Discours

Le rôle des cours suprêmes en matière économique

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
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Intervention de Jean-Marc Sauvé dans le cadre du colloque organisé au Conseil économique, social et environnemental par la Regulatory Law Review et les éditions Lextenso le lundi 25 janvier 2010.

Je souhaite, tout d'abord, remercier Madame le professeur Frison-Roche, ainsi que la Regulatory law review et les éditions Lextenso pour l'organisation de ce colloque. Celui-ci permet des échanges approfondis et féconds sur un thème qui reste encore trop souvent méconnu ou insuffisamment abordé, qui est celui du rôle des cours suprêmes, ou plus généralement du juge, en matière économique.

Parmi les thématiques fondatrices du rôle d'une cour suprême en matière économique  -puisque tel est le thème auquel est consacré cet après-midi-, la participation de cette cour à la régulation économique occupe une place essentielle. La notion de régulation économique - est-il besoin de le rappeler aujourd'hui ?- désigne un ensemble de mécanismes, règles, institutions ou principes qui permettent d'instaurer, de maintenir ou de rétablir l'équilibre d'un marché dans le cadre de la concurrence[1]. Cette notion de régulation peut s'interpréter de manière large, comme une mission générale de l'Etat tendant à garantir un fonctionnement optimal de l'économie, ou de manière plus restrictive, comme la mission d'autorités de marchés agissant dans un secteur déterminé[2].

Quelle que soit l'interprétation, large ou restrictive, qui lui est donnée, la mission de régulation est, par essence, l'une des fonctions de la puissance publique qui utilise à cette fin l'ensemble des modalités d'action dont elle dispose : règlementation, décisions particulières, sanctions, règlement de conflits, modes alternatifs de règlement des différends ...

Les cours suprêmes ont pour mission ultime, dans leur ordre juridique,  de dire  le droit dans le respect des principes fondamentaux et de trancher les litiges : elle ne sont pas des régulateurs. Mais dès lors que leur activité participe à la définition du cadre juridique à l'intérieur duquel la puissance publique met en œuvre sa mission de régulation, ces cours participent elles-mêmes, indirectement, à la régulation économique. Elles agissent en quelque sorte comme des  « méta-régulateurs ».

Le Conseil d'Etat qui, par son activité de conseiller juridique de l'Etat et de juge administratif suprême, a pour fonction de guider et contrôler l'action de la puissance publique, joue un rôle important en la matière. Il veille au respect, par la puissance publique, des libertés qui garantissent un fonctionnement optimal de l'économie (I). Il exerce en outre un contrôle direct sur l'action des autorités administratives en charge de la régulation (II).

I.       Le Conseil d'Etat veille au respect, par la puissance publique, des libertés qui garantissent un fonctionnement optimal de l'économie. 

Les activités de l'administration sont en interaction permanente avec le monde des affaires. Cela est vrai notamment, lorsque la puissance publique met en œuvre ses compétences normatives, mais aussi lorsque les collectivités publiques exercent une activité économique, soit qu'elles acquièrent, soit qu'elles fournissent des biens ou des services. Dans toutes ces hypothèses, les interventions de l'administration sont encadrées par des principes dont la fonction est d'assurer que le fonctionnement de l'économie ne soit pas entravé par des interventions excessives ou injustifiées de la puissance publique. Parmi les libertés économiques, qui sont définies et protégées tant par la Constitution que par le droit européen, les traités  internationaux, la loi ou les principes généraux du droit,  figure, selon le cas, la liberté du commerce et de l'industrie, le principe de libre concurrence, la liberté d'entreprendre, mais aussi le principe de sécurité juridique ou de confiance légitime.

Le Conseil d'Etat, comme conseiller et comme juge de l'administration, veille au respect de ces droits et libertés et de leur articulation avec les autres missions d'intérêt général que la puissance publique met en oeuvre.

