Conseil d'État
N° 461576
ECLI:FR:CECHR:2023:461576.20230412
Mentionné aux tables du recueil Lebon
7ème - 2ème chambres réunies
Mme Elise Adevah-Poeuf, rapporteur
M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public
SCP FOUSSARD, FROGER ; CABINET FRANÇOIS PINET, avocats
Lecture du mercredi 12 avril 2023
Vu la procédure suivante :
La société Art et Build Architectes a demandé au tribunal administratif de Strasbourg, d'une part, à titre principal, d'ordonner la reprise des relations contractuelles du marché de maîtrise d'oeuvre conclu avec les Hôpitaux civils de Colmar pour l'opération de construction du pôle " femme mère-enfant " et du nouveau bâtiment technique et de condamner les Hôpitaux civils de Colmar à lui verser la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice causé par la non-exécution du marché à compter du 6 juillet 2015 ou, à titre subsidiaire, de les condamner à lui verser la somme de 496 900,41 euros hors taxes en réparation des préjudices subis du fait de la résiliation fautive de son contrat et, d'autre part, de les condamner à lui verser la somme de 804 545,31 euros toutes taxes comprises au titre du solde du marché résilié, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation. Par un jugement n°s 1505047, 1601379 du 6 juillet 2018, le tribunal administratif de Strasbourg a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande de reprise des relations contractuelles, rejeté comme étant portée devant un ordre de juridiction incompétent la demande tendant à la réparation des atteintes portées au droit de propriété intellectuelle et rejeté le surplus des demandes de la société Art et Build Architectes.
Par un arrêt n° 18NC02425 du 28 décembre 2021, la cour administrative d'appel de Nancy a, sur appel de la société Art et Build Architectes, annulé ce jugement en tant qu'il a rejeté sa demande tendant au paiement du solde du décompte de résiliation du marché en litige puis rejeté cette demande et le surplus des conclusions des parties.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 16 février, 17 mai, 21 juin 2022 et 1er février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Art et Build Architectes demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) de mettre à la charge des Hôpitaux civils de Colmar la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 ;
- le décret n° 93-1268 du 29 novembre 1993 ;
- l'arrêté du 16 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de prestations intellectuelles ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Elise Adevah-Poeuf, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, au cabinet Pinet, avocat de la société Art et Build Architectes et à la SCP Foussard, Froger, avocat des Hôpitaux civils de Colmar ;
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que par un acte d'engagement signé le 13 août 2012, les Hôpitaux civils de Colmar ont confié le marché de maîtrise d'oeuvre de l'opération de construction d'un pôle " femme-mère-enfant " et d'un nouveau bâtiment médicotechnique à un groupement momentané d'entreprises solidaires composé de la société Art et Build Architectes, mandataire du groupement, et des sociétés B+B, OTE et Gamba. Le 6 juillet 2015, la directrice des Hôpitaux civils de Colmar a résilié ce marché à l'égard de la seule société Art et Build pour faute, à ses frais et risques. Par un avenant au marché de maîtrise d'oeuvre signé le 27 juillet 2015, les Hôpitaux civils de Colmar ont confié, d'une part, à la société B+ B la mission de mandataire et, d'autre part, aux sociétés B+B et OTE les éléments de mission de base et optionnels inachevés par la société Art et Build, celle-ci étant appelée à supporter le coût de ceux-ci dans le cadre de ce marché de substitution. Le 3 septembre 2015, celle-ci a contesté cette résiliation et a demandé, à titre subsidiaire, la réparation des préjudices subis. Le lendemain, elle a introduit devant le tribunal administratif de Strasbourg un recours en contestation de validité de la résiliation. A la suite du rejet le 2 octobre 2015 par les Hôpitaux civils de Colmar de sa réclamation du 3 septembre 2015, la société Art et Build a mis en demeure la personne publique de lui notifier le décompte de résiliation du marché. En l'absence de réponse, par un mémoire en réclamation du 6 novembre 2015, elle a demandé aux Hôpitaux civils de Colmar de lui verser le solde de son contrat résilié. Cette demande n'ayant pas été satisfaite, elle a porté sa contestation devant le tribunal administratif de Strasbourg qui, par un jugement du 6 juillet 2018, a rejeté ses demandes. La société Art et Build se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 28 décembre 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Nancy a annulé ce jugement en tant qu'il avait rejeté sa demande tendant au paiement du solde du décompte de résiliation du marché conclu avec les Hôpitaux civils de Colmar, puis rejeté cette demande et le surplus de ses conclusions.
