Conseil d'État
N° 491232
ECLI:FR:CECHR:2024:491232.20240425
Mentionné aux tables du recueil Lebon
2ème - 7ème chambres réunies
M. Jacques-Henri Stahl, président
M. Benoît Delaunay, rapporteur
M. Clément Malverti, rapporteur public
Lecture du jeudi 25 avril 2024
Vu la procédure suivante :
Par une requête et deux nouveaux mémoires, enregistrés le 26 janvier et les 8 et 29 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association des avocats Elena France, l'association Groupe Accueil et Solidarités, le Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et la Ligue des droits de l'Homme demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision de refus implicite du 28 septembre 2023 du ministre de l'intérieur et des outre-mer et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères de prendre les mesures d'organisation nécessaires à l'instruction des demandes de réunification familiale introduites par les membres de famille de réfugiés soudanais ;
2°) d'enjoindre aux ministres d'adapter la procédure d'examen des demandes de réunification familiale, en édictant toute mesure permettant le traitement et la délivrance des visas par toute modalité concrètement adaptée à la situation actuelle des ressortissants soudanais ayant vocation à bénéficier de la réunification familiale, notamment par la mise en place d'une procédure dématérialisée dès lors qu'il est impossible de formuler une demande en personne, dans un délai de 8 jours à compter de la décision à intervenir, sous astreinte de 200 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le décret n° 2008-1176 du 13 novembre 2008 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Benoît Delaunay, conseiller d'Etat ;
- les conclusions de M. Clément Malverti, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de l'association des avocats Elena France, de l'association Groupe Accueil et Solidarités, du GISTI, de la Ligue des droits de l'Homme et de l'association La Cimade ;
Considérant ce qui suit :
1. Par deux courriers du 12 juin 2023, la coordination française pour le droit d'asile, dont sont membres les associations requérantes, a saisi le ministre de l'intérieur et des outre-mer et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères à propos du traitement des demandes de visas au titre de la réunification familiale des membres des familles des personnes soudanaises protégées en France. Elles demandent l'annulation du refus implicite né du silence conservé par l'administration sur cette demande, lequel présente, contrairement à ce que soutient le ministre de l'intérieur et des outre-mer, le caractère d'une décision susceptible de recours.
Sur l'intervention de la Cimade :
2. Eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, l'association La Cimade justifie d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête. Son intervention est, par suite, recevable.
Sur le cadre juridique applicable aux demandes de visas pour réunification familiale :
3. Aux termes de l'article 5 de la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial : " 1. Les États membres déterminent si, aux fins de l'exercice du droit au regroupement familial, une demande d'entrée et de séjour doit être introduite auprès des autorités compétentes de l'État membre concerné soit par le regroupant, soit par les membres de la famille. / 2. La demande est accompagnée de pièces justificatives prouvant les liens familiaux et le respect des conditions prévues aux articles 4 et 6 et, le cas échéant, aux articles 7 et 8, ainsi que de copies certifiées conformes des documents de voyage des membres de la famille. Le cas échéant, pour obtenir la preuve de l'existence de liens familiaux, les États membres peuvent procéder à des entretiens avec le regroupant et les membres de sa famille et à toute enquête jugée nécessaire. (...) / 3. La demande est introduite et examinée alors que les membres de la famille résident à l'extérieur du territoire de l'État membre dans lequel le regroupant réside. (...) / 4. Dès que possible, et en tout état de cause au plus tard neuf mois après la date du dépôt de la demande, les autorités compétentes de l'État membre notifient par écrit à la personne qui a déposé la demande la décision la concernant. Dans des cas exceptionnels liés à la complexité de l'examen de la demande, le délai visé au premier alinéa peut être prorogé. La décision de rejet de la demande est dûment motivée (...) ".
