réseaux sociaux ;
-que les captures d'écran produites par le Premier ministre montrent simplement des contenus ayant une visée descriptive, informative ou d'alerte ; aucune vidéo n'appellerait directement ou indirectement à la violence ou donnerait des localisations précises dans un objectif organisationnel ; le nombre de contenus produits est excessivement faible et les vidéos sont issues d'un nombre réduit de comptes ; que la mesure est contre-productive car depuis la suspension de " TikTok " les contenus qui peuvent néanmoins être diffusés se sont radicalisés ; c'est donc à la faveur d'une appréciation erronée des faits que le Premier ministre a cru devoir cibler la plateforme " TikTok " au motif qu'elle participerait au mouvement de violences.
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 20 et 22 mai 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, que les moyens soulevés ne sont pas fondés. Il indique que la mesure sera levée dès que les troubles cesseront et que le Gouvernement informera le juge des référés immédiatement si cette levée intervient avant la lecture de l'ordonnance.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande au juge des référés du Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Elle soutient que ces dispositions sont applicables au litige, qu'elles n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution et que la question est nouvelle et revêt un caractère sérieux dès lors que, d'une part, les dispositions attaquées portent une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté d'expression et de communication, au droit d'expression collective des idées et des opinions ainsi qu'au droit au recours effectif et, d'autre part, les dispositions attaquées ne prévoyant pas de garanties légales adaptées et suffisantes, le législateur n'a pas épuisé sa compétence.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024, le Premier ministre conclut à ce que le juge des référés ne renvoie pas la question soulevée au Conseil constitutionnel. Il soutient que, d'une part, il n'y a pas d'urgence justifiant l'intervention du juge des référés et, d'autre part, les dispositions contestées ne sont pas applicables au litige dès lors que la décision attaquée est fondée exclusivement sur la théorie des circonstances exceptionnelles.
Par deux mémoires, enregistrés les 21 et 22 mai 2024, l'association " Mouvement Kanak " présente une intervention au soutien de la demande de la Ligue des droits de l'Homme. Elle conclut aux mêmes fins par les mêmes moyens et demande que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge de l'Etat en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
III. Sous le n° 494342, par une requête enregistrée le 17 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. F... D..., Mme C... B... et Mme E... A... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) à titre principal, de suspendre l'exécution de la décision du 15 mai 2024 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a interdit l'accès à l'application " TikTok " en Nouvelle-Calédonie et d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer de suspendre l'interdiction d'accès à l'application " TikTok " en Nouvelle-Calédonie ;
2°) à titre subsidiaire, d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer de prendre toutes mesures utiles de nature à mettre fin à l'atteinte portée à la liberté d'expression et de communication et au pluralisme d'expression des pensées et opinions ;
3°) en tout état de cause, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- ils ont intérêt pour agir ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'accès à l'application " TikTok " est bloqué par l'Office des postes et des télécommunications de Nouvelle-Calédonie depuis le 15 mai 2024 et qu'il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales ;
- la décision contestée porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'expression et de communication et au pluralisme d'expression des courants de pensées et d'opinion dès lors que, d'une part, elle bloque l'accès aux informations accessibles uniquement sur l'application " TikTok " dans un contexte politique d'adoption d'une réforme constitutionnelle en Nouvelle-Calédonie et, d'autre part, elle affecte le caractère pluraliste de ces informations ;
- elle est dépourvue de base légale dès lors que les événements se déroulant actuellement en Nouvelle-Calédonie ne peuvent pas être qualifiés d'actes de terrorisme au sens du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ;
- elle est manifestement disproportionnée dès lors qu'il existe d'autres mesures moins attentatoires aux libertés permettant de lutter contre la désinformation sur l'application " TikTok ".
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 20 et 22 mai 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés. Il indique que la mesure sera levée dès que les troubles cesseront et que le Gouvernement informera le juge des référés immédiatement si cette levée intervient avant la lecture de l'ordonnance.