Sur la régularité de l'arrêt attaqué :
2. Aux termes de l'article R. 741-2 du code de justice administrative : " La décision (...) contient le nom des parties, l'analyse des conclusions et mémoires ainsi que les visas des dispositions législatives ou réglementaires dont elle fait application. (...) ". Ces dispositions ne font pas obligation aux juridictions de viser et d'analyser distinctement dans leurs décisions les mémoires de production de pièces transmis par les parties au litige qui ne contiennent ni conclusion ni moyen, ces pièces se trouvant visées par la mention finale: " Vu les autres pièces du dossier ". Le mémoire transmis par la société Art et Build Architectes à la cour administrative d'appel de Nancy et enregistré à son greffe le 20 octobre 2021 ne contenait que des notes de frais, à l'exclusion de toute conclusion ou moyen. Dès lors, la société Art et Build Architectes n'est pas fondée à soutenir que l'arrêt qu'elle attaque aurait été rendu selon une procédure irrégulière, faute pour l'arrêt attaqué de viser distinctement ce mémoire.
Sur le bien-fondé de l'arrêt attaqué :
En ce qui concerne la résiliation pour faute du contrat et ses conséquences :
3. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les Hôpitaux civils de Colmar ont estimé que deux motifs justifiaient la résiliation pour faute du marché de maîtrise d'oeuvre à l'égard de la société Art et Build : les manquements de la société à ses obligations contractuelles au titre de la mission " exécution et synthèse " et à ses obligations en matière de direction de l'exécution des contrats de travaux. La société requérante soutient que l'arrêt est entaché d'erreur de droit, de dénaturation des pièces du dossier et d'insuffisance de motivation en ce qu'il a retenu à sa charge ce second manquement contractuel, de nature à justifier la résiliation du marché.
4. Aux termes de l'article 9 du décret du 29 novembre 1993 relatif aux missions de maîtrise d'oeuvre confiées par des maîtres d'ouvrage publics à des prestataires de droit privé, applicable au litige : " La direction de l'exécution du ou des contrats de travaux a pour objet :/ a) De s'assurer que les documents d'exécution ainsi que les ouvrages en cours de réalisation respectent les dispositions des études effectuées ;/ b) De s'assurer que les documents qui doivent être produits par l'entrepreneur, en application du contrat de travaux ainsi que l'exécution des travaux sont conformes audit contrat ; /c) De délivrer tous ordres de service, établir tous procès-verbaux nécessaires à l'exécution du contrat de travaux, procéder aux constats contradictoires et organiser et diriger les réunions de chantier ; / (...) ".
5. Dès lors qu'eu égard aux difficultés rencontrées sur le chantier, la conduite de la mission " direction de l'exécution du contrat " qui avait été confiée par le contrat à la société Art and Build Architectes conformément, ainsi que l'a relevé la cour, à la définition que donnent de cette mission les dispositions mentionnées au point 4, impliquait nécessairement une adaptation de son organisation et de sa présence sur ce chantier, c'est sans erreur de droit ni dénaturation de la portée des stipulations de ce contrat que la cour, dont l'arrêt est suffisamment motivé sur ce point, a pu déduire de l'absence de réponse de cette société aux demandes formulées à ce titre par le maître d'ouvrage l'existence d'un manquement contractuel. Contrairement à ce qui est soutenu, la cour n'a pas considéré que ce manquement était à lui seul de nature à justifier la mesure de résiliation du marché en litige, mais a au contraire relevé que l'ensemble des manquements contractuels de la société, en particulier la faute commise dans l'exercice de la mission " exécution et synthèse ", étaient d'un degré de gravité suffisant pour justifier cette mesure.
