Les agences : une nouvelle gestion publique ?

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Introduction de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, lors du colloque organisé par le Conseil d'État le 19 octobre 2012.

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Les agences : une nouvelle gestion publique ?

Conseil d’État, Vendredi 19 octobre 2012

Introduction de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

Mesdames et Messieurs les présidents,

Mesdames et Messieurs,

Mes chers collègues,

Chaque année, depuis la naissance qualifiée d’ « accidentelle » de son rapport[2], le Conseil d’État publie, tel un rituel, une étude approfondie portant sur le droit, l’administration ou les politiques publiques. Cette année 2012 s’inscrit dans cette tradition : elle marque la volonté du Conseil d’État de poursuivre la réflexion entamée en 2011 sur la gouvernance publique. Le rapport a changé de nom : dans une volonté de dissociation plus claire des exercices que le Conseil d’État conduit, le rapport public est désormais consacré au bilan annuel d’activité de la juridiction administrative, tandis que l’Étude annuelle reprend la partie anciennement consacrée, dans ce rapport public, aux considérations dites générales. Mais ce changement de présentation ne remet évidemment pas en cause, bien au contraire, la volonté du Conseil d’État de développer et de faire connaître sa vision sur des politiques publiques, comme sur l’administration publique.

Pour 2012, c’est le sujet des agences qui a été choisi. Traiter de cette question était une nécessité, car les agences demeuraient un « impensé de la réforme de l’État »[3]. La diffusion de cette forme particulière d’administration imposait un état des lieux, une réflexion, des clarifications et des propositions et il faut savoir gré à la section du rapport et des études en son ensemble et, en particulier, à son président, Olivier Schrameck, et son rapporteur général, Jacky Richard, d’avoir mené à bien ce travail fondateur. Celui-ci présente de nombreux intérêts, au nombre desquels le travail de définition et de systématisation qui a été mené, l’approfondissement du débat sur les modes d’action de l’État ainsi que des propositions d’évolution des règles actuellement applicables aux agences. Tous ces points seront abordés lors des tables rondes de cette journée. Je remercie chacun des intervenants d’avoir accepté de nous livrer son point de vue et ses analyses, ainsi que les présidents de tables rondes, Bruno Lasserre et Jacky Richard. Le colloque sera conclu par un propos enregistré de la Ministre de la réforme de l’État, de la décentralisation et de la fonction publique, Madame Lebranchu, que je remercie du soutien qu’elle a bien voulu nous apporter dans cette entreprise.

Les agences. Le titre et l’objet du rapport – et du colloque – invite à une analyse de la pertinence de ce mode d’administration et de sa cohérence avec une administration classique ou bureaucratique au sens wébérien du terme, c’est-à-dire basée sur certains principes, notamment la verticalité et le pouvoir hiérarchique. Il invite également à mesurer les conséquences de ce mode de « gouvernance » sur l’efficacité de l’action publique ainsi que son coût. Il apparaît en effet que les agences qui, paradoxalement, restent une catégorie juridico-administrative à construire malgré leur multiplication, participent d’un renouveau des modes de gestion publique (I). Il faut penser ce renouvellement de l’action publique pour mesurer le besoin d’encadrement des agences, qu’il s’agisse de leur mode de création ou de leur fonctionnement, afin de progresser vers des modes de gestion publique plus rationnels et plus efficaces (II).

 

I. Les agences, objet juridico-administratif en construction, participent d’un renouvellement de la gestion publique dans un but de plus grande efficacité.

A. La notion d’agences englobe des structures administratives très diverses.

1. Cette diversité s’observe à un triple point de vue : c’est une diversité de statuts, de fonctions et de droits applicables.

Diversité de statuts, tout d’abord, car les agences empruntent de multiples cadres. La forme de l’établissement public administratif (EPA) prédomine certes : deux des agences qui seront représentées au sein des tables rondes aujourd’hui, l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances et l’Agence publique pour l’immobilier de la justice, ont par exemple ce statut. L’éclectisme est toutefois grand : les agences peuvent ainsi être des établissements publics industriels et commerciaux, comme l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, mais aussi des groupements d’intérêt public, voire des personnes de droit privé : associations ou sociétés commerciales. En outre, certaines agences sont dépourvues de personnalité morale propre, comme les services à compétence nationale[4]. La situation se brouille encore du fait de changements de statuts, qui ne sont pas rares[5], ainsi que de l’altération de certaines catégories juridiques dont la cohérence est mise à l’épreuve, à commencer par celles des EPA et des EPIC.