IV. La Ligue des droits de l'homme a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de la décision du ministre de l'intérieur et des outre-mer du 15 mai 2024, révélée par la presse, interdisant et bloquant le réseau social " TikTok " sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Par une ordonnance n° 2400210 du 18 mai 2024, le président du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a renvoyé le dossier de la requête au président de la section du contentieux du Conseil d'Etat.
Sous le n° 494356, par cette requête, un nouveau mémoire, un mémoire en réplique puis deux nouveaux mémoires enregistrés les 20, 21 et 22 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande la suspension de l'exécution de la décision révélée le 15 mai 2024 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a interdit et bloqué le réseau social " TikTok " et à ce que soit mis à la charge de l'Etat une somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soulève les mêmes moyens que sous la requête n° 494328.
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 20 et 22 mai 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, que les moyens soulevés ne sont pas fondés. Il indique que la mesure sera levée dès que les troubles cesseront et que le Gouvernement informera le juge des référés immédiatement si cette levée intervient avant la lecture de l'ordonnance.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande au juge des référés du Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Elle soutient que ces dispositions sont applicables au litige, qu'elles n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution et que la question est nouvelle et revêt un caractère sérieux dès lors que, d'une part, les dispositions attaquées portent une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté d'expression et de communication, au droit d'expression collective des idées et des opinions ainsi qu'au droit au recours effectif et, d'autre part, les dispositions attaquées ne prévoyant pas de garanties légales adaptées et suffisantes, le législateur n'a pas épuisé sa compétence.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024, le Premier ministre conclut à ce que le juge des référés ne renvoie pas la question soulevée au Conseil constitutionnel. Il soutient que, d'une part, il n'y a pas d'urgence justifiant l'intervention du juge des référés et, d'autre part, les dispositions contestées ne sont pas applicables au litige dès lors que la décision attaquée est fondée exclusivement sur la théorie des circonstances exceptionnelles.
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association " La Quadrature du Net ", la Ligue des droits de l'homme, M. D..., Mme B... et Mme A... et l'association " Mouvement Kanak ", et, d'autre part, le Premier ministre et le ministre de l'intérieur et des outre-mer ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 21 mai 2024, à 11 heures 30 :
- les représentants de l'association " La Quadrature du Net " ;
- les représentants de la Ligue des droits de l'homme ;
- le représentant de M. D..., Mme B... et Mme A... ;
- M. D... ;
- les représentantes de l'association " Mouvement Kanak " ;
- les représentants du Premier ministre ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a prolongé l'instruction jusqu'au mercredi 22 mai 2024 à 12 heures ;
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule,
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code pénal ;
- la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- le code de justice administrative ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 22 mai 2024, présentée par M D..., Mme B... et Mme A... ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l'instruction que depuis le 13 mai dernier la Nouvelle-Calédonie connaît de très graves troubles à l'ordre public et des affrontements très violents du fait de groupe de personnes armées, qui se sont traduits par des attaques et destructions de bâtiments publics, d'infrastructures et de commerces. Les transports et les services publics sont paralysés, l'alimentation de la population menacée. Des habitations privées ont également fait l'objet d'attaques et d'incendies criminels. A ce jour, le bilan humains est de six morts et plus de 170 blessés. Eu égard à la gravité des atteintes portées à l'ordre et à la sécurité publics, le Président de la République, par décret du 15 mai 2024, a déclaré l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. Dès la veille, soit le 14 mai 2024, décision a été prise de bloquer l'accès de la population de Nouvelle-Calédonie au réseau social " TikTok ". L'association " La Quadrature du net ", la Ligue des droits de l'homme, M D... et autres demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre cette décision et d'enjoindre à la reprise du réseau social " TikTok ". Le président du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a transmis au Conseil d'Etat par ordonnance la même demande présentée à ce tribunal par la Ligue des droits de l'homme. Il y a lieu de joindre ces demandes pour y statuer par une même ordonnance.
Sur l'intervention :
2. Eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, l'association " Mouvement Kanak " justifie d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la demande présentée par la Ligue des droits de l'Homme sous le n° 494328. Son intervention est, par suite, recevable.