6. En second lieu, il résulte des règles générales applicables aux contrats administratifs que l'acheteur public qui a vainement mis en demeure son cocontractant d'exécuter les prestations qu'il s'est engagé à réaliser conformément aux stipulations du contrat, dispose de la faculté de faire exécuter celles-ci, aux frais et risques de son cocontractant, par une entreprise tierce. La conclusion de marchés de substitution, destinée à surmonter l'inertie, les manquements ou la mauvaise foi du cocontractant lorsqu'ils entravent l'exécution d'un marché, est possible même en l'absence de toute stipulation du contrat le prévoyant expressément, en raison de l'intérêt général qui s'attache à l'exécution des prestations. La mise en oeuvre de cette mesure coercitive, qui peut porter sur une partie seulement des prestations objet du contrat et qui n'a pas pour effet de rompre le lien contractuel entre le pouvoir adjudicateur et son cocontractant, ne saurait être subordonnée à une résiliation préalable du contrat par l'acheteur public. La règle selon laquelle, même dans le silence du contrat, l'acheteur public peut recourir à des marchés de substitution aux frais et risques de son cocontractant revêt le caractère d'une règle d'ordre public.
7. Par ailleurs, même si le marché ne contient aucune clause à cet effet et, s'il contient de telles clauses, quelles que soient les hypothèses dans lesquelles elles prévoient qu'une résiliation aux torts exclusifs du titulaire est possible, il est toujours possible, pour le pouvoir adjudicateur, de prononcer une telle résiliation lorsque le titulaire du marché a commis une faute d'une gravité suffisante.
8. Il résulte de ce qui est dit aux points 6 et 7 que le moyen tiré de ce que la cour administrative d'appel de Nancy, après avoir estimé que la société Art and Build n'avait pas exécuté les prestations qu'elle s'était engagée à réaliser conformément aux stipulations du contrat et que ces manquements justifiaient la résiliation du contrat pour faute de cette dernière, aurait commis une erreur de droit en jugeant que les Hôpitaux civils de Colmar pouvaient recourir à un marché de substitution portant sur des prestations intellectuelles en l'absence de stipulations contractuelles l'y autorisant expressément ne peut qu'être écarté.
En ce qui concerne les pénalités de retard :
9. Les pénalités prévues par les clauses d'un contrat de la commande publique ont pour objet de réparer forfaitairement le préjudice qu'est susceptible de causer à l'acheteur le non-respect, par son cocontractant, de ses obligations contractuelles. Elles sont applicables au seul motif qu'une inexécution des obligations contractuelles est constatée et alors même que la personne publique n'aurait subi aucun préjudice ou que le montant des pénalités mises à la charge de son cocontractant qui résulte de leur application serait supérieur au préjudice subi.
10. Lorsqu'il est saisi d'un litige entre les parties à un contrat de la commande publique, le juge du contrat doit, en principe, appliquer les clauses relatives aux pénalités dont sont convenues les parties en signant le contrat. Il peut, à titre exceptionnel, saisi de conclusions en ce sens par une partie, modérer ou augmenter les pénalités résultant du contrat si elles atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire, eu égard au montant du marché ou aux recettes prévisionnelles de la concession, y inclus les subventions versées par l'autorité concédante, et compte tenu de la gravité de l'inexécution constatée.
11. Il résulte de ce qui précède que lorsque le titulaire du contrat saisit le juge de conclusions tendant à ce qu'il modère les pénalités mises à sa charge, il ne saurait utilement soutenir que le pouvoir adjudicateur n'a subi aucun préjudice ou que le préjudice qu'il a subi est inférieur au montant des pénalités mises à sa charge. Il lui appartient de fournir aux juges tous éléments, relatifs notamment aux pratiques observées pour des contrats comparables ou aux caractéristiques particulières du contrat en litige, de nature à établir dans quelle mesure ces pénalités présentent selon lui un caractère manifestement excessif. Au vu de l'argumentation des parties, il incombe au juge soit de rejeter les conclusions dont il est saisi en faisant application des clauses du contrat relatives aux pénalités, soit de rectifier le montant des pénalités mises à la charge du titulaire du contrat dans la seule mesure qu'impose la correction de leur caractère manifestement excessif.