Cette diversité de nature se double d’une diversité de fonctions. Le Conseil d’État dégage dans son rapport une typologie de six grandes familles de mission qui peuvent, exclusivement ou de manière combinée, être confiées aux agences : une mission de production et de prestation de services, de police et de contrôle, d’expertise, de financement, de mutualisation des moyens et, enfin, une mission d’animation de réseaux[6]. La diversité transparaît également dans l’analyse du droit applicable, qu’il s’agisse, de manière générale, de la dichotomie entre régime de droit public ou de droit privé, mais également, plus spécifiquement, des possibilités de recrutement d’agents contractuels ou non, du droit applicable aux contrats ou encore des règles de gestion budgétaire. Tous ces points sont longuement développés dans l’étude du Conseil d’État et je n’y reviens donc pas.

Cette hétérogénéité, cet éclectisme même, des caractéristiques propres aux agences, sont-ils si étonnants qu’ils le paraissent au premier abord ? Je ne le crois pas. Le Conseil d’État souligne ainsi que c’est une « conception instrumentale »[7] des agences qui prédomine lors de leur création et que les concepteurs de celles-ci retiennent donc les solutions « qui leur paraissent le mieux correspondre à leurs besoins et aux équilibres politiques du sujet et du moment »[8]. Les agences, compte tenu de leurs modes de création et des objectifs poursuivis par leurs concepteurs, sont le fruit d’une approche politique et pragmatique s’accordant mal avec la volonté de systématisation dont naissent les catégories juridiques les mieux consacrées dans notre droit.

2. Les agences, qui mettent « à l’épreuve les catégories juridiques usuelles »[9], ne se laissent donc pas aisément appréhender ni, a fortiori, définir.

Je prendrai deux exemples de cette aporie qui veut qu’alors qu’un objet est en pleine expansion et constitue un enjeu majeur de politique publique, il reste difficile de le définir, voire même simplement d’en fixer les contours. D’abord, la doctrine française, si elle n’est pas tout à fait silencieuse, ne fait que chuchoter sur le sujet. D’excellents traités ou manuels de droit administratif ne mentionnent, par exemple, aucunement les agences, même dans des chapitres consacrés aux personnes publiques spécialisées[10]. Le faible attrait de la doctrine pour ce sujet contraste avec l’engouement remarqué dans nombre d’autres pays. Ensuite, on ne peut que constater l’écart, même justifié par la différence de perspective, qui existe entre la définition adoptée par l’inspection générale des finances dans son rapport[11] et celle retenue par le Conseil d’État, les deux rapports soulignant toutefois la difficulté d’adopter une définition pertinente de l’agence. Ces définitions seront discutées et je ne présenterai que brièvement la définition adoptée par le Conseil d’État, laissant à M. Thierry Wahl, inspecteur général des finances et superviseur du rapport de l’IGF, le soin de présenter celle retenue par l’Inspection générale des finances.

La définition adoptée par le Conseil d’État est tout d’abord négative. Une autorité administrative indépendante n’est pas une agence, car l’agence n’est pas indépendante, mais simplement autonome[12]. En outre, si la notion d’opérateur, qui est d’origine budgétaire, recoupe largement celle d’agence, tous les opérateurs ne sont pas des agences, comme les universités, les établissements de santé ou les parcs nationaux par exemple[13]. L’agence apparaît ainsi, dans une acception positive, comme un organisme autonome qui exerce une responsabilité structurante dans la mise en œuvre d’une politique nationale. Autonome, car elle n’est ni indépendante, ni inscrite dans le schéma hiérarchique traditionnel de l’administration : soit parce que, alors même qu’elle dispose de la personnalité morale, le pouvoir exécutif garde un rôle non négligeable dans son fonctionnement[14], soit parce qu’elle dispose d’une autonomie de fait, malgré l’absence de personnalité morale propre[15]. L’agence exerce en outre une responsabilité que le Conseil d’État a choisi de qualifier de « structurante » dans la mise en œuvre d’une politique nationale. Au premier abord, ce critère peut apparaître poreux, voire imprécis – et la doctrine critiquera peut-être le caractère insuffisamment opérant de ce standard[16]. Il est toutefois apparu que les agences ne sont pas de simples opérateurs ou producteurs de services, mais participent pleinement à l’orientation des politiques publiques dans le domaine dans lequel elles interviennent.