Sur la procédure applicable :
3. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".
4. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et qu'elle soit nouvelle ou présente un caractère sérieux. L'article 23-3 de cette ordonnance prévoit qu'une juridiction saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité " peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires " et qu'elle peut statuer " sans attendre la décision relative à la question prioritaire de constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu'elle statue dans un délai déterminé ou en urgence ".
5. Il résulte de la combinaison de ces dispositions qu'une question prioritaire de constitutionnalité peut être soulevée devant le juge administratif des référés statuant en première instance, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Le juge des référés peut cependant, lorsqu'il rejette la demande qui lui est soumise pour incompétence de la juridiction administrative, irrecevabilité ou défaut d'urgence, décider de ne pas transmettre la question prioritaire de constitutionnalité ainsi soulevée.
Sur la demande en référé et la question prioritaire de constitutionnalité :
6. L'intervention du juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, est subordonnée à la réunion de deux conditions tenant, d'une part, à une situation d'urgence justifiant l'intervention du juge dans les plus brefs délais, et, d'autre part, à l'existence d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
7. S'agissant de la condition de l'urgence, il appartient à toute personne demandant au juge administratif d'ordonner des mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative de justifier des circonstances particulières caractérisant la nécessité pour elle de bénéficier à très bref délai d'une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de cet article. Il revient au juge des référés d'apprécier, au vu des éléments que lui soumet le requérant comme de l'ensemble des circonstances de l'espèce, si la condition d'urgence particulière requise par cet article est satisfaite, en prenant en compte la situation du requérant et les intérêts qu'il entend défendre mais aussi l'intérêt public qui s'attache à l'exécution des mesures prises par l'administration.
8. Ainsi qu'il est dit au point 1, la Nouvelle-Calédonie connaît, depuis le 13 mai dernier, de très graves troubles à l'ordre public et il résulte de l'instruction que la mesure contestée a été prise en raison de l'utilisation du réseau social en cause dans le cadre des actions décrites à ce même point 1.
9. Il résulte de l'instruction que les requérants n'apportent aucun élément permettant de caractériser l'urgence à l'intervention du juge des référés sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, et se bornent à soutenir que l'atteinte portée par la décision attaquée aux libertés d'expression, de communication, d'accéder à des services de communication en ligne, de la presse et au pluralisme d'expression des courants de pensées et d'opinions, eu égard à sa gravité, constitue en elle-même une situation d'urgence. Cependant, ainsi qu'il a été rappelé au point 7, l'atteinte à une liberté fondamentale ne saurait suffire pour caractériser une situation d'urgence. Les requérants ont certes soutenu à l'audience que, eu égard à la gravité de l'atteinte portée à ces libertés fondamentales par la décision attaquée et compte tenu de sa nature, le juge des référés devrait retenir une présomption d'urgence. Mais il résulte de l'instruction que la décision contestée porte sur le blocage d'un seul réseau social sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, l'ensemble des autres réseaux sociaux et moyens de communication, la presse, les télévisions et radios n'étant en rien affectés et que cette mesure de blocage doit prendre fin dans de très brefs délais, le gouvernement s'étant engagé, dans le dernier état de ses écritures, à lever immédiatement la mesure dès que les troubles l'ayant justifiée cesseront. Ainsi, compte tenu, d'une part, de l'absence de justification par les requérants de ce que la condition d'urgence serait satisfaite, d'autre part, du caractère limité et temporaire de la mesure, enfin, de l'intérêt public qui s'attache au rétablissement de la sécurité et de la tranquillité publiques, le gouvernement faisant valoir que le blocage de ce réseau social a contribué à la baisse des tensions, la condition d'urgence ne peut être regardée comme remplie.
