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Ariane Web: Conseil d'État 461486, lecture du 10 février 2023, ECLI:FR:CECHR:2023:461486.20230210

Décision n° 461486
10 février 2023
Conseil d'État

N° 461486
ECLI:FR:CECHR:2023:461486.20230210
Inédit au recueil Lebon
9ème - 10ème chambres réunies
M. Olivier Pau, rapporteur
Mme Céline Guibé, rapporteur public
SCP SPINOSI, avocats


Lecture du vendredi 10 février 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 14 février et 16 mai 2022 et le 27 janvier 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les associations Coordination Sud, Médecins du Monde, Action Contre la Faim, Fédération Handicap International, CCFD - Terre solidaire, Centre de Recherche et d'Information pour le Développement, Coordination Humanitaire et Développement et Secours catholique demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler, pour excès de pouvoir, le document intitulé " Lignes directrices en matière de criblage " ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code monétaire et financier ;
- la loi n° 2021-1031 du 4 août 2021 ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Olivier Pau, auditeur,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Spinosi, avocat de l'association Coordination Sud et autres et de l'association Acting for Life et autres ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 7 février 2023, présentée par la ministre de l'Europe et des affaires étrangères ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier que les services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères ont établi un document intitulé " Lignes directrices en matière de criblage ", relatif à la politique de " criblage " aux fins de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme en matière d'actions humanitaires et de stabilisation, lequel définit ce " criblage " comme un processus destiné à vérifier, préalablement à la réalisation d'un projet de développement ou d'un projet à vocation humanitaire, qu'une personne physique ou morale devant bénéficier du versement de fonds dans le cadre de tels projets ne figure pas sur les listes de personnes faisant l'objet de mesures restrictives en termes d'avoirs décidées par les autorités européennes ou nationales. L'association Coordination Sud et autres demandent l'annulation pour excès de pouvoir de ce document, en particulier en ce qu'il prévoit une obligation de " criblage " des bénéficiaires finaux ainsi que des partenaires de mise en oeuvre récipiendaires de subventions, applicable aux organismes de la société civile, et ne ménage qu'une exemption restrictive pour les seuls projets à vocation humanitaire.

Sur les interventions :

2. L'association Acting for Life et autres justifient d'un intérêt suffisant à l'annulation du document en litige. Par suite, leur intervention est recevable.

Sur les conclusions tendant à l'annulation de l'acte attaqué :

3. Les documents de portée générale émanant d'autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils sont susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits ou la situation d'autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices.

4. Il appartient au juge d'examiner les vices susceptibles d'affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d'appréciation dont dispose l'autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s'il fixe une règle nouvelle entachée d'incompétence, si l'interprétation du droit positif qu'il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s'il est pris en vue de la mise en oeuvre d'une règle contraire à une norme juridique supérieure.

En ce qui concerne la recevabilité de la requête :

5. Le document en litige impose aux services instructeurs du ministère de l'Europe et des affaires étrangères ou du groupe Agence française de développement (AFD), lorsque des organismes de la société civile sollicitent auprès d'eux une subvention destinée à financer des projets incluant une mise à disposition de fonds ou de ressources économiques à des personnes physiques ou morales, de conditionner le versement de ces subventions, d'une part, au criblage des personnels, fournisseurs et partenaires de mise en oeuvre des projets qui leur sont soumis par ces organismes et, d'autre part, au criblage des bénéficiaires finaux de l'aide publique, sauf pour les projets qui répondent directement aux besoins essentiels des populations en situation de risque humanitaire. Un tel document, qui présente un caractère impératif, est susceptible, contrairement à ce que soutient la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. En outre, l'association Coordination Sud et autres, qui sont au nombre des organismes de la société civile, susceptibles de présenter de telles demandes de subventions, concernés par ces prescriptions, justifient d'un intérêt leur donnant qualité pour demander son annulation pour excès de pouvoir. Par suite, les fins de non-recevoir opposées en défense par la ministre doivent être écartée.

En ce qui concerne la légalité de l'acte attaqué :

6. Aux termes de l'article L. 562-4 du code monétaire et financier, dans sa rédaction applicable à la date de l'acte attaqué : " Sont tenus d'appliquer sans délai les mesures de gel et les interdictions de mise à disposition ou d'utilisation prévues au présent chapitre et à l'article L. 713-16 et d'en informer immédiatement le ministre chargé de l'économie : / 1° Toute personne physique, ressortissante nationale ou ressortissante étrangère se trouvant sur le territoire national ; / 2° Les personnes mentionnées à l'article L. 561-2 ainsi que toute autre personne morale constituée ou établie selon le droit national ou réalisant une opération sur le territoire national, dans le cadre de son activité (...) ". Aux termes de l'article L. 562-5 du même code, dans sa rédaction à la même date : " Il est interdit aux personnes mentionnées à l'article L. 562-4 de mettre à disposition directement ou indirectement, ou d'utiliser des fonds ou ressources économiques au profit des personnes dont les fonds et ressources économiques font l'objet d'une mesure de gel en vertu des articles L. 562-2, L. 562-3, L. 562-3-1 ou L. 713-16 ".

7. S'il se présente comme énoncant des lignes directrices, le document en litige impose, en réalité, des conditions nouvelles à l'octroi de subventions, par les services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères ou du groupe Agence française de développement (AFD), aux organismes de la société civile qui demandent le financement de projets incluant une mise à disposition de fonds ou de ressources économiques à des personnes physiques ou morales. Il ressort des éléments versés au dossier que ce document, qui s'adresse aux services instructeurs du ministère des affaires étrangères et de l'Agence française de développement et a été diffusé par les services du ministère, doit être regardé comme ayant été pris par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, quand bien même son contenu a fait l'objet d'un arbitrage interministériel. En subordonnant ainsi à des conditions nouvelles le versement de subventions publiques et en prévoyant une dérogation pour les projets qui répondent directement aux besoins essentiels des populations en situation de risque humanitaire, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a arrêté des dispositions de caractère règlementaire, pour l'application desquelles les agents des services instructeurs ne disposent d'aucun pouvoir d'appréciation permettant d'y déroger. Or, aucun texte ne donnait compétence au ministre de l'Europe et des affaires étrangères pour édicter de telles règles. En particulier, contrairement à ce que soutient la ministre, l'obligation de " criblage " ne peut être regardée comme la conséquence nécessaire de l'application des dispositions citées au point 6, lesquelles ne posent qu'une interdiction de mise à disposition de fonds ou de ressources économiques au profit des personnes qui font l'objet d'une mesure de gel, sans préciser les moyens par lesquels cette interdiction doit être respectée.

8. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, que les associations requérantes sont fondées à demander l'annulation pour excès de pouvoir de l'acte qu'elles attaquent.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, la somme de 3 000 euros à verser à l'association Coordination Sud et autres.



D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de l'association Acting for Life et autres est admise.
Article 2 : Le document intitulé " Lignes directrices en matière de criblage " est annulé.
Article 3 : L'État versera la somme de 3 000 euros à l'association Coordination Sud et autres au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à l'association Coordination Sud, représentante désignée pour l'ensemble des requérantes, et à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Copie en sera adressée au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et à l'association Acting for Life, représentante désignée pour l'ensemble des associations intervenantes.

Délibéré à l'issue de la séance du 30 janvier 2023 où siégeaient :
M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, Mme Nathalie Escaut, M. Alexandre Lallet, M. Frédéric Gueudar Delahaye, conseillers d'Etat et M. Olivier Pau, auditeur-rapporteur.

Rendu le 10 février 2023.

Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Olivier Pau
La secrétaire :
Signé : Mme Wafak Salem


La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :


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