L’enjeu de la définition des agences et du champ couvert par elles n’est pas mince : selon la définition choisie, ce sont 1244 agences ou 103 qui sont respectivement recensées par l’Inspection générale des finances et le Conseil d’État. Chacun s’accorde en revanche sur l’expansion rapide de ce mode d’action publique.

B. Le développement rapide des agences traduit un renouvellement des modes d’action publique.

1. La France, comme de nombreux autres pays, a connu une expansion rapide du recours des pouvoirs publics aux agences. Un anglicisme traduit même ce phénomène : le terme d’« agencification ». Si ce mouvement s’inscrit dans une histoire longue en droit administratif, celle de l’émergence de personnes publiques créées spécialement afin d’assurer une mission de service public, c’est à partir des années 1960 qu’une réelle accélération peut être constatée. Le développement de l’idée d’« administration de mission », selon l’expression d’Edgard Pisani[17], « adaptée à un problème, un temps et un lieu », a contribué à populariser l’idée selon laquelle l’action publique pouvait être plus efficace hors du cadre de l’administration traditionnelle. Avec la diversification des missions de l’État et le développement des idées ou des projets de « nouvelle gestion publique »[18], puis de gouvernance publique[19], l’organisation administrative tend à faire place à une certaine forme de « polycentrisme », pour reprendre un terme qui a fleuri en sciences sociales[20]. Cette évolution ne doit toutefois pas être surestimée[21].

Loin de l’idée d’un jardin à la française, le développement des agences s’est effectué de manière quelque peu erratique, sans véritable doctrine ni règles communes, au gré des besoins manifestés par les personnes publiques. Le maître-mot a donc été le pragmatisme et la recherche d’efficacité, surtout lors de l’émergence de nouvelles politiques publiques. D’autres motifs ont également pu guider l’action des pouvoirs publics, comme la volonté d’apporter une réponse institutionnelle à une situation de crise[22]. La situation française contraste en cela avec celle d’autres pays, qui ont recouru aux agences de manière plus systématique et plus ordonnée, c’est-à-dire en suivant une doctrine bien définie de recours aux agences. L’étude annuelle aborde ainsi les exemples suédois et américain, ou encore néo-zélandais et britannique.

2. L’objectif d’efficacité poursuivi avec le recours aux agences est-il atteint ? Cette recherche d’efficacité ne nuit-elle pas à la cohérence globale de l’action publique ?

L’émergence d’un nouveau mode d’action publique soulève nécessairement des interrogations sur les conséquences de celui-ci. Le Conseil d’État a tiré dans son étude deux conclusions que je souhaite souligner. En premier lieu, le recours aux agences ne peut, par principe, être pensé comme mauvais pour l’État. En permettant une meilleure mobilisation des moyens affectés à la mise en œuvre des politiques publiques, en faisant preuve d’un professionnalisme reconnu et en promouvant une meilleure implication des parties prenantes, le recours à l’agence peut constituer, pour la personne publique, une solution pertinente. En second lieu, l’agence, ce n’est pas moins d’État ; c’est l’État autrement. Le Conseil d’État a ainsi souhaité se placer très explicitement dans le débat sur les « démembrements » de l’État pour affirmer que les agences, même si elles apparaissent très souvent comme soustrayant un pouvoir à l’État, sont en réalité une autre façon pour l’État d’agir. Ce n’est pas l’État central tel qu’il est traditionnellement représenté, certes, mais cela reste l’État.

