Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 470122, lecture du 10 janvier 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:470122.20230110

Décision n° 470122
10 janvier 2023
Conseil d'État

N° 470122
ECLI:FR:CEORD:2023:470122.20230110
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Benoît Bohnert, président
M. B Bohnert, rapporteur
Samy DJEMAOUN, avocats


Lecture du mardi 10 janvier 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :
Mme D... A..., agissant en son nom propre et en celui de ses trois enfants mineurs, Mme B... A..., M. F... A..., et M. C... E... A..., a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au préfet de la région Ile-de-France de les prendre en charge dans le cadre du dispositif d'hébergement d'urgence, sans délai, à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de 150 euros par jour de retard. Par une ordonnance n° 2225708 du 15 décembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa requête.

Par une requête, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique et 3 nouveaux mémoires, enregistrés le 31 décembre 2022 et les 2, 5, 6, 9 et 10 janvier 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme A... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance du 15 décembre 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Paris ;

2°) d'enjoindre à l'Etat de les prendre en charge dans le cadre du dispositif d'hébergement d'urgence, sans délai, à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de 150 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Elle soutient que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors qu'elle-même et ses enfants sont sans domicile et contraints de vivre dans la rue, que les conditions climatiques liées à la période hivernale sont susceptibles de causer des préjudices graves sur la santé de l'un de ses enfants, atteint d'une maladie congénitale rare, et que la défaillance des dispositifs d'hébergement d'urgence à Paris caractérise une carence de l'Etat de nature à engager sa responsabilité ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit à l'hébergement d'urgence, à l'intérêt supérieur de l'enfant, et au principe de dignité de la personne humaine ;
- l'absence de prise en charge par l'Etat au titre de son obligation de mise en oeuvre du droit à l'hébergement d'urgence les place dans une situation de grande vulnérabilité, eu égard à la période hivernale, à l'âge de ses enfants et à la situation de handicap dans laquelle se trouve l'un d'entre eux ;
- les solutions d'hébergement qui lui ont été successivement proposées ne relèvent pas d'une prise en charge de long séjour et ne sont pas conformes aux exigences des articles L. 345-2-2 et L. 345-2-3 du code de l'action sociale et des familles.
Par un mémoire en défense, enregistré le 5 janvier 2023, la délégation interministérielle à l'hébergement et au logement conclut au rejet de la requête. Elle soutient que la famille a bénéficié de plusieurs nuitées de prise en charge en décembre et que compte tenu des moyens dont dispose l'administration et, dans le département de Paris et en Ile-de-France, du nombre de personnes en attente d'une place en hébergement d'urgence présentant des vulnérabilités similaires ou plus fortes, leur situation ne révèle pas une carence caractérisée constitutive d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ou d'une atteinte à l'intérêt supérieur de l'enfant.

Par un mémoire, enregistré le 6 janvier 2023, le ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires chargé de la ville et du logement a fait état d'un réexamen de la situation de Mme A... et de ses enfants, qui bénéficieront à compter de ce même jour d'une réservation dans un hôtel situé à Limay (Yvelines) dans l'attente d'une solution d'hébergement durable dans le cadre d'une prise en charge de long séjour.

Par un nouveau mémoire, enregistré le 9 janvier 2023, le ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires chargé de la ville et du logement fait valoir qu'eu égard au caractère inadapté à la taille de la famille de l'hébergement initialement proposé dans l'hôtel situé à Limay, Mme A... s'est vu proposer une solution d'hébergement à compter du 9 janvier 2023 jusqu'au 13 janvier 2023 à l'hôtel Hipotel à Noisiel (Seine-et-Marne).



Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme A..., et d'autre part, la délégation interministérielle à l'hébergement et au logement ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 6 janvier 2023, à 11 heures :

- Me Djemaoun, représentant de Mme A... ;

- Mme A... ;

- les représentants de la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a différé la clôture de l'instruction au mardi 10 janvier à 16 heures.
Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale des droits de l'enfant ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- le code de justice administrative ;


Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

2. L'article L. 345-2 du code de l'action sociale et des familles prévoit que, dans chaque département, est mis en place, sous l'autorité du préfet, un dispositif de veille sociale chargé d'accueillir les personnes sans abri ou en détresse. Ce dispositif de veille sociale est, en Ile-de-France, en vertu de l'article L. 345-2-1, mis en place à la demande et sous l'autorité du représentant de l'Etat dans la région sous la forme d'un dispositif unique. L'article L. 345-2-2 du même code dispose que : " Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence. / Cet hébergement d'urgence doit lui permettre, dans des conditions d'accueil conformes à la dignité de la personne humaine et garantissant la sécurité des biens et des personnes, de bénéficier de prestations assurant le gîte, le couvert et l'hygiène, une première évaluation médicale, psychique et sociale, réalisée au sein de la structure d'hébergement ou, par convention, par des professionnels ou des organismes extérieurs et d'être orientée vers tout professionnel ou toute structure susceptibles de lui apporter l'aide justifiée par son état, notamment un centre d'hébergement et de réinsertion sociale, un hébergement de stabilisation, une pension de famille, un logement-foyer, un établissement pour personnes âgées dépendantes, un lit halte soins santé ou un service hospitalier. / (...) ". Aux termes de l'article L. 345-2-3 du même code : " Toute personne accueillie dans une structure d'hébergement d'urgence doit pouvoir y bénéficier d'un accompagnement personnalisé et y demeurer, dès lors qu'elle le souhaite, jusqu'à ce qu'une orientation lui soit proposée Cette orientation est effectuée vers une structure d'hébergement stable ou de soins, ou vers un logement, adaptés à sa situation ". Aux termes de l'article L. 121-7 du même code : " Sont à la charge de l'Etat au titre de l'aide sociale : (...) 8° Les mesures d'aide sociale en matière de logement, d'hébergement et de réinsertion, mentionnées aux articles L. 345-1 à L. 345-3 (...) ".