4. La Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit, par son arrêt du 18 avril 2023, Afrin (C-1/23), que " l'article 5 de la directive [2003/86/CE], lu en combinaison avec l'article 7 ainsi qu'avec l'article 24, paragraphes 2 et 3, de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une règlementation nationale qui requiert, aux fins de l'introduction d'une demande d'entrée et de séjour au titre du regroupement familial, que les membres de la famille du regroupant, en particulier d'un réfugié reconnu, se rendent personnellement au poste diplomatique ou consulaire d'un Etat membre compétent pour le lieu de leur résidence ou de leur séjour à l'étranger, y compris dans une situation dans laquelle il leur est impossible ou excessivement difficile de se rendre à ce poste, sans préjudice de la possibilité pour cet Etat membre d'exiger la comparution personnelle de ces membres à un stade ultérieur de la procédure de demande de regroupement familial ".
5. L'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui a transposé la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003, dispose que : " Sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, le ressortissant étranger qui s'est vu reconnaître la qualité de réfugié ou qui a obtenu le bénéfice de la protection subsidiaire peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint, au titre de la réunification familiale : / 1° Par son conjoint ou le partenaire avec lequel il est lié par une union civile, âgé d'au moins dix-huit ans, si le mariage ou l'union civile est antérieur à la date d'introduction de sa demande d'asile ; / 2° Par son concubin, âgé d'au moins dix-huit ans, avec lequel il avait, avant la date d'introduction de sa demande d'asile, une vie commune suffisamment stable et continue ; / 3° Par les enfants non mariés du couple, n'ayant pas dépassé leur dix-neuvième anniversaire. / (...) ". Aux termes de l'article L. 561-4 du même code : " La réunification familiale n'est pas soumise à des conditions de durée préalable de séjour régulier, de ressources ou de logement. " Aux termes de l'article L. 561-5 du même code : " Les membres de la famille d'un réfugié ou d'un bénéficiaire de la protection subsidiaire sollicitent, pour entrer en France, un visa d'entrée pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois auprès des autorités diplomatiques et consulaires, qui statuent sur cette demande dans les meilleurs délais. Ils produisent pour cela les actes de l'état civil justifiant de leur identité et des liens familiaux avec le réfugié ou le bénéficiaire de la protection subsidiaire (...) ".
6. Enfin, en vertu de l'article R. 312-1 du même code, la personne qui sollicite la délivrance d'un visa est tenue de produire une photographie d'identité et de se prêter au relevé de ses empreintes digitales aux fins d'enregistrement dans le traitement automatisé mentionné au 1° de l'article L. 142-1. Selon l'article R. 561-1 de ce code, la demande de réunification familiale est engagée par la demande de visa des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire et doit être déposée auprès de l'autorité diplomatique ou consulaire dans la circonscription de laquelle ces personnes résident. L'article R. 561-2 prévoit que l'autorité diplomatique ou consulaire à qui sont communiqués les justificatifs d'identité et les preuves des liens familiaux des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire doit enregistrer les demandes de visa au réseau mondial des visas et délivrer sans délai une attestation de dépôt de ces demandes. Si elle estime nécessaire de procéder à la vérification d'actes d'état civil produits, elle doit effectuer ces vérifications dès le dépôt de la demande et en informer le demandeur.
7. Aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe ne fixe de délai déterminé dans lequel l'autorité consulaire serait tenue de recevoir l'étranger désireux d'obtenir un visa au titre de la réunification familiale. Notamment, les dispositions de l'article L. 561-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile énoncent seulement que les autorités diplomatiques et consulaires doivent statuer sur les demandes de visa de réunification " dans les meilleurs délais ".
8. Toutefois, le droit pour les réfugiés et titulaires de la protection subsidiaire de faire venir auprès d'eux leur conjoint et leurs enfants âgés de moins de dix-neuf ans implique que ceux-ci puissent solliciter et, sous réserve de motifs d'ordre public et à condition que leur lien de parenté soit établi, obtenir un visa d'entrée et de long séjour en France. Eu égard aux conséquences qu'emporte la délivrance d'un visa tant sur la situation du réfugié ou bénéficiaire de la protection subsidiaire que sur celle de son conjoint et ses enfants demeurés à l'étranger, notamment sur leur droit de mener une vie familiale normale, il incombe à l'autorité consulaire saisie d'une demande de visa au titre de la réunification familiale, accompagnée des justificatifs d'identité et des preuves des liens familiaux des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire, de convoquer ces personnes afin de procéder, notamment, aux relevés de leurs empreintes digitales, puis à l'enregistrement de leurs demandes dans un délai raisonnable. Il incombe par conséquent aux autorités compétentes de prendre les mesures nécessaires pour permettre aux membres des familles de réfugiés ou de bénéficiaires de la protection subsidiaire en France de faire enregistrer leurs demandes de visa dans un délai raisonnable.