A-Cette mission de protecteur des libertés économiques et de garant du bon fonctionnement de l'économie, le Conseil d'Etat l'accomplit tout d'abord en accompagnant et en contrôlant l'activité normative de la puissance publique.

1- Dans son activité consultative, le Conseil d'Etat opère la conciliation nécessaire entre les objectifs d'intérêt général poursuivis par les projets de texte soumis à son examen et les libertés économiques, comme, par exemple, le principe de libre concurrence. Il veille ainsi, par exemple, à ce que l'octroi d'avantages fiscaux ne crée pas de distorsions de concurrence entre ceux qui en bénéficient et ceux, placés dans une même situation, qui en seraient exclus[3]. Il veille également, par exemple, à ce que les textes fixant les tarifs d'accès aux infrastructures publiques ne créent pas non plus de distorsions de concurrence entre les différents opérateurs[4].

2- Dans son activité contentieuse, le Conseil d'Etat  a posé le principe selon lequel tous les actes administratifs doivent prendre « en compte la liberté du commerce et de l'industrie et les règles de la concurrence »[5]. Ce contrôle s'exerce ainsi tant au regard du droit interne que de celui de l'Union européenne, sur les actes règlementaires[6] et les décisions individuelles. Dans le cas des actes réglementaires, le Conseil d'Etat veille, à côté du respect de la liberté du commerce et de l'industrie et des règles de la concurrence, à ce que, en application du principe de sécurité juridique, il ne soit pas porté une atteinte excessive à la stabilité des relations économiques. Par un arrêt d'Assemblée du 24 mars 2006, rendu à propos du décret portant approbation du code de déontologie des commissaires aux comptes, il a jugé qu'il incombe à l'autorité investie du pouvoir réglementaire d'édicter, pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qu'implique, s'il y a lieu, une réglementation nouvelle, en particulier lorsque ces règles nouvelles sont susceptibles de porter une atteinte excessive à des situations contractuelles en cours qui ont été légalement nouées[7]. Par un autre arrêt d'Assemblée du 8 avril 2009, rendu à propos d'une loi modifiant la durée des conventions de délégation de service public dans le sens d'une concurrence et d'une transparence accrues, le Conseil d'Etat a également défini, dans un sens restrictif, les conditions dans lesquelles une loi ne prévoyant aucune disposition transitoire pouvait porter atteinte à une situation contractuelle en cours[8] : il a ainsi concilié les intérêts généraux en présence - la limitation de la durée des contrats et la remise en compétition des opérateurs - avec le maintien provisoire des contrats en cours. 

S'agissant du contrôle exercé sur les décisions individuelles,  il est intéressant de noter qu'il s'exerce, quel que soit le domaine d'activité de l'administration, y compris dans l'exercice de ses missions régaliennes. La liberté du commerce et de l'industrie ou les règles de la concurrence sont ainsi applicables aux actes de gestion du domaine public[9] tout comme, par exemple, aux mesures de police administrative[10]. Ainsi, par une décision du 10 mars 2006, le Conseil d'Etat a jugé qu'il appartient au ministre de l'intérieur de veiller à ce que les modalités d'instruction des demandes d'ouverture de casinos dont il est saisi n'aient pas pour effet de conduire à empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur un marché, notamment en limitant de façon excessive l'accès à ce marché[11].

Par le biais de ce contrôle de l'activité normative de l'administration, le Conseil d'Etat détermine avec précision les obligations qui incombent à la puissance publique en matière de respect des libertés économiques. Sauf si une loi le prévoit, le principe de liberté du commerce et de l'industrie fait ainsi obstacle à ce que les autorités administratives puissent limiter l'exercice d'une activité professionnelle[12], par exemple en édictant un régime d'autorisation préalable[13]. De la même manière, le Conseil d'Etat définit les conditions dans lesquelles les règles de la concurrence, en particulier l'interdiction des abus de position dominante, permettent à une décision administrative d'accorder un avantage concurrentiel à un opérateur économique[14].