12. Lorsqu'une convention, à laquelle le maître d'ouvrage est partie, fixe la part qui revient à chaque membre d'un groupement solidaire dans l'exécution d'une prestation, et lorsque le juge est saisi par l'un de ces membres de conclusions tendant à ce que soient modérées les pénalités mises à sa charge en raison des retards dans l'exécution de la part des prestations dont il avait la charge, il appartient au juge, pour apprécier leur caractère manifestement excessif eu égard au montant du marché, de prendre en compte la seule part de ce marché qui lui est attribuée en application de cette convention.
13. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la part revenant à chaque membre du groupement d'entreprises solidaires, composé des sociétés Art et Build Architectes, B+B, OTE et Gamba, a été déterminée par une annexe à l'acte d'engagement, signée par le directeur des Hôpitaux civils de Colmar. Par suite, en prenant en compte la totalité du montant du marché pour calculer la part de ce marché que représentaient les pénalités infligées à la société Art et Build Architectes et non la seule part de ce marché attribuée à cette dernière, la cour administrative d'appel de Nancy, qui n'était saisie que des conclusions présentées par cette dernière société et tendant à ce que soient modérées les pénalités mises à sa charge par les Hôpitaux civils de Colmar en raison des retards dans l'exécution de la part des prestations dont elle avait la charge, a commis une erreur de droit.
14. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi relatif aux pénalités, que la société Art et Build Architectes est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque en tant qu'il a rejeté ses conclusions tendant à la modération des pénalités qui lui ont été infligées par les Hôpitaux civils de Colmar et, par voie de conséquence, en tant qu'il a statué sur les conclusions des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
15. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions des parties présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'arrêt du 28 décembre 2021 de la cour administrative d'appel de Nancy est annulé en tant que, d'une part, il a rejeté les conclusions de la société Art et Build Architectes tendant à la modération des pénalités de retard qui lui ont été infligées par les Hôpitaux civils de Colmar et, d'autre part, il a statué sur les conclusions des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 2 : L'affaire est renvoyée dans cette mesure à la cour administrative d'appel de Nancy.
Article 3 : Les conclusions présentées par les parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi de la société Art et Build Architectes est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Art et Build Architectes et aux Hôpitaux civils de Colmar.
N° 461576
ECLI:FR:CECHR:2023:461576.20230412
Mentionné aux tables du recueil Lebon
7ème - 2ème chambres réunies
Mme Elise Adevah-Poeuf, rapporteur
M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public
SCP FOUSSARD, FROGER ; CABINET FRANÇOIS PINET, avocats
Lecture du mercredi 12 avril 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La société Art et Build Architectes a demandé au tribunal administratif de Strasbourg, d'une part, à titre principal, d'ordonner la reprise des relations contractuelles du marché de maîtrise d'oeuvre conclu avec les Hôpitaux civils de Colmar pour l'opération de construction du pôle " femme mère-enfant " et du nouveau bâtiment technique et de condamner les Hôpitaux civils de Colmar à lui verser la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice causé par la non-exécution du marché à compter du 6 juillet 2015 ou, à titre subsidiaire, de les condamner à lui verser la somme de 496 900,41 euros hors taxes en réparation des préjudices subis du fait de la résiliation fautive de son contrat et, d'autre part, de les condamner à lui verser la somme de 804 545,31 euros toutes taxes comprises au titre du solde du marché résilié, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation. Par un jugement n°s 1505047, 1601379 du 6 juillet 2018, le tribunal administratif de Strasbourg a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande de reprise des relations contractuelles, rejeté comme étant portée devant un ordre de juridiction incompétent la demande tendant à la réparation des atteintes portées au droit de propriété intellectuelle et rejeté le surplus des demandes de la société Art et Build Architectes.
