Le juge des référés

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Dès 1962, dans un article demeuré célèbre (« Le Huron au Palais Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », D. 1962. Chron. 37.), le professeur Rivero mettait en évidence la question de l’effectivité de la justice administrative. Cette préoccupation s’est traduite, depuis lors, par un effort de réduction des délais de jugement, ou encore par la création de nouvelles juridictions. Ces démarches nécessaires n’ont pas pour autant paru suffisantes, du fait notamment du caractère non suspensif du recours devant le juge administratif. La création de procédures propres permettant son intervention à bref délai, de nouvelles procédures de référé, s’est alors imposée.

C’est à cette préoccupation ancienne d’effectivité de la justice administrative que la loi du 30 juin 2000[1] a entendu apporter de nouvelles réponses. Cette loi a permis un élargissement significatif du champ d’action du juge des référés. Des évolutions profondes ont été engagées avec l’introduction du référé-liberté et du référé-suspension, qui constituent aujourd’hui les principaux cas de saisine du juge des référés.

Quinze ans après, le succès de cette voie de recours est manifeste. Elle représente une part désormais significative de l’activité des tribunaux administratifs, du Conseil d’État et, dans une moindre mesure, des cours administratives d’appel. En 2014, le juge des référés du Conseil d’État a ainsi été saisi de 166 requêtes en premier et dernier ressort, de 146 requêtes en appel, ainsi que de 645 pourvois en cassation dirigés contre les ordonnances rendues par les juges des référés des tribunaux administratifs[2]. Près de 10 % de l’activité du Conseil d’État statuant au contentieux est désormais consacrée aux procédures de référé.

1. Le développement des procédures de référé

1.1. L’élargissement des voies de saisine du juge des référés

      1.1.1. Les référés anciens

Les procédures de référé existent de longue date au sein de la juridiction administrative, même si elles n’étaient initialement ouvertes que dans certains cas particuliers.

C’est ainsi que le référé-constat, prévu par l’article R. 531-1 du code de justice administrative, est ouvert afin de rassembler des éléments pour préparer une action contentieuse ultérieure à travers la désignation d’un expert. Cette voie de recours peut être rapprochée du référé-instruction (CE, 7 octobre 2013, Société TP Ferro concesionaria, 356675), ou référé-expertise, institué par l’article R. 532-1 du code de justice administrative, par lequel le juge des référés « peut, (…) même en l'absence de décision administrative préalable, prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction ». Dans ce cadre, le juge des référés « peut appeler à l’expertise en qualité de sachant toute personne dont la présence est de nature à éclairer ses travaux » (CE, 26 septembre 2008, M. R., 312140). Ce sachant peut être chargé d’examiner les faits, de « concilier les parties si faire se peut » (CE, 11 février 2005, Organisme de gestion du Cours du Sacré-Cœur, 259290), mais non d’apprécier des questions de droit (CE, 11 mars 1996, Société civile immobilière du domaine des Figuières, 161112 ; CE, 30 décembre 1998, Société Coteba management, 189211).

Ces procédures ont connu un développement particulier depuis les années 1980, sur le modèle des juridictions civiles. Le décret du 22 septembre 1988 a ainsi introduit le référé-provision, aujourd’hui régi par l’article R. 541-1 du code de justice administrative. Le requérant peut obtenir, à titre conservatoire, le versement d’une somme, à titre de provision, correspondant à une créance dont le principe n’est pas sérieusement contestable (CE, sect., 10 avril 1992, Centre hospitalier général d’Hyères, 108294 ; CE, 6 décembre 2013, M. T., 363290), éventuellement assortie d’intérêts moratoires (CE, 2 avril 2004, Société Alstom power turbomachines, 256504)..En pratique, il arrive que le litige ne soit pas poursuivi au-delà de l’intervention du juge du référé-provision et la provision devient alors, de fait, définitive. 

      1.1.2. Les référés en matière contractuelle

Le contentieux contractuel a également vu le développement de procédures particulières, issues notamment du droit de l’Union européenne en matière de commande publique.