10. Il résulte de ce qui précède que les demandes des requérants tendant à la suspension de la mesure de blocage du réseau social " TikTok " sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie et à ce qu'il soit enjoint au Premier ministre de permettre une reprise immédiate de son fonctionnement ne peuvent, en l'état de l'instruction, qu'être rejetées pour défaut d'urgence. Par suite, et en tout état de cause, il n'y a pas lieu, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur leur caractère nouveau ou sérieux, de renvoyer au Conseil constitutionnel les questions de la conformité à la Constitution des dispositions du II de l'article 11de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention de l'association " Mouvement Kanak " est admise sous le n° 494328.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel les questions prioritaires de constitutionnalité soulevées par l'association " La Quadrature du Net " et la Ligue des droits de l'homme.
Article 3 : Les demandes de l'association " La Quadrature du Net ", de la Ligue des droits de l'homme et de M. D... et autres sont rejetées.
Article 4 : Les conclusions présentées sous le n° 494328 par l'association " Mouvement Kanak " au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association " La Quadrature du Net ", à la Ligue des droits de l'homme, à M. F... D..., Mme C... B... et Mme E... A..., à l'association " Mouvement Kanak " ainsi qu'au Premier ministre.
Copie en sera adressée au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Fait à Paris, le 23 mai 2024
Signé : Rémy Schwartz
N° 494320
ECLI:FR:CEORD:2024:494320.20240523
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Rémy Schwartz, président
M. R Schwartz, rapporteur
METTON;AARPI ANDOTTE AVOCATS, avocats
Lecture du jeudi 23 mai 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu les procédures suivantes :
I. Sous le n° 494320, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 17 et 22 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " La Quadrature du Net " demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de suspendre l'exécution de la décision révélée par le Premier ministre et par la presse d'ordonner le blocage, sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, du service de communication au public en ligne dénommé " TikTok " ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre et au ministre de l'intérieur et des outre-mer de notifier à toute personne physique et morale ayant mis en oeuvre la décision attaquée de sa suspension et d'ordonner à ces personnes de procéder, avec effet immédiat, à la restauration de l'accès au service de communication " TikTok " sous astreinte de 31 415 euros par jour de retard à compter du prononcé de l'ordonnance à intervenir ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 096 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle a intérêt pour agir ;
- le juge des référés du Conseil d'Etat est compétent dès lors que la mesure contestée revêt un caractère réglementaire ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, d'une part, la décision porte une atteinte particulièrement grave et disproportionnée à des libertés fondamentales et, d'autre part, l'action en référé-liberté est la seule voie de recours effective en ce que ni le référé suspension ni un recours pour excès de pouvoir classique ne permettraient de limiter efficacement les effets de la décision ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'expression et de communication et à la liberté d'accéder à des services de communication au public en ligne ;
- la décision est entachée d'illégalité dès lors qu'elle méconnaît les dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- elle est disproportionnée et méconnaît l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 19 du pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
- la théorie des circonstances exceptionnelles n'est pas prévue par la loi au sens de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la décision contestée n'est pas nécessaire dans une société démocratique, qu'elle est radicalement inadaptée et manifestement disproportionnée ;
- la théorie des circonstances exceptionnelles ne peut sérieusement être regardée comme prévue par la loi au sens de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et n'est pas non plus nécessaire dans une société démocratique au sens de ces stipulations ;
- la décision attaquée méconnaît le § 3 de l'article 19 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, les graves restrictions portées à la liberté d'expression par la décision attaquée n'étant pas expressément fixées par la loi et celles-ci n'étant pas nécessaires à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publique.
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 20 et 22 mai 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et que les moyens soulevés ne sont pas fondés. Il indique que la mesure sera levée dès que les troubles cesseront et que le Gouvernement informera le juge des référés immédiatement si cette levée intervient avant la lecture de l'ordonnance.