9. Lorsque l'autorité consulaire, saisie d'une demande de visa au titre de la réunification familiale, s'abstient de convoquer l'intéressé pendant deux mois, celui-ci peut déférer au juge de l'excès de pouvoir la décision implicite de refus de le convoquer, qui en appréciera la légalité au regard des circonstances prévalant à la date de sa décision.
Sur les conclusions de la requête :
10. L'effet utile de l'annulation pour excès de pouvoir du refus opposé à la demande des requérants de prendre toute mesure d'organisation des services consulaires permettant l'enregistrement et l'instruction rapides des demandes de visa présentées par des membres de famille de réfugiés soudanais en France réside dans l'obligation, que le juge peut prescrire d'office en vertu des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l'autorité compétente, de prendre les mesures jugées nécessaires tout en laissant aux autorités compétentes le soin de déterminer, parmi les mesures juridiques, financières, techniques ou d'organisation qui sont susceptibles d'être prises, celles qui sont les mieux à même d'assurer le respect des obligations qui leur incombent. Il s'ensuit que s'il estime, à la date de sa décision, que de telles mesure ont été prises, le juge de l'excès de pouvoir constate que la demande est devenue sans objet et qu'il n'y a, dès lors, plus lieu d'y statuer.
Sur le litige :
11. Il ressort des pièces du dossier que la situation au Soudan, marquée par une grande instabilité depuis 2003, s'est notablement aggravée au printemps 2023 en raison en particulier d'un nouveau conflit armé entre l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide, qui s'étend dans de nombreuses régions du pays. Cette situation a conduit les autorités françaises à fermer, le 24 avril 2023, l'ambassade de France à Khartoum. Pour remédier aux difficultés résultant de cette fermeture, il ressort des pièces du dossier que, ainsi que le permet l'article 1er du décret du 13 novembre 2008 relatif aux attributions en matière de visas, les demandes de visas de réunification familiale émanant des ressortissants soudanais, qui peuvent être présentées par courrier électronique ou par la voie d'internet, peuvent être déposées dans des postes consulaires en dehors du Soudan et que ces postes consulaires sont tenus d'enregistrer et d'instruire les demandes sans que puisse leur être opposée l'irrégularité du séjour du demandeur dans le pays de dépôt de la demande. En outre, les demandes en cours de traitement à Khartoum ont été transférées, pour y être traitées, dans les postes voisins.
12. En raison de l'insécurité et des affrontements dans une grande partie du Soudan comme de la situation des différents pays de la région et des décisions prises par les autorités de ces Etats, dont il n'appartient pas au Conseil d'Etat de connaître, les membres des familles des réfugiés ou bénéficiaires de la protection subsidiaire soudanais en France peuvent faire face à d'importantes difficultés pour se rendre dans un poste consulaire français afin d'y déposer leur dossier et sont conduites à devoir déposer leurs demandes dans les postes consulaires français de pays voisins. Ces difficultés ne résultent pas du fonctionnement des services consulaires français et, eu égard aux impératifs d'authentification et de sécurité qui s'imposent pour la délivrance des visas, les ministres ont pu légalement retenir que la présentation personnelle des demandeurs aux postes consulaires dans le cadre de l'instruction des demandes de visas demeurait nécessaire. Toutefois, dans les circonstances exceptionnelles qui caractérisent la situation actuelle au Soudan, il ne ressort pas des pièces du dossier que les ministres aient, à la date de la présente décision, pris l'ensemble des mesures à leur disposition pour faciliter et accélérer l'instruction des demandes de visas présentées par les membres de la famille des réfugiés soudanais afin qu'il puisse y être répondu dans un délai raisonnable, notamment en accordant une priorité au traitement de ces demandes, en aménageant le dispositif de prise de rendez-vous dans les postes consulaires ou en procédant aux vérifications d'identité et de sécurité non au stade initial du dépôt de la demande mais au cours de l'instruction de celle-ci.