Par un arrêt n° 18NC02425 du 28 décembre 2021, la cour administrative d'appel de Nancy a, sur appel de la société Art et Build Architectes, annulé ce jugement en tant qu'il a rejeté sa demande tendant au paiement du solde du décompte de résiliation du marché en litige puis rejeté cette demande et le surplus des conclusions des parties.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 16 février, 17 mai, 21 juin 2022 et 1er février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Art et Build Architectes demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) de mettre à la charge des Hôpitaux civils de Colmar la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 ;
- le décret n° 93-1268 du 29 novembre 1993 ;
- l'arrêté du 16 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de prestations intellectuelles ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Elise Adevah-Poeuf, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, au cabinet Pinet, avocat de la société Art et Build Architectes et à la SCP Foussard, Froger, avocat des Hôpitaux civils de Colmar ;
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que par un acte d'engagement signé le 13 août 2012, les Hôpitaux civils de Colmar ont confié le marché de maîtrise d'oeuvre de l'opération de construction d'un pôle " femme-mère-enfant " et d'un nouveau bâtiment médicotechnique à un groupement momentané d'entreprises solidaires composé de la société Art et Build Architectes, mandataire du groupement, et des sociétés B+B, OTE et Gamba. Le 6 juillet 2015, la directrice des Hôpitaux civils de Colmar a résilié ce marché à l'égard de la seule société Art et Build pour faute, à ses frais et risques. Par un avenant au marché de maîtrise d'oeuvre signé le 27 juillet 2015, les Hôpitaux civils de Colmar ont confié, d'une part, à la société B+ B la mission de mandataire et, d'autre part, aux sociétés B+B et OTE les éléments de mission de base et optionnels inachevés par la société Art et Build, celle-ci étant appelée à supporter le coût de ceux-ci dans le cadre de ce marché de substitution. Le 3 septembre 2015, celle-ci a contesté cette résiliation et a demandé, à titre subsidiaire, la réparation des préjudices subis. Le lendemain, elle a introduit devant le tribunal administratif de Strasbourg un recours en contestation de validité de la résiliation. A la suite du rejet le 2 octobre 2015 par les Hôpitaux civils de Colmar de sa réclamation du 3 septembre 2015, la société Art et Build a mis en demeure la personne publique de lui notifier le décompte de résiliation du marché. En l'absence de réponse, par un mémoire en réclamation du 6 novembre 2015, elle a demandé aux Hôpitaux civils de Colmar de lui verser le solde de son contrat résilié. Cette demande n'ayant pas été satisfaite, elle a porté sa contestation devant le tribunal administratif de Strasbourg qui, par un jugement du 6 juillet 2018, a rejeté ses demandes. La société Art et Build se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 28 décembre 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Nancy a annulé ce jugement en tant qu'il avait rejeté sa demande tendant au paiement du solde du décompte de résiliation du marché conclu avec les Hôpitaux civils de Colmar, puis rejeté cette demande et le surplus de ses conclusions.
Sur la régularité de l'arrêt attaqué :
2. Aux termes de l'article R. 741-2 du code de justice administrative : " La décision (...) contient le nom des parties, l'analyse des conclusions et mémoires ainsi que les visas des dispositions législatives ou réglementaires dont elle fait application. (...) ". Ces dispositions ne font pas obligation aux juridictions de viser et d'analyser distinctement dans leurs décisions les mémoires de production de pièces transmis par les parties au litige qui ne contiennent ni conclusion ni moyen, ces pièces se trouvant visées par la mention finale: " Vu les autres pièces du dossier ". Le mémoire transmis par la société Art et Build Architectes à la cour administrative d'appel de Nancy et enregistré à son greffe le 20 octobre 2021 ne contenait que des notes de frais, à l'exclusion de toute conclusion ou moyen. Dès lors, la société Art et Build Architectes n'est pas fondée à soutenir que l'arrêt qu'elle attaque aurait été rendu selon une procédure irrégulière, faute pour l'arrêt attaqué de viser distinctement ce mémoire.
Sur le bien-fondé de l'arrêt attaqué :
En ce qui concerne la résiliation pour faute du contrat et ses conséquences :
3. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les Hôpitaux civils de Colmar ont estimé que deux motifs justifiaient la résiliation pour faute du marché de maîtrise d'oeuvre à l'égard de la société Art et Build : les manquements de la société à ses obligations contractuelles au titre de la mission " exécution et synthèse " et à ses obligations en matière de direction de l'exécution des contrats de travaux. La société requérante soutient que l'arrêt est entaché d'erreur de droit, de dénaturation des pièces du dossier et d'insuffisance de motivation en ce qu'il a retenu à sa charge ce second manquement contractuel, de nature à justifier la résiliation du marché.