Les conclusions précédentes ne doivent toutefois pas être interprétées de manière simpliste ou unilatérale. Affirmer que « les agences, c’est l’État autrement » implique en effet de poser, en particulier, la question du contrôle de ces structures autonomes par l’État et du rôle que remplissent les agences dans la conception des politiques publiques. S’il est naturel que des agences opérationnelles disposent d’un personnel et d’un budget bien supérieur aux structures de l’État dédiées à la stratégie et au pilotage, il n’en reste pas moins que l’administration centrale manifeste souvent des difficultés pour s’ériger ou s’affirmer en tant que véritable pilote et stratège face à des agences puissantes qui structurent, au sens le plus fort, des champs complets de l’action publique. Les administrations centrales tendent assez clairement à être concurrencées par « leurs » agences en ce qui concerne l’exercice des fonctions stratégiques.

Ainsi, les agences apparaissent comme un moyen qui peut s’avérer pertinent pour répondre à une problématique particulière et efficace dans l’affectation et la gestion des moyens alloués à une politique publique. Cette recherche d’efficacité ne doit toutefois pas faire oublier la nécessaire prééminence d’un intérêt général de l’État, qui n’est pas que sectoriel. La nécessité de dépasser le cadre des agences dans la mise en œuvre d’une vision stratégique de l’État, s’appuyant principalement sur les administrations centrales, doit ainsi être réaffirmée, alors même que se développent des modèles plus conjoncturels et situés d’action publique, tels que, précisément, les agences.

Pour trouver le juste équilibre, l’action de ces agences doit donc être encadrée.

 

II. L’encadrement du recours aux agences et de leurs modalités de fonctionnement constitue une condition nécessaire au succès d’une gestion publique plus efficace et responsable.

A.    Les agences ne peuvent continuer à être des créations erratiques et à obéir à d’éclectiques règles de fonctionnement ; les exemples étrangers montrent qu’elles doivent être pensées comme des composantes du modèle d’administration publique et, comme telles, respecter des règles communes.

Le phénomène des agences n’est pas né en France et l’administration française n’est pas le lieu privilégié du développement de ce mode de gouvernance[23]. Bien que les comparaisons soient à effectuer avec précaution tant les modèles diffèrent[24], l’observation des expériences étrangères souligne l’intérêt qu’il y aurait à développer une véritable doctrine attachée à la mise en place et au fonctionnement des agences.

Ce constat est partagé. L’OCDE, par exemple, considère que les conditions de réussite et de pérennité d’un système de gouvernance incluant le recours aux agences[25] repose sur un cadre institutionnel et légal sûr, sur la justification de toute exception apportée à ce cadre et sur une limitation de leur nombre[26].

Certains pays ont, à cet égard, développé de véritables « doctrines de gouvernance » concernant les agences. Aux États-Unis, où les agences ont été créées sans plan d’ensemble, des règles communes sont souvent mises en oeuvre, la principale spécificité des agences, qui sont souvent dotées d’importantes prérogatives, tenant à leur autonomie marquée à l’égard du pouvoir exécutif et au rôle que joue à leur égard le Congrès. La Suède, où le recours aux agences relève d’un mode de gouvernance depuis longtemps pratiqué[27], applique également un corps de règles communes : le ministre ne peut ainsi directement adresser des directives aux agences, de telles directives ne pouvant résulter que d’une délibération collégiale du Conseil des ministres ; sont par ailleurs proposés trois modèles distincts d’administration des agences[28].

Le recours à une doctrine clairement exprimée en ce qui concerne les agences n’épuise bien entendu pas les questions pertinentes que soulève ce mode de gouvernance, en termes de légitimité démocratique, de résilience face à la représentation d’intérêts ou de soutenabilité budgétaire, alors que, de manière croissante, la contrainte financière tend à devenir un déterminant essentiel de toute politique publique. L’existence de règles communes apparaît cependant nécessaire de manière à ce que nous puissions penser les agences comme des composantes à part entière de notre modèle d’administration publique. On peut d’ailleurs noter les démarches entreprises par différents pays, y compris parmi les plus avancés, dans le recours aux agences, comme la Nouvelle-Zélande[29] ou le Royaume-Uni[30], pour remodeler ces règles. L’Union européenne a également adopté en juillet 2012 une approche commune sur l’avenir de la gestion des agences[31].