Issu de la directive du 21 décembre 1989[3], transposée par la loi du 4 janvier 1992, le référé précontractuel, aujourd’hui défini par l’article L. 551-1 du code de justice administrative, autorise le juge des référés à suspendre la procédure de passation d’un contrat en cas de violation des formalités de publicité et de mise en concurrence. Sa saisine, qui peut émaner de toute personne ayant vocation à exécuter le contrat (CE, 29 avril 2015, Syndicat de valorisation des déchets de la Guadeloupe, 386748), fait obstacle à la signature du contrat.

Ouverte de longue date, cette voie de recours a été complétée, à travers l’ordonnance du 7 mai 2009[4], par le référé contractuel, issu des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative. Ouvert aux personnes « qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d’être lésées par des manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence » (CE, 19 janvier 2011, Grand port maritime du Havre, 343435), il concerne les contrats déjà conclus et peut conduire à la suspension de leur exécution (article L. 551-17 du code de justice administrative), à leur résiliation, à la réduction de leur durée (article L. 551-20 du code de justice administrative) voire, dans certaines hypothèses, au prononcé de leur nullité (article L. 551-18 du code de justice administrative), y compris avec un effet différé (CE, 1er juin 2011, Société Koné, 346405).

      1.1.3. Les référés issus de la loi du 30 juin 2000

En créant de nouvelles procédures d’urgence, largement ouvertes, la loi du 30 juin 2000 a permis un véritable changement d’échelle en la matière.

- Institué par l’article L. 521-1 du code de justice administrative, le référé-suspension permet la suspension de tout acte administratif dans l’attente du jugement sur le fond du litige.

Il constitue donc obligatoirement l’accessoire d’un recours principal devant le juge administratif, et notamment du recours en annulation pour excès de pouvoir, et remplace l’ancienne procédure de sursis à exécution d’un acte administratif (SAE), dont les conditions de mise en œuvre étaient plus restrictives : le juge ne pouvait ordonner qu’il soit sursis à l’exécution d’un acte que si ce dernier pouvait entraîner un préjudice difficilement réparable. Plus largement ouvert, le référé-suspension autorise la suspension de l’exécution d’un acte administratif si deux conditions cumulatives sont réunies : l’existence d’une situation d’urgence, d’une part, et l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de l’acte, d’autre part.

Etabli, quant à lui, par l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le référé-liberté permet au juge des référés lorsqu’existe une situation d’urgence et qu’une personne publique, ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde » de la liberté fondamentale. De larges pouvoirs sont ainsi ouverts au juge, qui peut, par exemple, ordonner à titre provisoire une mesure d’organisation des services (CE, juge des référés, 30 juillet 2015, Section française de l’observatoire des prisons et autre, 392043). Il ne peut toutefois intervenir que si la situation permet de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires (même décision).

Eu égard aux enjeux attachés à son intervention, le juge des référés peut adopter, dans certaines circonstances particulières, une interprétation relativement souple des conditions de recevabilité des requêtes, s’agissant notamment de la condition de majorité du requérant (CE, 30 décembre 2011, M. B., 350458 ; CE, juge des référés, 12 mars 2014, M. K., 375956) ou de l’habilitation du président d’une association (CE, 13 décembre 2005, Commune de Cabriès, 280329).