4. Aux termes de l'article 9 du décret du 29 novembre 1993 relatif aux missions de maîtrise d'oeuvre confiées par des maîtres d'ouvrage publics à des prestataires de droit privé, applicable au litige : " La direction de l'exécution du ou des contrats de travaux a pour objet :/ a) De s'assurer que les documents d'exécution ainsi que les ouvrages en cours de réalisation respectent les dispositions des études effectuées ;/ b) De s'assurer que les documents qui doivent être produits par l'entrepreneur, en application du contrat de travaux ainsi que l'exécution des travaux sont conformes audit contrat ; /c) De délivrer tous ordres de service, établir tous procès-verbaux nécessaires à l'exécution du contrat de travaux, procéder aux constats contradictoires et organiser et diriger les réunions de chantier ; / (...) ".
5. Dès lors qu'eu égard aux difficultés rencontrées sur le chantier, la conduite de la mission " direction de l'exécution du contrat " qui avait été confiée par le contrat à la société Art and Build Architectes conformément, ainsi que l'a relevé la cour, à la définition que donnent de cette mission les dispositions mentionnées au point 4, impliquait nécessairement une adaptation de son organisation et de sa présence sur ce chantier, c'est sans erreur de droit ni dénaturation de la portée des stipulations de ce contrat que la cour, dont l'arrêt est suffisamment motivé sur ce point, a pu déduire de l'absence de réponse de cette société aux demandes formulées à ce titre par le maître d'ouvrage l'existence d'un manquement contractuel. Contrairement à ce qui est soutenu, la cour n'a pas considéré que ce manquement était à lui seul de nature à justifier la mesure de résiliation du marché en litige, mais a au contraire relevé que l'ensemble des manquements contractuels de la société, en particulier la faute commise dans l'exercice de la mission " exécution et synthèse ", étaient d'un degré de gravité suffisant pour justifier cette mesure.
6. En second lieu, il résulte des règles générales applicables aux contrats administratifs que l'acheteur public qui a vainement mis en demeure son cocontractant d'exécuter les prestations qu'il s'est engagé à réaliser conformément aux stipulations du contrat, dispose de la faculté de faire exécuter celles-ci, aux frais et risques de son cocontractant, par une entreprise tierce. La conclusion de marchés de substitution, destinée à surmonter l'inertie, les manquements ou la mauvaise foi du cocontractant lorsqu'ils entravent l'exécution d'un marché, est possible même en l'absence de toute stipulation du contrat le prévoyant expressément, en raison de l'intérêt général qui s'attache à l'exécution des prestations. La mise en oeuvre de cette mesure coercitive, qui peut porter sur une partie seulement des prestations objet du contrat et qui n'a pas pour effet de rompre le lien contractuel entre le pouvoir adjudicateur et son cocontractant, ne saurait être subordonnée à une résiliation préalable du contrat par l'acheteur public. La règle selon laquelle, même dans le silence du contrat, l'acheteur public peut recourir à des marchés de substitution aux frais et risques de son cocontractant revêt le caractère d'une règle d'ordre public.
7. Par ailleurs, même si le marché ne contient aucune clause à cet effet et, s'il contient de telles clauses, quelles que soient les hypothèses dans lesquelles elles prévoient qu'une résiliation aux torts exclusifs du titulaire est possible, il est toujours possible, pour le pouvoir adjudicateur, de prononcer une telle résiliation lorsque le titulaire du marché a commis une faute d'une gravité suffisante.
8. Il résulte de ce qui est dit aux points 6 et 7 que le moyen tiré de ce que la cour administrative d'appel de Nancy, après avoir estimé que la société Art and Build n'avait pas exécuté les prestations qu'elle s'était engagée à réaliser conformément aux stipulations du contrat et que ces manquements justifiaient la résiliation du contrat pour faute de cette dernière, aurait commis une erreur de droit en jugeant que les Hôpitaux civils de Colmar pouvaient recourir à un marché de substitution portant sur des prestations intellectuelles en l'absence de stipulations contractuelles l'y autorisant expressément ne peut qu'être écarté.