Par un mémoire distinct, enregistré le 19 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " La Quadrature du Net " demande au juge des référés du Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Elle soutient que ces dispositions sont applicables au litige dès lors qu'elles constituent vraisemblablement la base légale de la décision attaquée, qu'elles n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution et que la question revêt un caractère sérieux dès lors que, en premier lieu, les dispositions attaquées méconnaissent les droits et libertés garantis par la Constitution, notamment le droit à la liberté d'expression et de communication dont découle le droit à l'expression collective des idées et opinions, en deuxième lieu, le pouvoir offert par ces dispositions est attentatoire à la liberté d'expression et disproportionné, en troisième lieu, le blocage d'un service de communication en ligne n'est pas subordonné à l'intervention préalable d'un juge et dépend de la seule appréciation du ministre et, en dernier lieu, le ministre peut ordonner un blocage de l'ensemble du service et non pas seulement des contenus à caractère terroriste, ce qui implique que ce blocage n'a pas d'autre limite temporelle que celle de l'état d'urgence.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024, le Premier ministre conclut à ce que le juge des référés ne renvoie pas la question soulevée au Conseil constitutionnel. Il soutient que, d'une part, il n'y a pas d'urgence justifiant l'intervention du juge des référés et, d'autre part, les dispositions contestées ne sont pas applicables au litige dès lors que la décision attaquée est fondée exclusivement sur la théorie des circonstances exceptionnelles.
II. Sous le n° 494328, par une requête, deux nouveaux mémoires, un mémoire en réplique puis deux nouveaux mémoires, enregistrés les 17, 20, 21 et 22 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de suspendre l'exécution de la décision du 15 mai 2024 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a interdit l'accès à l'application " TikTok " en Nouvelle-Calédonie ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle a intérêt pour agir ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'accès au réseau social " TikTok " est interrompu en Nouvelle-Calédonie depuis le 14 mai 2024 ; que cette condition doit être présumée ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de communication, à la liberté d'expression et à la liberté de la presse ;
- la décision contestée serait entachée d'incompétence si elle avait été prise par le Premier ministre en lieu et place du ministre de l'intérieur et des outre-mer ;
- elle est entachée d'une insuffisance de motivation dès lors que les motifs justifiant le blocage du réseau social " TikTok " ne sont pas précisés ;
- elle est dépourvue de base légale dès lors que les décrets n° 2024-436 et n° 2024-437 du 15 mai 2024 n'ont pas prévu l'intervention des mesures prévues par le II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- elle méconnaît les dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 dès lors que, en premier lieu, la menace terroriste est sans lien avec la menace qui justifie la déclaration de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie, en deuxième lieu, il n'est pas établi que le réseau social " TikTok " provoquerait à la commission d'actes de terrorisme ou en ferait l'apologie et participerait à ce titre à la menace qui justifie la déclaration de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et, en dernier lieu, l'interruption du réseau social " TikTok " est justifiée par des considérations étrangères à la diffusion de contenus provoquant à des actes terroristes ou en faisant l'apologie ;
- elle méconnaît l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors qu'il existe des mesures moins attentatoires à la liberté d'expression ;
- elle est disproportionnée dès lors que l'autorité n'a pas préalablement invité le réseau social " TikTok " à supprimer spontanément les contenus incitant à la violence ;
- elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation dès lors que le réseau social " TikTok " ne présente pas plus de risques que les autres réseaux sociaux ;
-que les captures d'écran produites par le Premier ministre montrent simplement des contenus ayant une visée descriptive, informative ou d'alerte ; aucune vidéo n'appellerait directement ou indirectement à la violence ou donnerait des localisations précises dans un objectif organisationnel ; le nombre de contenus produits est excessivement faible et les vidéos sont issues d'un nombre réduit de comptes ; que la mesure est contre-productive car depuis la suspension de " TikTok " les contenus qui peuvent néanmoins être diffusés se sont radicalisés ; c'est donc à la faveur d'une appréciation erronée des faits que le Premier ministre a cru devoir cibler la plateforme " TikTok " au motif qu'elle participerait au mouvement de violences.