13. Il résulte de ce qui précède que les associations requérantes sont fondées à demander l'annulation du refus opposé à leur demande par le ministre de l'intérieur et des outre-mer et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
14. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. (...) ".
15. L'annulation prononcée par la présente décision implique nécessairement que le ministre de l'intérieur et des outre-mer et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères prennent les mesures, qu'il leur appartient de déterminer, permettant l'instruction et le traitement, dans un délai raisonnable, des demandes de visas des membres soudanais des familles de réfugiés ou de bénéficiaires de la protection subsidiaire en France. Il y a lieu de leur enjoindre de prendre de telles mesures dans un délai de trois mois, sans qu'il soit à ce stade nécessaire d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
16. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme globale de 3 000 euros à l'association des avocats Elena France, l'association Groupe Accueil et Solidarités, au Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et à la Ligue des droits de l'Homme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'intervention de la Cimade est admise.
Article 2 : La décision implicite du ministre de l'intérieur et des outre-mer et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères est annulée.
Article 3 : Il est enjoint aux ministres de l'intérieur et des outre-mer et de l'Europe et des affaires étrangères de prendre, dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision, les mesures permettant l'instruction et le traitement, dans un délai raisonnable, des demandes de visas des membres soudanais des familles de réfugiés ou de bénéficiaires de la protection subsidiaire en France.
Article 4 : L'Etat versera à l'association des avocats Elena France, l'association Groupe Accueil et Solidarités, au Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et à la Ligue des droits de l'Homme la somme globale de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à l'association des avocats Elena France, désignée représentante unique, à la Cimade, au ministre de l'intérieur et des outre-mer et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Délibéré à l'issue de la séance du 5 avril 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Nicolas Boulouis, M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; Mme Anne Courrèges, M. Gilles Pellissier, M. Jean-Yves Ollier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, M. Pascal Trouilly, conseillers d'Etat et M. Benoît Delaunay, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 25 avril 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Benoît Delaunay
La secrétaire :
Signé : Mme Eliane Evrard
N° 491232
ECLI:FR:CECHR:2024:491232.20240425
Mentionné aux tables du recueil Lebon
2ème - 7ème chambres réunies
M. Jacques-Henri Stahl, président
M. Benoît Delaunay, rapporteur
M. Clément Malverti, rapporteur public
Lecture du jeudi 25 avril 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête et deux nouveaux mémoires, enregistrés le 26 janvier et les 8 et 29 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association des avocats Elena France, l'association Groupe Accueil et Solidarités, le Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et la Ligue des droits de l'Homme demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision de refus implicite du 28 septembre 2023 du ministre de l'intérieur et des outre-mer et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères de prendre les mesures d'organisation nécessaires à l'instruction des demandes de réunification familiale introduites par les membres de famille de réfugiés soudanais ;
2°) d'enjoindre aux ministres d'adapter la procédure d'examen des demandes de réunification familiale, en édictant toute mesure permettant le traitement et la délivrance des visas par toute modalité concrètement adaptée à la situation actuelle des ressortissants soudanais ayant vocation à bénéficier de la réunification familiale, notamment par la mise en place d'une procédure dématérialisée dès lors qu'il est impossible de formuler une demande en personne, dans un délai de 8 jours à compter de la décision à intervenir, sous astreinte de 200 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le décret n° 2008-1176 du 13 novembre 2008 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Benoît Delaunay, conseiller d'Etat ;
- les conclusions de M. Clément Malverti, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de l'association des avocats Elena France, de l'association Groupe Accueil et Solidarités, du GISTI, de la Ligue des droits de l'Homme et de l'association La Cimade ;
Considérant ce qui suit :
1. Par deux courriers du 12 juin 2023, la coordination française pour le droit d'asile, dont sont membres les associations requérantes, a saisi le ministre de l'intérieur et des outre-mer et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères à propos du traitement des demandes de visas au titre de la réunification familiale des membres des familles des personnes soudanaises protégées en France. Elles demandent l'annulation du refus implicite né du silence conservé par l'administration sur cette demande, lequel présente, contrairement à ce que soutient le ministre de l'intérieur et des outre-mer, le caractère d'une décision susceptible de recours.