B -Parallèlement à ce contrôle de l'activité normative de l'administration au regard des libertés économiques, le Conseil d'Etat, assumant son rôle de cour suprême, s'assure également que les activités économiques des collectivités publiques ne portent pas une atteinte excessive au fonctionnement optimal de l'économie.

1-Il veille, tout d'abord, en se fondant sur la liberté du commerce et de l'industrie et sur les règles de la concurrence, à ce que la prise en charge d'activités économiques par la puissance publique ne se fasse pas au détriment de l'initiative privée et du jeu normal du marché. Par une décision d'Assemblée du 31 mai 2006, le Conseil d'Etat ainsi rappelé que les personnes publiques ne peuvent intervenir sur un marché qu'en demeurant dans les limites de leurs compétences et en justifiant d'un intérêt public -qui peut résulter notamment de la carence de l'initiative privée-. Une fois admise dans son principe, cette intervention ne doit pas, en outre, fausser le jeu de la concurrence sur le marché en cause[15].

2-Lorsque les collectivités publiques acquièrent des biens ou des services, elles doivent également le faire dans le respect des principes qui permettent d'assurer le bon fonctionnement du marché à savoir, notamment, la liberté d'accès à la commande publique, l'égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures[16]. Cela est particulièrement vrai, lorsque ces collectivités ont recours aux services d'un tiers à qui elles confient la gestion d'un service public. Le juge administratif s'assure du respect de ces obligations par le contrôle qu'il exerce, de manière générale, sur les contrats dits de « commande publique », comme les contrats de concession[17] ou les marchés publics,[18] ou sur les actes qui en sont détachables. Il s'assure également du respect de ces principes en exerçant un contrôle particulier  sur le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence au moyen des procédures d'urgence que sont les référés précontractuel et contractuel[19]. Le juge, qui statue en la forme des référés, dispose alors de pouvoirs importants pour imposer le respect par les collectivités publiques de l'ensemble des obligations auxquelles elles sont soumises. C'est en raison du caractère essentiel des procédures de publicité et de mise en concurrence pour le bon fonctionnement de l'économie que le Conseil d'Etat a, notamment, posé le principe selon lequel, lorsque les collectivités publiques décident de confier la gestion d'un service public à un tiers, elles sont tenues de recourir à une procédure de délégation de service public ou de marché public, dès lors que le tiers exerce son activité sur un marché concurrentiel[20].

Comme cour suprême, garante de la protection des libertés économiques, le Conseil d'Etat participe donc pleinement à la fonction de régulation, entendue dans le sens d'une mission générale tendant à garantir un fonctionnement optimal de l'économie. De manière plus particulière, il exerce également un contrôle direct sur l'action des autorités administratives en charge de la régulation sectorielle.

II.    Le Conseil d'Etat exerce un contrôle direct sur l'action des autorités administratives en charge de la régulation économique sectorielle.

Les autorités de régulation, inspirées du modèle de la Securities and exchange commission (SEC) américaine, sont devenues, dans la plupart des pays, le mode le plus usuel d'intervention de la puissance publique dans la régulation des marchés sectoriels. L'atteste leur multiplication : la plupart des grands services publics en réseau qui ont été ouverts à la concurrence ont aujourd'hui une autorité de régulation spécifique dont « l'objectif [est] d'assurer une concurrence effective entre l' « opérateur historique » et les nouvelles entreprises intervenant sur le marché » [21]. L'on peut penser, par exemple, à l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) , à la Commission de régulation de l'énergie (CRE), à l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), [22] mais aussi aux autorités compétentes en matière financière, l'Autorité des marchés financiers (AMF) ou la toute nouvelle autorité de contrôle prudentiel (ACP) née le 21 janvier 2010 [23].