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 20 et 22 mai 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, que les moyens soulevés ne sont pas fondés. Il indique que la mesure sera levée dès que les troubles cesseront et que le Gouvernement informera le juge des référés immédiatement si cette levée intervient avant la lecture de l'ordonnance.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande au juge des référés du Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Elle soutient que ces dispositions sont applicables au litige, qu'elles n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution et que la question est nouvelle et revêt un caractère sérieux dès lors que, d'une part, les dispositions attaquées portent une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté d'expression et de communication, au droit d'expression collective des idées et des opinions ainsi qu'au droit au recours effectif et, d'autre part, les dispositions attaquées ne prévoyant pas de garanties légales adaptées et suffisantes, le législateur n'a pas épuisé sa compétence.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024, le Premier ministre conclut à ce que le juge des référés ne renvoie pas la question soulevée au Conseil constitutionnel. Il soutient que, d'une part, il n'y a pas d'urgence justifiant l'intervention du juge des référés et, d'autre part, les dispositions contestées ne sont pas applicables au litige dès lors que la décision attaquée est fondée exclusivement sur la théorie des circonstances exceptionnelles.
Par deux mémoires, enregistrés les 21 et 22 mai 2024, l'association " Mouvement Kanak " présente une intervention au soutien de la demande de la Ligue des droits de l'Homme. Elle conclut aux mêmes fins par les mêmes moyens et demande que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge de l'Etat en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
III. Sous le n° 494342, par une requête enregistrée le 17 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. F... D..., Mme C... B... et Mme E... A... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) à titre principal, de suspendre l'exécution de la décision du 15 mai 2024 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a interdit l'accès à l'application " TikTok " en Nouvelle-Calédonie et d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer de suspendre l'interdiction d'accès à l'application " TikTok " en Nouvelle-Calédonie ;
2°) à titre subsidiaire, d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer de prendre toutes mesures utiles de nature à mettre fin à l'atteinte portée à la liberté d'expression et de communication et au pluralisme d'expression des pensées et opinions ;
3°) en tout état de cause, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- ils ont intérêt pour agir ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'accès à l'application " TikTok " est bloqué par l'Office des postes et des télécommunications de Nouvelle-Calédonie depuis le 15 mai 2024 et qu'il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales ;
- la décision contestée porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'expression et de communication et au pluralisme d'expression des courants de pensées et d'opinion dès lors que, d'une part, elle bloque l'accès aux informations accessibles uniquement sur l'application " TikTok " dans un contexte politique d'adoption d'une réforme constitutionnelle en Nouvelle-Calédonie et, d'autre part, elle affecte le caractère pluraliste de ces informations ;
- elle est dépourvue de base légale dès lors que les événements se déroulant actuellement en Nouvelle-Calédonie ne peuvent pas être qualifiés d'actes de terrorisme au sens du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ;
- elle est manifestement disproportionnée dès lors qu'il existe d'autres mesures moins attentatoires aux libertés permettant de lutter contre la désinformation sur l'application " TikTok ".
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 20 et 22 mai 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés. Il indique que la mesure sera levée dès que les troubles cesseront et que le Gouvernement informera le juge des référés immédiatement si cette levée intervient avant la lecture de l'ordonnance.
IV. La Ligue des droits de l'homme a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de la décision du ministre de l'intérieur et des outre-mer du 15 mai 2024, révélée par la presse, interdisant et bloquant le réseau social " TikTok " sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Par une ordonnance n° 2400210 du 18 mai 2024, le président du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a renvoyé le dossier de la requête au président de la section du contentieux du Conseil d'Etat.
Sous le n° 494356, par cette requête, un nouveau mémoire, un mémoire en réplique puis deux nouveaux mémoires enregistrés les 20, 21 et 22 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande la suspension de l'exécution de la décision révélée le 15 mai 2024 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a interdit et bloqué le réseau social " TikTok " et à ce que soit mis à la charge de l'Etat une somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soulève les mêmes moyens que sous la requête n° 494328.
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 20 et 22 mai 2024, le Premier ministre conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, que les moyens soulevés ne sont pas fondés. Il indique que la mesure sera levée dès que les troubles cesseront et que le Gouvernement informera le juge des référés immédiatement si cette levée intervient avant la lecture de l'ordonnance.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande au juge des référés du Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du II de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Elle soutient que ces dispositions sont applicables au litige, qu'elles n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution et que la question est nouvelle et revêt un caractère sérieux dès lors que, d'une part, les dispositions attaquées portent une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté d'expression et de communication, au droit d'expression collective des idées et des opinions ainsi qu'au droit au recours effectif et, d'autre part, les dispositions attaquées ne prévoyant pas de garanties légales adaptées et suffisantes, le législateur n'a pas épuisé sa compétence.