Sur l'intervention de la Cimade :
2. Eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, l'association La Cimade justifie d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête. Son intervention est, par suite, recevable.
Sur le cadre juridique applicable aux demandes de visas pour réunification familiale :
3. Aux termes de l'article 5 de la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial : " 1. Les États membres déterminent si, aux fins de l'exercice du droit au regroupement familial, une demande d'entrée et de séjour doit être introduite auprès des autorités compétentes de l'État membre concerné soit par le regroupant, soit par les membres de la famille. / 2. La demande est accompagnée de pièces justificatives prouvant les liens familiaux et le respect des conditions prévues aux articles 4 et 6 et, le cas échéant, aux articles 7 et 8, ainsi que de copies certifiées conformes des documents de voyage des membres de la famille. Le cas échéant, pour obtenir la preuve de l'existence de liens familiaux, les États membres peuvent procéder à des entretiens avec le regroupant et les membres de sa famille et à toute enquête jugée nécessaire. (...) / 3. La demande est introduite et examinée alors que les membres de la famille résident à l'extérieur du territoire de l'État membre dans lequel le regroupant réside. (...) / 4. Dès que possible, et en tout état de cause au plus tard neuf mois après la date du dépôt de la demande, les autorités compétentes de l'État membre notifient par écrit à la personne qui a déposé la demande la décision la concernant. Dans des cas exceptionnels liés à la complexité de l'examen de la demande, le délai visé au premier alinéa peut être prorogé. La décision de rejet de la demande est dûment motivée (...) ".
4. La Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit, par son arrêt du 18 avril 2023, Afrin (C-1/23), que " l'article 5 de la directive [2003/86/CE], lu en combinaison avec l'article 7 ainsi qu'avec l'article 24, paragraphes 2 et 3, de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une règlementation nationale qui requiert, aux fins de l'introduction d'une demande d'entrée et de séjour au titre du regroupement familial, que les membres de la famille du regroupant, en particulier d'un réfugié reconnu, se rendent personnellement au poste diplomatique ou consulaire d'un Etat membre compétent pour le lieu de leur résidence ou de leur séjour à l'étranger, y compris dans une situation dans laquelle il leur est impossible ou excessivement difficile de se rendre à ce poste, sans préjudice de la possibilité pour cet Etat membre d'exiger la comparution personnelle de ces membres à un stade ultérieur de la procédure de demande de regroupement familial ".
5. L'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui a transposé la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003, dispose que : " Sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, le ressortissant étranger qui s'est vu reconnaître la qualité de réfugié ou qui a obtenu le bénéfice de la protection subsidiaire peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint, au titre de la réunification familiale : / 1° Par son conjoint ou le partenaire avec lequel il est lié par une union civile, âgé d'au moins dix-huit ans, si le mariage ou l'union civile est antérieur à la date d'introduction de sa demande d'asile ; / 2° Par son concubin, âgé d'au moins dix-huit ans, avec lequel il avait, avant la date d'introduction de sa demande d'asile, une vie commune suffisamment stable et continue ; / 3° Par les enfants non mariés du couple, n'ayant pas dépassé leur dix-neuvième anniversaire. / (...) ". Aux termes de l'article L. 561-4 du même code : " La réunification familiale n'est pas soumise à des conditions de durée préalable de séjour régulier, de ressources ou de logement. " Aux termes de l'article L. 561-5 du même code : " Les membres de la famille d'un réfugié ou d'un bénéficiaire de la protection subsidiaire sollicitent, pour entrer en France, un visa d'entrée pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois auprès des autorités diplomatiques et consulaires, qui statuent sur cette demande dans les meilleurs délais. Ils produisent pour cela les actes de l'état civil justifiant de leur identité et des liens familiaux avec le réfugié ou le bénéficiaire de la protection subsidiaire (...) ".