Outre leur indépendance par rapport au Gouvernement et au Parlement, la création de ces autorités dotées de pouvoirs étendus (règlementation, décision, sanction) a été motivée notamment par leur efficacité dans la régulation des marchés, qu'elles doivent à leurs compétences techniques spécialisées dans le secteur qu'elles ont pour mission de réguler, mais aussi à la légitimité et à la rapidité de leurs interventions. Le Conseil d'Etat, tout en contrôlant de manière approfondie la mission de régulation qu'assurent ces autorités, veille également à préserver le caractère efficace de ces interventions.

A - Il veille ainsi à la légitimité de l'action des autorités de régulation sur les marchés et il assure à son tour un contrôle rapide et adapté de leur activité. 

1 -S'agissant de la légitimité, le Conseil d'Etat examine, dans son activité consultative, l'ensemble des projets de loi ou d'ordonnance  créant ces autorités ou modifiant leur périmètre ou leurs règles de fonctionnement[24]. Il est ainsi amené à veiller à ce que les pouvoirs qui leur sont dévolus le soient dans le strict respect des exigences constitutionnelles ou européennes, en particulier lorsque la loi leur confie un pouvoir règlementaire ou un pouvoir de sanction. Des membres issus du Conseil d'Etat prennent par ailleurs une part importante au fonctionnement de ces organismes, comme président ou membre soit de l'instance délibérative, soit, le cas échéant, de la commission des sanctions. Le Conseil d'Etat garantit aussi, par le contrôle contentieux qu'il exerce, l'indépendance de ces autorités de régulation [25] et il s'assure de ce que l'exercice de leur pouvoir de sanction se fasse dans le respect du principe d'impartialité et, plus généralement, des règles du procès équitable[26].

2- Ce contrôle s'exerce, qui plus est, de manière rapide et adaptée à la mission particulière de régulation sectorielle assurée par ces autorités. La rapidité du contrôle est permise par le fait que le Conseil d'Etat statue le plus souvent en premier et dernier ressort. En outre, il adapte les délais d'instruction et de jugement des affaires à la nécessité d'une réponse juridique rapide en matière de régulation économique. Je pense, par exemple, à la décision rendue le 24 juillet 2009 sur la légalité de la décision de l'ARCEP définissant l'encadrement tarifaire des prestations de terminaison d'appel vocal mobile[27] : cette décision a été rendue moins de six mois après l'enregistrement des deux requêtes, à une date à laquelle la décision attaquée, applicable à compter du 1er juillet, n'avait pas encore produit d'effet. En cas d'urgence, les acteurs du marché peuvent en outre utiliser les procédures de référé applicables devant la juridiction administrative, afin d'obtenir des mesures provisoires dans l'attente de l'examen au fond de leur requête. L'appréciation de l'urgence en matière de référé peut en effet résulter des seuls effets anticoncurrentiels d'une décision[28] et, lorsque le recours est fondé, l'utilisation de cette procédure permet  de remédier presque immédiatement, par exemple, aux atteintes graves et manifestement illégales portées à des libertés fondamentales comme la liberté d'entreprendre, la liberté du commerce et de l'industrie, la libre disposition de son bien par un propriétaire ou encore la liberté contractuelle[29]. Le juge des référés peut aussi être amené à suspendre des décisions, comme celles accordant ou refusant une concentration économique[30], lorsqu'existe un doute sérieux sur leur légalité.