Par un mémoire distinct, enregistré le 20 mai 2024, le Premier ministre conclut à ce que le juge des référés ne renvoie pas la question soulevée au Conseil constitutionnel. Il soutient que, d'une part, il n'y a pas d'urgence justifiant l'intervention du juge des référés et, d'autre part, les dispositions contestées ne sont pas applicables au litige dès lors que la décision attaquée est fondée exclusivement sur la théorie des circonstances exceptionnelles.
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association " La Quadrature du Net ", la Ligue des droits de l'homme, M. D..., Mme B... et Mme A... et l'association " Mouvement Kanak ", et, d'autre part, le Premier ministre et le ministre de l'intérieur et des outre-mer ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 21 mai 2024, à 11 heures 30 :
- les représentants de l'association " La Quadrature du Net " ;
- les représentants de la Ligue des droits de l'homme ;
- le représentant de M. D..., Mme B... et Mme A... ;
- M. D... ;
- les représentantes de l'association " Mouvement Kanak " ;
- les représentants du Premier ministre ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a prolongé l'instruction jusqu'au mercredi 22 mai 2024 à 12 heures ;
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule,
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code pénal ;
- la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
- le code de justice administrative ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 22 mai 2024, présentée par M D..., Mme B... et Mme A... ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l'instruction que depuis le 13 mai dernier la Nouvelle-Calédonie connaît de très graves troubles à l'ordre public et des affrontements très violents du fait de groupe de personnes armées, qui se sont traduits par des attaques et destructions de bâtiments publics, d'infrastructures et de commerces. Les transports et les services publics sont paralysés, l'alimentation de la population menacée. Des habitations privées ont également fait l'objet d'attaques et d'incendies criminels. A ce jour, le bilan humains est de six morts et plus de 170 blessés. Eu égard à la gravité des atteintes portées à l'ordre et à la sécurité publics, le Président de la République, par décret du 15 mai 2024, a déclaré l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. Dès la veille, soit le 14 mai 2024, décision a été prise de bloquer l'accès de la population de Nouvelle-Calédonie au réseau social " TikTok ". L'association " La Quadrature du net ", la Ligue des droits de l'homme, M D... et autres demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre cette décision et d'enjoindre à la reprise du réseau social " TikTok ". Le président du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a transmis au Conseil d'Etat par ordonnance la même demande présentée à ce tribunal par la Ligue des droits de l'homme. Il y a lieu de joindre ces demandes pour y statuer par une même ordonnance.
Sur l'intervention :
2. Eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, l'association " Mouvement Kanak " justifie d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la demande présentée par la Ligue des droits de l'Homme sous le n° 494328. Son intervention est, par suite, recevable.
Sur la procédure applicable :
3. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".
4. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et qu'elle soit nouvelle ou présente un caractère sérieux. L'article 23-3 de cette ordonnance prévoit qu'une juridiction saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité " peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires " et qu'elle peut statuer " sans attendre la décision relative à la question prioritaire de constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu'elle statue dans un délai déterminé ou en urgence ".
5. Il résulte de la combinaison de ces dispositions qu'une question prioritaire de constitutionnalité peut être soulevée devant le juge administratif des référés statuant en première instance, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Le juge des référés peut cependant, lorsqu'il rejette la demande qui lui est soumise pour incompétence de la juridiction administrative, irrecevabilité ou défaut d'urgence, décider de ne pas transmettre la question prioritaire de constitutionnalité ainsi soulevée.