6. Enfin, en vertu de l'article R. 312-1 du même code, la personne qui sollicite la délivrance d'un visa est tenue de produire une photographie d'identité et de se prêter au relevé de ses empreintes digitales aux fins d'enregistrement dans le traitement automatisé mentionné au 1° de l'article L. 142-1. Selon l'article R. 561-1 de ce code, la demande de réunification familiale est engagée par la demande de visa des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire et doit être déposée auprès de l'autorité diplomatique ou consulaire dans la circonscription de laquelle ces personnes résident. L'article R. 561-2 prévoit que l'autorité diplomatique ou consulaire à qui sont communiqués les justificatifs d'identité et les preuves des liens familiaux des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire doit enregistrer les demandes de visa au réseau mondial des visas et délivrer sans délai une attestation de dépôt de ces demandes. Si elle estime nécessaire de procéder à la vérification d'actes d'état civil produits, elle doit effectuer ces vérifications dès le dépôt de la demande et en informer le demandeur.
7. Aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe ne fixe de délai déterminé dans lequel l'autorité consulaire serait tenue de recevoir l'étranger désireux d'obtenir un visa au titre de la réunification familiale. Notamment, les dispositions de l'article L. 561-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile énoncent seulement que les autorités diplomatiques et consulaires doivent statuer sur les demandes de visa de réunification " dans les meilleurs délais ".
8. Toutefois, le droit pour les réfugiés et titulaires de la protection subsidiaire de faire venir auprès d'eux leur conjoint et leurs enfants âgés de moins de dix-neuf ans implique que ceux-ci puissent solliciter et, sous réserve de motifs d'ordre public et à condition que leur lien de parenté soit établi, obtenir un visa d'entrée et de long séjour en France. Eu égard aux conséquences qu'emporte la délivrance d'un visa tant sur la situation du réfugié ou bénéficiaire de la protection subsidiaire que sur celle de son conjoint et ses enfants demeurés à l'étranger, notamment sur leur droit de mener une vie familiale normale, il incombe à l'autorité consulaire saisie d'une demande de visa au titre de la réunification familiale, accompagnée des justificatifs d'identité et des preuves des liens familiaux des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire, de convoquer ces personnes afin de procéder, notamment, aux relevés de leurs empreintes digitales, puis à l'enregistrement de leurs demandes dans un délai raisonnable. Il incombe par conséquent aux autorités compétentes de prendre les mesures nécessaires pour permettre aux membres des familles de réfugiés ou de bénéficiaires de la protection subsidiaire en France de faire enregistrer leurs demandes de visa dans un délai raisonnable.
9. Lorsque l'autorité consulaire, saisie d'une demande de visa au titre de la réunification familiale, s'abstient de convoquer l'intéressé pendant deux mois, celui-ci peut déférer au juge de l'excès de pouvoir la décision implicite de refus de le convoquer, qui en appréciera la légalité au regard des circonstances prévalant à la date de sa décision.
Sur les conclusions de la requête :
10. L'effet utile de l'annulation pour excès de pouvoir du refus opposé à la demande des requérants de prendre toute mesure d'organisation des services consulaires permettant l'enregistrement et l'instruction rapides des demandes de visa présentées par des membres de famille de réfugiés soudanais en France réside dans l'obligation, que le juge peut prescrire d'office en vertu des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l'autorité compétente, de prendre les mesures jugées nécessaires tout en laissant aux autorités compétentes le soin de déterminer, parmi les mesures juridiques, financières, techniques ou d'organisation qui sont susceptibles d'être prises, celles qui sont les mieux à même d'assurer le respect des obligations qui leur incombent. Il s'ensuit que s'il estime, à la date de sa décision, que de telles mesure ont été prises, le juge de l'excès de pouvoir constate que la demande est devenue sans objet et qu'il n'y a, dès lors, plus lieu d'y statuer.