3. Il appartient aux autorités de l'Etat, sur le fondement des dispositions citées au point 2, de mettre en oeuvre le droit à l'hébergement d'urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique ou sociale. Une carence caractérisée dans l'accomplissement de cette mission peut faire apparaître, pour l'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu'elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée. Il incombe au juge des référés d'apprécier dans chaque cas les diligences accomplies par l'administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l'âge, de l'état de la santé et de la situation de famille de la personne intéressée.

4. Mme A..., qui a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une demande tendant à ce qu'il soit enjoint au préfet de la région d'Ile-de-France de lui attribuer un hébergement d'urgence, relève appel de l'ordonnance du 15 décembre 2022 par laquelle il a rejeté sa demande.

5. Il résulte de l'instruction qu'avec un parc d'hébergement d'urgence actuellement de 95 165 places, la région d'Ile-de-France dispose, selon un relevé du 20 octobre 2022, du plus fort taux d'équipement correspondant à un taux de 7,7 places pour 1 000 habitants contre 2,9 au plan national, dont 38 408 places pour le seul département de Paris et un taux d'équipement de 17,9 places pour 1 000 habitants. En dépit de l'augmentation de plus de 26 708 places entre 2017 et 2022 et des efforts de l'Etat ainsi accomplis pour accroître les capacités d'hébergement d'urgence à Paris et dans la région d'Ile-de-France, l'ensemble des besoins les plus urgents, en constante augmentation, ne peut être satisfait. Tel est notamment le cas pour les familles avec des enfants alors même que par une instruction du 10 novembre 2022, le ministre chargé de la ville a mis en place un plan d'urgence " enfants à la rue " pour la période hivernale. Si le plan " Grand froid " déclenché le 12 décembre 2022 a permis de disposer de 399 places supplémentaires d'hébergement à Paris à la date du 20 décembre, ces dernières demeurent insuffisantes. Le 115 a ainsi reçu 14 622 appels le 23 décembre mais seuls 704 ont obtenu une réponse conduisant à ce qu'une solution d'hébergement soit proposée à 613 personnes dont 482 appartenant à des familles avec enfants mineurs, lesquels sont au nombre de 215.

6. Il résulte également de l'instruction que Mme A..., ressortissante ivoirienne qui a obtenu le statut de réfugiée, et ses trois enfants de 15 ans, 13 ans et 10 ans sont sans abri. Malgré ses demandes réitérées tendant à l'obtention d'un logement, la famille n'a pu bénéficier que de quelques nuits d'hébergement d'urgence. Compte tenu de l'état de santé de l'un des fils de Mme A..., C... E... âgé de 13 ans, qui a été opéré en juillet 2018 d'un lymphangiome macrokystique cervico-facial et souffre d'une tuméfaction sous-mandibulaire droite sa traduisant par des poussées inflammatoires récurrentes, nécessitant des traitements par antibiothérapie, et qui devra subir à la fin du mois de janvier 2023 une nouvelle intervention chirurgicale en raison de l'aggravation de sa pathologie, cette famille sans abri doit être regardée comme se trouvant en situation de détresse sociale au sens des dispositions de l'article L. 345-2-2 du code de l'action sociale et des familles. Eu égard à la situation particulière de l'enfant C... E..., qui la place sans doute possible parmi les familles les plus vulnérables, l'absence d'hébergement d'urgence constitue une carence caractérisée dans l'accomplissement de la mission confiée à l'Etat qui peut entraîner, notamment en période hivernale, des conséquences graves pour les enfants. Dans les circonstances de l'espèce, cette situation fait ainsi apparaître, pour l'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Il s'ensuit que Mme A... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
7. A la suite de l'ordonnance attaquée, il résulte de l'instruction que la famille a bénéficié d'une prise en charge d'un total de huit nuitées du 15 au 16 décembre, puis du 22 au 29 décembre 2022. Il résulte par ailleurs des précisions apportées à l'audience à l'invitation du juge des référés par le représentant de la délégation interministérielle à l'habitat et à l'accès au logement que la situation de cette famille était en cours de réexamen en vue de lui assurer une solution d'hébergement. Par un mémoire produit avant la clôture de l'instruction, le ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires chargé de la ville et du logement a confirmé que Mme A... et ses enfants bénéficient d'une réservation dans un hôtel situé 3, place Gaston Defferre à Noisiel jusqu'au 13 janvier 2023, dans l'attente d'une solution d'hébergement dans le cadre d'une prise en charge de " long séjour ". Il appartiendra à l'administration de veiller à ce que cet hébergement présente un caractère durable et soit assorti d'un accompagnement social conforme aux obligations prévues par les articles L. 345-2-2 et L. 345-2-3 du code de l'action sociale et des familles rappelées au point 2.

8. Il résulte de ce qui précède que les conclusions tendant à ce que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu'il tient de l'article L. 521-2 du code de justice administrative afin d'enjoindre à l'Etat de procurer à Mme A... et à ses enfants un hébergement d'urgence sont devenues sans objet. Il n'y a, dès lors, pas lieu d'y statuer.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



O R D O N N E :
------------------
Article 1er : L'ordonnance du 15 décembre 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Paris est annulée.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête de Mme A... présentées sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative.
Article 3 : l'Etat versera à Mme A... une somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme D... A... et à la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement.
Fait à Paris, le 10 janvier 2023
Signé : Benoît Bohnert