Le contrôle qu'exerce le Conseil d'Etat sur l'activité des régulateurs sectoriels est, par ailleurs, adapté à la mission particulière de ces régulateurs. Cela se traduit par une attention toute particulière portée aux conséquences des décisions que nous rendons, notamment sur l'économie et le fonctionnement des marchés. Cette attention est permise par  la technicité particulière acquise dans ce domaine par des membres du Conseil d'Etat à l'occasion de fonctions antérieurement exercées soit dans le domaine de la régulation, soit au sein d'opérateurs économiques. Naturellement, ces compétences ne sont mobilisées que pour autant que n'existe aucun conflit d'intérêts et aucun risque d'atteinte au principe d'impartialité. La mesure par le Conseil d'Etat des conséquences des décisions qu'il rend s'illustre également par l'utilisation, notable dans le domaine de l'économie, de l'ensemble des instruments à sa disposition permettant d'éclairer les enjeux et les aspérités du débat contentieux : demandes d'expertises[31], tenue d'audiences d'instruction[32], consultation  avant-dire droit du Conseil de la concurrence[33], alors même que la loi ne le prévoyait pas formellement. Le Conseil d'Etat a aussi fait application, dans le domaine de la régulation économique, de sa jurisprudence d'Assemblée du 11 mai 2004 Association AC !.[34], par laquelle il s'est reconnu le pouvoir de moduler dans le temps les effets d'une annulation contentieuse[35].

Le contrôle de fond en matière de régulation sectorielle n'est en rien amoindri par cette adaptation de nos procédures à la spécificité de la matière économique.

B - Le Conseil d'Etat exerce en effet un contrôle approfondi sur l'action des autorités de régulation.

1 - Ce contrôle couvre, tout d'abord, un champ extrêmement vaste de l'action des régulateurs économiques : par exemple, la légalité des concentrations économiques[36], mais aussi la détermination des tarifs fixés pour l'accès les opérateurs économiques aux infrastructures essentielles[37], ou plus généralement des tarifs et conditions d'accès à une ressource rare - comme les ressources en numérotation téléphonique[38] ou les fréquences hertziennes en matière de téléphonie mobile par exemple[39]-. Le Conseil d'Etat exerce ce contrôle en s'assurant que les tarifs fixé par les opérateurs d'infrastructures essentielles n'aient pas pour effet de porter atteinte aux principes qui garantissent la libre concurrence sur le marché, comme par exemple celui de non discrimination. L'on peut ainsi évoquer, à cet égard, la décision du 18 juillet 2008 qui juge que l'appréciation de la question de savoir si un utilisateur de réseau subit une discrimination, nécessite de tenir compte des coûts spécifiques que peuvent entraîner, pour le gestionnaire de ce réseau, les caractéristiques de l'usage du réseau par cet utilisateur[40].

2- Le contrôle du Conseil d'Etat sur l'action des autorités sectorielles de régulation prend en compte, en outre, l'ensemble des facteurs susceptibles d'avoir une influence sur le fonctionnement des marchés.  Ce contrôle porte ainsi sur la manière dont les autorités de régulation déterminent les marchés « pertinents » et apprécient la « puissance » des opérateurs sur ces marchés[41]. Il porte également sur les avantages que confère la puissance publique aux opérateurs privés[42], mais aussi  sur les avantages immatériels tirés par l'opérateur chargé du service universel de l'exercice  de cette mission[43] ou encore sur les mesures prises par les régulateurs pour remédier aux dysfonctionnements du marché[44].

3- Ce contrôle, enfin, est un contrôle approfondi du fait de son intensité. En matière de sanctions, le Conseil d'Etat assure, je l'ai dit, le plein respect de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme sur la garantie des règles du procès équitable et il exerce, notamment, un contrôle de pleine juridiction sur les décisions qui lui sont déférées. En matière de concentrations, il procède à un strict contrôle du caractère contradictoire de la procédure et des droits des tiers[45] . Il a, de plus, accompagné la volonté du législateur que soit appliqué d'une manière large le droit des concentrations[46]. Le Conseil d'Etat exerce surtout un entier contrôle, c'est-à-dire un véritable contrôle de proportionnalité, sur l'ensemble des étapes du processus de contrôle d'une concentration, que ce soit pour apprécier l'existence d'une concentration[47], pour déterminer et analyser les marchés pertinents et mesurer les effets anti-concurrentiels[48], ou pour apprécier le caractère suffisant des engagements pris pour prévenir les atteintes à la concurrence[49]. Il procède, ce faisant, lui-même à l'appréciation du bilan concurrentiel de l'opération envisagée[50] et il fixe le cadre d'appréciation, par l'autorité administrative, des effets anticoncurrentiels résultant de la prise de contrôle envisagée[51]. Le contrôle qu'il exerce sur les concentrations relevant du juge national est entièrement cohérent, dans son principe et ses méthodes, avec celui des juridictions de l'Union européenne, sous réserve de l'intensité du contrôle opéré, le Tribunal de l'Union européenne se limitant au contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation, là où le Conseil d'Etat exerce un entier contrôle de proportionnalité. 