Sur le litige :
11. Il ressort des pièces du dossier que la situation au Soudan, marquée par une grande instabilité depuis 2003, s'est notablement aggravée au printemps 2023 en raison en particulier d'un nouveau conflit armé entre l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide, qui s'étend dans de nombreuses régions du pays. Cette situation a conduit les autorités françaises à fermer, le 24 avril 2023, l'ambassade de France à Khartoum. Pour remédier aux difficultés résultant de cette fermeture, il ressort des pièces du dossier que, ainsi que le permet l'article 1er du décret du 13 novembre 2008 relatif aux attributions en matière de visas, les demandes de visas de réunification familiale émanant des ressortissants soudanais, qui peuvent être présentées par courrier électronique ou par la voie d'internet, peuvent être déposées dans des postes consulaires en dehors du Soudan et que ces postes consulaires sont tenus d'enregistrer et d'instruire les demandes sans que puisse leur être opposée l'irrégularité du séjour du demandeur dans le pays de dépôt de la demande. En outre, les demandes en cours de traitement à Khartoum ont été transférées, pour y être traitées, dans les postes voisins.
12. En raison de l'insécurité et des affrontements dans une grande partie du Soudan comme de la situation des différents pays de la région et des décisions prises par les autorités de ces Etats, dont il n'appartient pas au Conseil d'Etat de connaître, les membres des familles des réfugiés ou bénéficiaires de la protection subsidiaire soudanais en France peuvent faire face à d'importantes difficultés pour se rendre dans un poste consulaire français afin d'y déposer leur dossier et sont conduites à devoir déposer leurs demandes dans les postes consulaires français de pays voisins. Ces difficultés ne résultent pas du fonctionnement des services consulaires français et, eu égard aux impératifs d'authentification et de sécurité qui s'imposent pour la délivrance des visas, les ministres ont pu légalement retenir que la présentation personnelle des demandeurs aux postes consulaires dans le cadre de l'instruction des demandes de visas demeurait nécessaire. Toutefois, dans les circonstances exceptionnelles qui caractérisent la situation actuelle au Soudan, il ne ressort pas des pièces du dossier que les ministres aient, à la date de la présente décision, pris l'ensemble des mesures à leur disposition pour faciliter et accélérer l'instruction des demandes de visas présentées par les membres de la famille des réfugiés soudanais afin qu'il puisse y être répondu dans un délai raisonnable, notamment en accordant une priorité au traitement de ces demandes, en aménageant le dispositif de prise de rendez-vous dans les postes consulaires ou en procédant aux vérifications d'identité et de sécurité non au stade initial du dépôt de la demande mais au cours de l'instruction de celle-ci.
13. Il résulte de ce qui précède que les associations requérantes sont fondées à demander l'annulation du refus opposé à leur demande par le ministre de l'intérieur et des outre-mer et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
14. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. (...) ".
15. L'annulation prononcée par la présente décision implique nécessairement que le ministre de l'intérieur et des outre-mer et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères prennent les mesures, qu'il leur appartient de déterminer, permettant l'instruction et le traitement, dans un délai raisonnable, des demandes de visas des membres soudanais des familles de réfugiés ou de bénéficiaires de la protection subsidiaire en France. Il y a lieu de leur enjoindre de prendre de telles mesures dans un délai de trois mois, sans qu'il soit à ce stade nécessaire d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
16. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme globale de 3 000 euros à l'association des avocats Elena France, l'association Groupe Accueil et Solidarités, au Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et à la Ligue des droits de l'Homme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de la Cimade est admise.
Article 2 : La décision implicite du ministre de l'intérieur et des outre-mer et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères est annulée.
Article 3 : Il est enjoint aux ministres de l'intérieur et des outre-mer et de l'Europe et des affaires étrangères de prendre, dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision, les mesures permettant l'instruction et le traitement, dans un délai raisonnable, des demandes de visas des membres soudanais des familles de réfugiés ou de bénéficiaires de la protection subsidiaire en France.
Article 4 : L'Etat versera à l'association des avocats Elena France, l'association Groupe Accueil et Solidarités, au Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et à la Ligue des droits de l'Homme la somme globale de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à l'association des avocats Elena France, désignée représentante unique, à la Cimade, au ministre de l'intérieur et des outre-mer et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Délibéré à l'issue de la séance du 5 avril 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Nicolas Boulouis, M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; Mme Anne Courrèges, M. Gilles Pellissier, M. Jean-Yves Ollier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, M. Pascal Trouilly, conseillers d'Etat et M. Benoît Delaunay, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 25 avril 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Benoît Delaunay
La secrétaire :
Signé : Mme Eliane Evrard