Sécurité : le juste équilibre avec les libertés

Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Skip article sharing

Trouver le juste équilibre entre la sécurité et la préservation des libertés est essentiel pour l’État de droit. À travers ses décisions et avis, le Conseil d’État veille au respect des libertés et s’assure que les éventuelles atteintes qui leur sont portées sont toujours justifiées et proportionnées.

Policiers et gendarmes doivent pouvoir être identifiés

 

Depuis un décret du Gouvernement de décembre 2013, les forces de l'ordre doivent porter un numéro d'identification individuel visible sur leur tenue. En cas de problème, ce numéro permet à chacun d'identifier les policiers ou les gendarmes pendant leurs interventions – contrôle d’identité, encadrement des manifestations… Une mesure de transparence qui a pour but de favoriser des relations de confiance entre les forces de l’ordre et la population.

Un numéro d’identification insuffisamment porté

La Ligue des droits de l’homme, l’association Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France estiment que cette obligation du port du numéro d’identification est peu respectée dans la pratique. Ils demandent au ministère de l’Intérieur de rendre ce numéro plus lisible. Face au silence du ministre, ils saisissent le Conseil d’État. Celui-ci constate que l’absence du port apparent de ce numéro d’identification est une pratique répandue qui ne relève pas uniquement de défaillances ponctuelles liées à des comportements individuels.

L’identification des agents vise à favoriser des relations de confiance entre les forces de sécurité intérieure et la population […], tant dans l’intérêt des administrés que des personnes susceptibles d’être mises en cause. (Décision n° 467771)

C’est ce que démontrent les témoignages, photographies et vidéos collectés par les associations mais aussi des rapports du Défenseur des droits, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et des services d’inspection de la police et de la gendarmerie nationale. Parfois, la bande détachable sur laquelle figure le numéro est masquée par des équipements de protection, d’autres fois elle n’est tout simplement pas portée.

Le ministre doit faire respecter le port du numéro d’identification

Le ministre a plusieurs fois rappelé la règle en vigueur, mais cela reste visiblement insuffisant. Le Conseil d’État lui enjoint de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire respecter cette obligation par les policiers et les gendarmes. Mais garantir le port du numéro n’est pas suffisant. Les sept chiffres font chacun moins d’un centimètre de haut ; ils ne sont donc pas toujours lisibles, en particulier dans les situations de rassemblements ou d’attroupements. C’est pourquoi le Conseil d’État juge que les chiffres doivent être agrandis pour que chaque administré puisse lire clairement le numéro en toutes circonstances.

***

Libertés de manifester et d’informer face au maintien de l’ordre

 

2023, Paris. Un journaliste filme un face-à-face entre forces de l’ordre et manifestants. En 2023, le Conseil d’État rappelle que les observateurs indépendants ne peuvent pas être contraints de quitter les lieux en cas d’ordre de dispersion d’une manifestation.

En 2020, le schéma national du maintien de l'ordre définit les règles d'intervention des policier et gendarmes pour garantir le bon déroulement des manifestations. mais en 2021, le Conseil d’État juge que certaines de ses mesures sont illégales et ordonne au ministre de l’Intérieur de réviser le texte. Ce dernier doit alors trouver un meilleur équilibre entre maintien de l’ordre et libertés de manifester et d’informer: il doit préciser les conditions exactes dans lesquelles l’encerclement de manifestants est autorisé, mais aussi garantir aux journalistes le libre exercice de leur métier. Par exemple, les reporters ne doivent pas être obligés de quitter les lieux si la manifestation est dispersée par les forces de l’ordre. Fin 2021, le ministre publie une nouvelle version du schéma national de maintien de l’ordre.

Les droits des observateurs garantis, la technique de la « nasse » encadrée

En 2023, la Ligue des droits de l’homme, l’Union syndicale Solidaires et d’autres associations demandent l’annulation de certaines mesures modifiées dans cette nouvelle version. Elles reprochent toujours au texte de porter atteinte à la liberté d’aller et venir en autorisant la technique de l’encerclement. Pour le Conseil d’État, le nouveau texte est suffisamment précis pour garantir un usage de l’encerclement adapté et proportionné aux circonstances. Cette pratique est expressément réservée aux situations de violences graves et imminentes, pour un temps limité, et uniquement pour protéger des biens ou des personnes. Les manifestants doivent pouvoir sortir de la « nasse » et rejoindre la manifestation par un passage laissé ouvert, et ce, sans voir leur identité contrôlée si aucune infraction n’est soupçonnée.