***

En conclusion, au regard de l'expérience de la juridiction que je préside, la régulation économique, voire même, de manière plus générale, la matière économique, est une thématique centrale du rôle d'une cour suprême. Parce que, parmi les droits et libertés qu'une cour suprême a pour mission de protéger, figurent en bonne place l'ensemble des libertés économiques qui sont devenues l'une des bases du contrôle qu'exerce le juge sur les activités de l'administration. Mais cette affirmation est d'autant plus vraie que la matière économique est également un facteur d'évolution des cours suprêmes elles-mêmes qui s'approprient ou, à tout le moins, prennent en compte les leçons de la macro-et, surtout, de la micro-économie. L'exemple du contrôle exercé par le Conseil d'Etat sur l'action des régulateurs économiques montre combien il est essentiel qu'une cour suprême fasse évoluer ses outils, ses méthodes, ses procédures et même ses concepts pour garantir que le contrôle qu'elle exerce soit pertinent, c'est-à-dire adapté aux réalités qu'il s'agit pour elle de saisir et de contrôler. Les cours suprêmes contrôlent les régulateurs économiques. Mais leur compétence en la matière conduit en retour à transformer ces cours elles-mêmes. Je crois l'avoir suggéré pour le Conseil d'Etat. Et ce mouvement est loin d'être arrivé à son terme : c'est ainsi qu'un décret en cours de publication va introduire devant les juridictions administratives et, notamment, le Conseil d'Etat la procédure de l' « amicus curiae », qui n'existe pas à ce jour et qui trouvera bien sûr un domaine d'application privilégié en droit économique. En matière économique, l'immobilité nous est interdite : l'exigence d'adaptation ne cesse pas de s'imposer à nous,  comme aux autres juges.

 

[1] Le cas échéant cet équilibre peut impliquer de mettre en balance les impératifs de la concurrence avec d'autres objectifs relevant de l'intérêt général.

[2] Sur cette double approche de la notion de régulation, voir S. Nicinski, Droit public des affaires, Montchrestien, Paris, 2009, p. 11 § 26.

[3] Conseil d'Etat, rapport public 2008, p. 125, par exemple, s'agissant de la délimitation des zones franches urbaines.

[4] Conseil d'Etat, rapport public 2008, p. 126, à propos du régime des redevances pour occupation du domaine public des communes et des départements par les ouvrages de transport et de distribution de gaz.

[5] CE, 22 novembre 2000, Sté L et P Publicité SARL, Rec. p. 525.

[6] CE sect. 8 novembre 1996, Fédération française des sociétés d'assurance, Rec. p. 441, à propos de l'examen de la légalité du décret du 26 novembre 1990 confiant à la Caisse nationale d'assurance vieillesse agricole la gestion du régime complémentaire d'assurance vieillesse institué par l'article 42 de la loi du 30 décembre 1988 ; CE, 17 décembre 1997, Ordre des avocats à la cour de Paris, Rec. p. 491, à propos du décret n° 96-481 du 31 mai 1996 relatif au service public des bases de données juridiques.

[7] CE ass. 24 mars 2006, Société KPMG et Société Ernst & Young Audit et autres</INT>, Rec. p. 154.

[8] CE ass. 8 avril 2009, Compagnie générale des eaux et Commune d'Olivet, à publier au Recueil.

[9] CE  sect. 26 mars 1999, Société EDA, Rec. p. 107.