Enfin, il convient d’y insister, penser les agences est une nécessité pour pouvoir situer ces objets juridiques particuliers dans la théorie de la séparation des pouvoirs. Les États-Unis ou la Suède ont ainsi défini la place des agences dans la relation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif avec, comme caractéristique commune, une certaine défiance du législateur vis-à-vis de l’exécutif[32]. Relevant du pouvoir exécutif sans en être totalement une composante, les agences questionnent donc notre idée de la séparation des pouvoirs, comme le font, dans un autre registre, les autorités administratives indépendantes[33]. Elles bousculent les catégories juridiques héritées de Montesquieu et de la pensée libérale qu’il convient de remettre à jour. Une telle réflexion doit être menée à bien, afin que des règles communes, claires et acceptées par tous, puissent être dégagées. Si les agences ont été des créations erratiques, réglées uniquement pour satisfaire à un impératif ponctuel d’efficacité, cette situation doit donc, aujourd’hui, être dépassée. Les pouvoirs publics en ont conscience, comme l’atteste la circulaire du Premier ministre en date du 26 mars 2010 relative au pilotage stratégique des opérateurs de l’État[34], qui constitue le premier signe d’un frémissement en ce sens. Il convient toutefois de porter plus loin la réflexion.

B.    Un recours approprié aux agences repose sur trois impératifs : encadrer la création des agences, organiser un cadre de références commun aux agences et aux administrations de l’État et clarifier la place de ces organismes au sein de l’administration publique.

1. La création des agences n’est neutre ni d’un point de vue budgétaire, ni en termes de gestion publique ; elle devrait donc être subordonnée à une évaluation de sa pertinence. Les pouvoirs publics pourraient se fonder sur un faisceau d’indices pour déterminer les cas dans lesquels il est souhaitable de recourir aux agences, sur la base des critères suivants : l’efficience, l’expertise, la neutralité et le partenariat, c’est-à-dire la nécessité d’associer les partenaires intéressés. De même, il paraîtrait judicieux de réévaluer périodiquement la pertinence de l’existence et des missions de chaque agence. Ces lignes directrices pourraient faire l’objet d’une directive du Premier ministre ; une étude d’impact préalable à la création d’une agence devrait également être réalisée.

2. Le Conseil d’État insiste aussi, dans son Etude annuelle, sur la nécessité de fixer un cadre de références commun aux agences et à l’administration de l’État.

Une approche en termes budgétaires apparaît tout d’abord nécessaire. Un constat s’impose en effet : le budget de l’État ne permet plus, à lui seul, d’appréhender de manière satisfaisante l’ensemble des ressources, des charges et des actions de l’État. Les agences ont longtemps constitué autant de lignes de fuite dans la maîtrise des dépenses publiques. La mise en place d’un cadre budgétaire commun n’est toutefois pas chose aisée, notamment en ce qu’elle pourrait imposer une modification de la loi organique du 1er août 2001 relatives aux lois de finances et, par ricochet, de la Constitution. Le Conseil constitutionnel a certes estimé, dans sa décision relative à la loi de finances rectificative pour 2011, qu’il « est loisible au législateur de prévoir, dans chaque loi de finances, des dispositifs permettant de contenir l’évolution des dépenses des organismes relevant de l’État »[35]. Le Conseil d’État a toutefois estimé qu’il n’était pas possible de tirer des enseignements de portée générale de cette décision, qui admet dans un cas d’espèce que la loi de finances dépasse le strict cadre des moyens de l’État. A cadre constitutionnel constant, certaines mesures peuvent néanmoins être envisagées, comme la question de l’affectation des recettes fiscales à des agences ou l’inscription de celles-ci dans une logique de programmation pluriannuelle des finances publiques.

Des règles communes de gestion des ressources humaines présenteraient également un réel intérêt. Elles pourraient s’inscrire dans la politique actuelle d’une réduction du nombre de corps et d’affirmation de leur caractère interministériel. Des efforts de mutualisation des outils de gestion des ressources humaines mais également de définition d’une politique de rémunération, entre État et agences, devraient aussi être entrepris afin de gommer les écarts de rémunération qui sont actuellement constatés au détriment de l’État. Les agences ne sont pas faites pour s’affranchir des grilles de rémunération de l’État.