Concernant les journalistes, la nouvelle version du schéma national lève les différentes interdictions qui leur étaient faites, conformément à la décision du Conseil d’État de 2021. Mais les associations reprochent le maintien, pour les observateurs indépendants, de l’obligation de quitter les lieux en cas de dispersion d’un attroupement. Le Conseil d’État annule cette mesure: les observateurs indépendants doivent bénéficier de cette même garantie.

***

Contrôles d’identité: le rôle du juge administratif n’est jamais de définir les politiques publiques

 

En octobre 2023, plusieurs ONG et associations demandent au Conseil d’État de faire cesser la pratique des contrôles d’identité discriminatoires. Elles demandent une modification du code de procédure pénale, la création d’un régime spécifique pour les mineurs et d’une autorité indépendante de contrôle, ainsi qu’une redéfinition des rapports entre police et population.

Le Conseil d’État rappelle qu’il y a bien discrimination lorsque les personnes sont contrôlées sur la base de caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée. Il constate que les éléments déposés devant lui prouvent l’existence de ces contrôles discriminatoires : si la pratique n’est pas généralisée ou systémique, il ne s’agit pas non plus de cas isolés. Mais le Conseil d’État estime que la demande des associations implique, en réalité, une redéfinition des politiques publiques que seuls le Gouvernement ou le Parlement peuvent décider. À l’occasion de cette affaire, le Conseil d’État juge que ce n’est pas le rôle du juge administratif, qui n’en a d’ailleurs pas le pouvoir : sa seule mission est de veiller au respect du droit. Par conséquent, il rejette le recours des associations.

***

Sécurité nationale : les atteintes aux libertés doivent être encadrées

 

2022, Paris. Un employé de l’Anssi à son poste de travail. En 2023, le Conseil d’État estime que le recueil de données par l’Anssi, prévu par un projet de loi en cas de menaces de cyberattaque, est justifié et suffisamment délimité.

En février 2023, le Gouvernement saisit le Conseil d’État d'un projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024-2030  qui comprend de nouvelles mesures pour renforcer la défense nationale. Le texte permet notamment au procureur de la République antiterroriste de communiquer aux services de renseignement des informations recueillies dans le cadre d’enquêtes sur des crimes de guerre et contre l’humanité. Pour le Conseil d’État, si le but poursuivi est légitime, ce partage d’informations porte atteinte au secret de l’enquête et de l’instruction, à la protection de la vie privée et à la présomption d’innocence. C’est pourquoi il propose de limiter ce partage aux données strictement nécessaires à la garantie de la défense nationale.

Autre mesure prévue par le projet de loi : permettre à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) de recueillir des données auprès des opérateurs de téléphonie et Internet en cas de menaces de cyberattaque contre des institutions publiques ou des services essentiels. Le Conseil d’État estime que ce recueil de données porte atteinte au respect de la vie privée mais qu’il est justifié par la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation. Il considère que ce recueil est suffisamment délimité et proportionné : soumis à l’accord d’une autorité indépendante, il se limite aux seules données utiles pour prévenir la menace. De plus, les données sont conservées pour
une durée limitée et ne sont accessibles qu’aux seules personnes habilitées.

***

Enquêtes : la fin ne justifie pas tous les moyens

 

En mai 2023, le Conseil d’État rend un avis sur un projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice pour 2023-2027. Ce projet vise à moderniser l’institution judiciaire, en renforçant notamment les moyens d’investigation mis à sa disposition. Par exemple, il permet au juge des libertés et de la détention d’autoriser les perquisitions de domiciles pendant la nuit, à la demande du procureur de la République.

Pour le Conseil d’État, ces perquisitions sont suffisamment encadrées pour ne pas porter une atteinte excessive aux libertés : elles sont uniquement possibles lorsqu’un crime contre des personnes est imminent ou vient d’être commis, pour interpeller son auteur ou éviter la disparition de preuves. Le projet de loi donne également la possibilité aux enquêteurs d’activer à distance des appareils connectés pour capter des sons et des images et géolocaliser des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions graves.

Le Conseil d’État admet l’utilité de cette méthode mais préconise de mieux l’encadrer pour protéger le droit à la vie privée. Six mois plus tard, après le vote de la loi, le Conseil constitutionnel va plus loin : aucun encadrement supplémentaire n’ayant été prévu par le Gouvernement ou le Parlement, il censure ce mode de captation de sons et d’images.