En ce qui concerne les pénalités de retard :
9. Les pénalités prévues par les clauses d'un contrat de la commande publique ont pour objet de réparer forfaitairement le préjudice qu'est susceptible de causer à l'acheteur le non-respect, par son cocontractant, de ses obligations contractuelles. Elles sont applicables au seul motif qu'une inexécution des obligations contractuelles est constatée et alors même que la personne publique n'aurait subi aucun préjudice ou que le montant des pénalités mises à la charge de son cocontractant qui résulte de leur application serait supérieur au préjudice subi.
10. Lorsqu'il est saisi d'un litige entre les parties à un contrat de la commande publique, le juge du contrat doit, en principe, appliquer les clauses relatives aux pénalités dont sont convenues les parties en signant le contrat. Il peut, à titre exceptionnel, saisi de conclusions en ce sens par une partie, modérer ou augmenter les pénalités résultant du contrat si elles atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire, eu égard au montant du marché ou aux recettes prévisionnelles de la concession, y inclus les subventions versées par l'autorité concédante, et compte tenu de la gravité de l'inexécution constatée.
11. Il résulte de ce qui précède que lorsque le titulaire du contrat saisit le juge de conclusions tendant à ce qu'il modère les pénalités mises à sa charge, il ne saurait utilement soutenir que le pouvoir adjudicateur n'a subi aucun préjudice ou que le préjudice qu'il a subi est inférieur au montant des pénalités mises à sa charge. Il lui appartient de fournir aux juges tous éléments, relatifs notamment aux pratiques observées pour des contrats comparables ou aux caractéristiques particulières du contrat en litige, de nature à établir dans quelle mesure ces pénalités présentent selon lui un caractère manifestement excessif. Au vu de l'argumentation des parties, il incombe au juge soit de rejeter les conclusions dont il est saisi en faisant application des clauses du contrat relatives aux pénalités, soit de rectifier le montant des pénalités mises à la charge du titulaire du contrat dans la seule mesure qu'impose la correction de leur caractère manifestement excessif.
12. Lorsqu'une convention, à laquelle le maître d'ouvrage est partie, fixe la part qui revient à chaque membre d'un groupement solidaire dans l'exécution d'une prestation, et lorsque le juge est saisi par l'un de ces membres de conclusions tendant à ce que soient modérées les pénalités mises à sa charge en raison des retards dans l'exécution de la part des prestations dont il avait la charge, il appartient au juge, pour apprécier leur caractère manifestement excessif eu égard au montant du marché, de prendre en compte la seule part de ce marché qui lui est attribuée en application de cette convention.
13. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la part revenant à chaque membre du groupement d'entreprises solidaires, composé des sociétés Art et Build Architectes, B+B, OTE et Gamba, a été déterminée par une annexe à l'acte d'engagement, signée par le directeur des Hôpitaux civils de Colmar. Par suite, en prenant en compte la totalité du montant du marché pour calculer la part de ce marché que représentaient les pénalités infligées à la société Art et Build Architectes et non la seule part de ce marché attribuée à cette dernière, la cour administrative d'appel de Nancy, qui n'était saisie que des conclusions présentées par cette dernière société et tendant à ce que soient modérées les pénalités mises à sa charge par les Hôpitaux civils de Colmar en raison des retards dans l'exécution de la part des prestations dont elle avait la charge, a commis une erreur de droit.
14. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi relatif aux pénalités, que la société Art et Build Architectes est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque en tant qu'il a rejeté ses conclusions tendant à la modération des pénalités qui lui ont été infligées par les Hôpitaux civils de Colmar et, par voie de conséquence, en tant qu'il a statué sur les conclusions des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
15. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions des parties présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 28 décembre 2021 de la cour administrative d'appel de Nancy est annulé en tant que, d'une part, il a rejeté les conclusions de la société Art et Build Architectes tendant à la modération des pénalités de retard qui lui ont été infligées par les Hôpitaux civils de Colmar et, d'autre part, il a statué sur les conclusions des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 2 : L'affaire est renvoyée dans cette mesure à la cour administrative d'appel de Nancy.
Article 3 : Les conclusions présentées par les parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi de la société Art et Build Architectes est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Art et Build Architectes et aux Hôpitaux civils de Colmar.