3. Enfin, inscrire les agences dans une réflexion d’ensemble sur le fonctionnement de notre administration suppose, en particulier, de rééquilibrer les relations entre l’État central et territorial et les agences. L’État doit être en mesure d’affirmer son pouvoir de tutelle stratégique sur les agences. Il existe aujourd’hui encore un risque de « tutelle inversée », pour reprendre une expression du professeur Chevallier[36], compte tenu de l’asymétrie d’information et du poids acquis par certaines agences au regard de leur ministère de tutelle. Or, chaque agence présente des projets et des perspectives déterminés, qui sont  fonction du but poursuivi par elle ; la tutelle doit donc être revivifiée de manière à ce qu’une vision stratégique de l’action publique, définie au niveau interministériel, puisse transcender les particularismes et les intérêts sectoriels. La voie de la contractualisation constitue sans doute un moyen de renouveler les rapports entre l’État et les agences. Inscrire les agences dans une vision globale de l’administration publique et de la séparation des pouvoirs suppose également de penser leurs relations avec les autres pouvoirs publics et, en premier lieu, la Représentation nationale, afin d’associer celle-ci, en particulier, à leur contrôle.

 

Pour conclure brièvement mon propos, je souhaiterais poser, sous une forme délibérément provocante, la question suivante : la notion d’agences a-t-elle un avenir ? Devant une telle multitude des statuts et de règles de fonctionnement applicables à des entités qui se laissent juridiquement mal définir, la notion même d’agence pourrait sembler n’avoir que peu de pertinence. Raisonner ainsi conduirait toutefois à gravement sous-estimer un phénomène patent d’évolution de l’administration publique. Il faut, au contraire, saisir à bras le corps cette notion, la définir et en tirer les meilleures conséquences possibles en termes de gestion publique. Les agences ne doivent pas, parce qu’elles sembleraient être un démembrement de l’État, être condamnées par principe. Elles peuvent présenter des avantages dont il serait dommageable que l’État ne tire pas parti, sous réserve que les dérives éventuelles soient prévenues par un certain nombre de règles de fonctionnement préalablement établies. La notion d’agence a donc un avenir ; c’est celui-ci qui nous rassemble aujourd’hui dans cette salle d’Assemblée générale où les grandes options, puis les termes de l’étude annuelle du Conseil d’État ont été arrêtés. Je forme le vœu que cette journée d’échanges et de débats soit utile et fructueuse : c'est-à-dire, qu’elle contribue à éclairer les conditions d’un meilleur recours aux agences et d’un meilleur fonctionnement de celles-ci.

[1]Texte écrit en collaboration avec Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2] O. Renaudie, « Dits, non-dits et clairs-obscurs de la création du rapport », in P. Mbongo, O. Renaudie (dir.), Le rapport public annuel du Conseil d’Etat, Paris, Ed. Cujas, 2010, p. 17-20.

[3]Conseil d’Etat, Les agences : une nouvelle gestion publique, Etude annuelle 2012, Paris, La Documentation française, p. 23 ; ci-après Etude annuelle.

[4]Ainsi de l’Agence France Trésor ou l’Agence de participation de l’Etat.

[5]A titre d’exemple, Voies navigables de France, qui était un EPIC, a été transformé en établissement public administratif par la loi n°2012-77 du 24 janvier 2012 relative à Voies navigables de France. De même, l’Agence nationale de valorisation de la recherche, qui avait le statut d’EPIC, a été transformée en société anonyme (ordonnance n° 2005-722 du 29 juin 2005 relative à la création de l'établissement public OSEO et à la transformation de l'établissement public Agence nationale de valorisation de la recherche en société anonyme).

[6]Etude annuelle, p. 43 et s.

[7]Etude annuelle, p. 40.

[8]Etude annuelle, p. 40.

[9]Etude annuelle, p. 39.

[10]Les manuels de science administrative sont un peu plus diserts, de même que ceux de sociologie, notamment des organisations.

[11]Inspection générale des Finances, L’Etat et ses agences, Rapport n°2011-M-044-01, mars 2012.

[12]Etude annuelle, p. 47 et s.

[13]Etude annuelle, p. 51 et s.