[10] CE, 22 novembre 2000, Sté L et P Publicité SARL précité.

[11] CE sect. 10 mars 2006, Commune d'Houlgate et Société d'exploitation du casino d'Houlgate</INT>, ....

[12] CE ass. 7 juillet 2004, Ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales c/Benkerrou Rec. p. 297.

[13] CE ass. 22 juin 1951, Daudignac, Rec. p. 362.

[14] Voir par exemple CE sect. 8 novembre 1996 Fédération française des sociétés d'assurance précité, à propos du lien entre avantage concurrentiel et octroi d'un pouvoir règlementaire, ou CE 16 juin 2004, Mutuelle générale des services publics et autres, Rec. T. p. 611, à propos du lien entre la fixation des tarifs, la durée des avantages consentis et l'abus de position dominante.

[15] CE ass. 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris ; voir également CE, 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers.

[16] Ces principes sont ceux qui figurent à l'article 1er du code des marchés publics et qui, selon le conseil constitutionnel, découlent des articles 6 et 14 de la Déclaration de 1789 : CC, décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003, loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit.

[17] CE sect. 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec. p. 406 : examen de la légalité des clauses d'un contrat de concession au regard des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 interdisant les abus de position dominante.

[18] CE, 8 novembre 2000, société Jean-Louis Bernard consultants, Rec. p. 492 : à propos de l'examen de la légalité de décisions attribuant et refusant un marché public, le Conseil d'Etat a défini les conditions dans lesquelles une personne publique peut se porter candidate à un marché public.

[19] Articles L. 551-1 et suiv., L.  551-5 et suiv. et L. 551-13 et suiv. du code de justice administrative.

[20] CE ass. 6 avril 2007, Commune d'Aix-en-Provence, Rec. p. 155

[21] CE. Ass, 26 juin 1998 Société AXS Telecom, Rec. p. 248.

[22] Loi n° 2009-1503 du 8 décembre 2009 relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires et portant diverses dispositions relatives aux transports.

[23] Ordonnance n° 2010-76 du 21 janvier 2010 portant fusion des autorités d'agrément et de contrôle de la banque et de l'assurance.

[24] Il a ainsi examiné le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques devenu la loi du 15 mai 2001 qui a notamment renforcé les exigences de transparence en matière de régulation financière, le projet de loi de sécurité financière promulguée le 1er août 2003 qui a créé l'Autorité des marchés financiers à partir de la fusion du Conseil des marchés financiers et de la Commission des opérations de bourses ou encore l'ordonnance du 12 avril 2007 relative aux marchés d'instruments financiers transposant la directive 2004/39/CE du 21 avril 2004.

[25] CE ass. 7 juillet 1989, Ordonneau, Rec. p. 161 : lorsque le Président d'une autorité administrative indépendante, en l'espèce l'autorité de la concurrence, atteint la limite d'âge de son grade dans son corps d'origine, il ne peut néanmoins être mis fin à son mandat de président de cette autorité

[26] CE Ass. 3 décembre 1999, Didier, Rec. p. 399 (le principe d'impartialité, rappelé par l'article 6§1 de la convention européenne des droits de l'homme est applicable à la procédure de prononcé d'une sanction par une autorité administrative indépendante). CE sect. 27 octobre 2006, Parent et autres, Rec. p. 454 (application de certaines des stipulations du §3 de l'article 6 de la même Convention au prononcé d'une sanction par une autorité de régulation).

[27] CE 24 juillet 2009, Société orange France et SFR, à publier au Recueil Lebon.

[28] CE 23 mai 2005, Association française des opérateurs de réseaux et services de télécommunications</INT> , Rec. T. p. 1047.

[29] CE 12 novembre 2001, Commune de Montreuil-Bellay, Rec. p. 551.

[30] Par ex CE ord. Réf. 19 mai 2005, société fiducial informatique et société Fiducial expertise, Rec. T. p. 1027.