Sur la demande en référé et la question prioritaire de constitutionnalité :
6. L'intervention du juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, est subordonnée à la réunion de deux conditions tenant, d'une part, à une situation d'urgence justifiant l'intervention du juge dans les plus brefs délais, et, d'autre part, à l'existence d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
7. S'agissant de la condition de l'urgence, il appartient à toute personne demandant au juge administratif d'ordonner des mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative de justifier des circonstances particulières caractérisant la nécessité pour elle de bénéficier à très bref délai d'une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de cet article. Il revient au juge des référés d'apprécier, au vu des éléments que lui soumet le requérant comme de l'ensemble des circonstances de l'espèce, si la condition d'urgence particulière requise par cet article est satisfaite, en prenant en compte la situation du requérant et les intérêts qu'il entend défendre mais aussi l'intérêt public qui s'attache à l'exécution des mesures prises par l'administration.
8. Ainsi qu'il est dit au point 1, la Nouvelle-Calédonie connaît, depuis le 13 mai dernier, de très graves troubles à l'ordre public et il résulte de l'instruction que la mesure contestée a été prise en raison de l'utilisation du réseau social en cause dans le cadre des actions décrites à ce même point 1.
9. Il résulte de l'instruction que les requérants n'apportent aucun élément permettant de caractériser l'urgence à l'intervention du juge des référés sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, et se bornent à soutenir que l'atteinte portée par la décision attaquée aux libertés d'expression, de communication, d'accéder à des services de communication en ligne, de la presse et au pluralisme d'expression des courants de pensées et d'opinions, eu égard à sa gravité, constitue en elle-même une situation d'urgence. Cependant, ainsi qu'il a été rappelé au point 7, l'atteinte à une liberté fondamentale ne saurait suffire pour caractériser une situation d'urgence. Les requérants ont certes soutenu à l'audience que, eu égard à la gravité de l'atteinte portée à ces libertés fondamentales par la décision attaquée et compte tenu de sa nature, le juge des référés devrait retenir une présomption d'urgence. Mais il résulte de l'instruction que la décision contestée porte sur le blocage d'un seul réseau social sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, l'ensemble des autres réseaux sociaux et moyens de communication, la presse, les télévisions et radios n'étant en rien affectés et que cette mesure de blocage doit prendre fin dans de très brefs délais, le gouvernement s'étant engagé, dans le dernier état de ses écritures, à lever immédiatement la mesure dès que les troubles l'ayant justifiée cesseront. Ainsi, compte tenu, d'une part, de l'absence de justification par les requérants de ce que la condition d'urgence serait satisfaite, d'autre part, du caractère limité et temporaire de la mesure, enfin, de l'intérêt public qui s'attache au rétablissement de la sécurité et de la tranquillité publiques, le gouvernement faisant valoir que le blocage de ce réseau social a contribué à la baisse des tensions, la condition d'urgence ne peut être regardée comme remplie.
10. Il résulte de ce qui précède que les demandes des requérants tendant à la suspension de la mesure de blocage du réseau social " TikTok " sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie et à ce qu'il soit enjoint au Premier ministre de permettre une reprise immédiate de son fonctionnement ne peuvent, en l'état de l'instruction, qu'être rejetées pour défaut d'urgence. Par suite, et en tout état de cause, il n'y a pas lieu, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur leur caractère nouveau ou sérieux, de renvoyer au Conseil constitutionnel les questions de la conformité à la Constitution des dispositions du II de l'article 11de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention de l'association " Mouvement Kanak " est admise sous le n° 494328.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel les questions prioritaires de constitutionnalité soulevées par l'association " La Quadrature du Net " et la Ligue des droits de l'homme.
Article 3 : Les demandes de l'association " La Quadrature du Net ", de la Ligue des droits de l'homme et de M. D... et autres sont rejetées.
Article 4 : Les conclusions présentées sous le n° 494328 par l'association " Mouvement Kanak " au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association " La Quadrature du Net ", à la Ligue des droits de l'homme, à M. F... D..., Mme C... B... et Mme E... A..., à l'association " Mouvement Kanak " ainsi qu'au Premier ministre.
Copie en sera adressée au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Fait à Paris, le 23 mai 2024
Signé : Rémy Schwartz