[14]Par exemple, nomination et révocation du dirigeant, contrôle de la gestion de l’agence, possibilité de donner des directives d’action…

[15]Ce qui est notamment le cas des services à compétence nationale, en raison de leur rattachement au ministre ou du caractère opérationnel et technique de leur mission.

[16]Il serait toutefois loin d’être impossible d’apprécier un tel standard dans un débat contentieux, par exemple au travers d’un faisceau d’indices.

[17]E. Pisani, « Administration de mission, administration de gestion », Revue française de science politique, 1956.

[18]Etude annuelle, p. 35.

[19]J. Chevallier, « La gouvernance : un nouveau paradigme étatique ? », Revue française d’administration publique, n°105-106, 2003, p. 203.

[20]Par exemple, en science administrative : J. Chevallier, Science administrative, Paris, PUF, 4ème éd., 2007, p. 421 et s. Ce terme peut légitimement heurter le publiciste attaché à la notion d’Etat unitaire ou le politique défenseur de l’indivisibilité de la République.

[21]En ce sens, J. Chevallier, Science administrative, Paris, PUF, 4ème éd., 2007, p. 421 et s..

[22]Cela a pu être le cas en particulier dans le secteur sanitaire avec, par exemple, la création de l’Agence française du sang en 1992 suite aux affaires du sang contaminé (devenue l’Etablissement français du sang) ou la création de l’Agence française de sécurité sanitaire en 1998, à la suite de la crise dite de la « vache folle ».

[23] La dimension comparatiste de l’étude annuelle est fort développée et constitue l’une de ses plus grandes forces.

[24]Voir ainsi K. Yesilkagit, J. Christensen, « Institutional design within national contexts : Agency independence in Denmark, the Netherlands and Sweden (1945-2000) », p. 6, disponible sur http://soc.kuleuven.be/io/cost/pub/paper/delegationtradition_kyjgc.pdf ; les auteurs y insistent sur l’importance des traditions nationales et des trajectoires historiques dans la création des agences.

[25]Ou aux arm’s length bodies, expression de langue anglaise désignant les autorités se situant à une distance suffisante pour bénéficier d’une certaine autonomie,

[26]OCDE, Modernising governement : the way forward, 2005, p. 118.

[27]Ainsi, selon K. Rexed, « la situation que l’on connaît aujourd’hui en Suède découle de l’instauration du régime parlementaire, qui s’est consolidé durant les XIXe et XXe siècles. En effet, le régime parlementaire suédois confère au Parlement une importance décisive. La mise en œuvre des politiques publiques et l’exécution des programmes définis par la Diète suédoise sont confiées aux agences » (« Les agences : une perspective suédoise », Etude annuelle, p. 264).

[28]K. Rexed, op. cit., p. 261.

[29]Par exemple D. Gill, « Reform of arms length governement through the Crown Entities Act (2004) – The drunk and the lamp post ? », Institute of policy studies, Working paper 09/12, http://ips.ac.nz/publications/files/8ffa62a05e8.pdf.

[30]National Audit Office, Reoganising central government bodies, 2012; T. Gash, J. Rutter, Sir I. Magee, N. Smith, Read before burning. How to increase the effectiveness and accountability of quangos, Institute for government, 2010 ; J. Rutter, R. Malley, A. Noonan, W. Knighton, It takes two. How to create relationships between government and arm’s length bodies, Institute for government, 2010 ; J. Rutter, T. Gash, “The QUANGO conundrum”, Etude annuelle, p. 251.

[31]Déclaration conjointe du Parlement européen, du du Conseil de l’Union européenne et de la Commission européenne sur les agences décentralisées (http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/sefcovic/documents/120719_agencies_joint_statement_en.pdf) ainsi que son annexe relative à une approche commune (http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/sefcovic/documents/120719_agencies_common_appr_en.pdf).

[32]Etude annuelle, p. 63 ; K. Rexed, op. cit., p. 264.

[33]Qui relèvent du pouvoir exécutif tout en disposant d’un pouvoir quasi-juridictionnel.

[34]Circulaire n°5454/SG, disponible sur http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2010/04/cir_30853.pdf.

[35]Décision n°2011-368 DC du 28 juillet 2011.

[36]J. Chevallier, « Agencification et gouvernance », Etude annuelle, p. 246.