[31] Par exemple pour vérifier que les principes de tarification de l'accès à la boucle locale ont été respectés : CE 23 avril 2003, France Télécom, Rec. p. 175

[32] CE 24 juillet 2009, Sociétés Orange France et SFR précitée, par exemple.

[33] Par ex CE ass. 26 mars 1999, Société EDA précitée.

[34] Rec. p. 197

[35] Par sa décision de Section du 25 février 2005 France Télécom (Rec. p. 86), le Conseil d'Etat a annulé la décision de l'autorité de régulation demandant à France Télécom de modifier ses tarifs d'accès partiellement et totalement dégroupé à sa boucle locale. Mais il a aussitôt relevé que cette annulation aurait pour conséquence de permettre l'application, à titre rétroactif, de tarifs de dégroupage qui n'étaient pas orientés vers les coûts, en violation du droit communautaire. Il n'a par conséquent prononcé l'annulation de cette décision que pour l'avenir, en laissant au régulateur un délai pour prendre une décision conforme au droit communautaire.

[36] Par ex CE sect. 9 avril 1999, Société the Coca-Cola company, Rec. p. 119 ;CE, 13 février 2006, Société Fiducial informatique et autre, Rec. p. 66

[37] Par ex, CE 24 juillet 2009, Sociétés Orange France et SFR précitée: confirmation de la décision de l'ARCEP fixant les plafonds des tarifs d'interconnexion et d'accès à l'aide d'une méthode faisant appel aux coûts incrémentaux de long terme d'un opérateur efficace, méthode qui « vise à accroître l'efficacité de la concurrence sur le marché de la téléphonie mobile »

[38] CE sect, 25 juin 2004, Société Scoot France et Société Fonecta, Rec. p. 274 : « il incombe à l'Autorité de régulation des télécommunications de fixer les règles d'attribution des ressources en numérotation, notamment en ce qui concerne les formats de numérotation, de manière à n'entraîner aucune rupture d'égalité entre les opérateurs de télécommunications et à favoriser, au bénéfice des utilisateurs, une concurrence effective et loyale entre les exploitants de réseaux de télécommunications et les fournisseurs de services de télécommunications ».

[39] CE 24 juillet 2009, Société Bouygues télécom, à publier au Recueil Lebon.

[40] CE 18 juillet 2008, SNCF, n° 291602, Rec. p.

[41] CE, 29 décembre 2006, Société UPC France, Rec. p. 582 : Le Conseil d'Etat exerce un contrôle normal sur la détermination par l'ARCEP du marché pertinent sur lequel elle envisage d'imposer des obligations à un opérateur réputé exercer une influence déterminante.

[42] Pour l'attribution de fréquences hertziennes, CE, 24 juillet 2009, Société Bouygues Télécom, précité.

[43] CE, 5 décembre 2005 SA Bouygues Télécom, Rec. p. 788.

[44] CE 19 juin 2009 Société 118218 Le numéro, à publier au recueil Lebon : contrôle de la décision de l'ARCEP portant sur les obligations imposées aux opérateurs qui contrôlent l'accès à l'utilisateur final pour l'acheminement des communications électroniques à destination des services à valeur ajoutée.

[45] CE sect. 9 avril 1999, Société Interbrew France, Rec. p. 117.

[46] Relèvent notamment de ce droit le secteur bancaire -CE, 16 mai 2003, n° 255482- et le secteur de la presse -CE, 31 janvier 2007, société France-Antilles, Rec. p. 28

[47] CE section, 31 mai 2000, Société Cora et Société Casino-Guichard-Perrachon, Rec. p. 194.

[48] CE section, 9 avril 1999, Société The Coca-Cola Company, précitée.

[49] Idem.

[50] par ex CE, 13 février 2006, Société Fiducial informatique et autre, précitée.

[51] CE sect. 31 janvier 2007, Société France Antilles, précitée.