De même, la notion de liberté fondamentale fait, en pareil cas, l’objet d’une interprétation relativement large. Elle peut notamment correspondre à la liberté d’expression (CE, juge des référés, 9 janvier 2014, Ministre de l’intérieur c/ société Les production de la plume et M. M., 374508 ; CE, juge des référés, 6 février 2015, Commune de Cournon-d’Auvergne, 387726), à la liberté d’aller et venir (CE, juge des référés, 9 janvier 2001, M. D., 228928), à la liberté d’opinion (CE, sect., 28 février 2001, M. C., 229163), au droit d’asile (CE, juge des référés, 12 janvier 2001, Mme H., 229039), au droit de mener une vie familiale normale (CE, 30 octobre 2001, Ministre de l’intérieur c/ Mme T., 238211), au droit de propriété (CE, juge des référés, 21 novembre 2002, Société Gaz de France, 251726 ; CE, juge des référés, 23 janvier 2013, Commune de Chirongui, 365262), au droit au respect de la vie (CE, sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris et Société d’économie mixte PariSeine, 353172-353173), mais aussi à la libre administration des collectivités territoriales (CE, sect., 18 janvier 2001, Commune de Venelles et M. M., 229247).

- Enfin, le référé tendant au prononcé de toutes mesures utiles, dit référé mesures utiles, régi par l’article L. 521-3 du code de justice administrative, se substitue à l’ancien référé conservatoire issu de la loi du 28 novembre 1955[5], appellation sous laquelle il est parfois encore désigné.

Cette voie de recours permet au juge d’ordonner toute mesure utile qui n’est pas manifestement insusceptible de se rattacher à un litige relevant de la compétence de la juridiction administrative (CE, 22 octobre 2010, M. P., 335051 ; CE, 5 juin 2015, M. S., 389178), à l’exception de mesures de nature réglementaire (CE, juge des référés, 29 mai 2002, Syndicat Lutte pénitentiaire, 247100 ; CE, sect., 27 mars 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons, 385332) et de mesures générales de contrôle du respect de la réglementation (CE, 23 octobre 2015, SELARL Docteur Dominique Debray et autre, 383938).

Ce juge peut être saisi même en l’absence de décision administrative préalable. Le prononcé d’une mesure utile, qui est subordonné à la caractérisation d’une urgence (CE, 8 juillet 2002, Commune de Cogolin, 240015 ; CE, 29 juillet 2002, Centre hospitalier d’Armentières, 243500 ; CE, 28 mars 2003, Association Maison des jeunes et de la culture de Méru, 252448), ne peut cependant faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative (CE, 30 décembre 2002, Commune de Pont-Audemer c/ Association de sauvegarde des patrimoines de Basse-Seine, 248787 ; CE, 26 octobre 2005, Société des crématoriums de France, 279441 ; CE, 2 juillet 2006, Chambre de commerce et d’industrie Marseille-Provence, 286465 ; CE, 8 juillet 2009, Société Eurelec Aquitaine, 320143).

1.2. L’adaptation des voies de recours contre les ordonnances de référé

      1.2.1. La contestation de l’ordonnance du juge des référés

A l’exception des cas où le Conseil d’État est appelé à se prononcer en premier et dernier ressort, les décisions rendues en matière de référé sont ensuite susceptibles de recours adaptés aux particularités de ce type de procédures.

-         Les décisions rendues, en premier ressort, en matière de référé-liberté sont, aux termes de l’article L. 523-1 du code de justice administrative, en principe susceptibles d’appel devant le juge des référés du Conseil d’État, émanant de toute partie à l’instance (CE, juge des référés, 3 janvier 2003, Mme B., 253045 ; CE, juge des référés, 29 septembre 2004, Préfet de la Marne c/ M. M., 272552 ; CE, juge des référés, 22 décembre 2012, Section française de l’Observatoire international des prisons et autres, 364584-364620-363621-364647). Le requérant, qui doit relever appel dans les quinze jours suivant la notification de la décision (CE, 23 mai 2001, M. B., 232498), est alors dispensé du ministère d’avocat (article R. 523-3 du code de justice administrative).

-         Les décisions rendues, en premier et dernier ressort, en matière de référé-suspension et de référé mesures-utiles peuvent quant à elles, en vertu du même article, faire l’objet d’un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, qui statue alors en formation collégiale. Il en va de même des décisions en matière de référés précontractuel (article R. 551-6 du code de justice administrative) et contractuel (article R. 551-10 du code de justice administrative).

-         Enfin, les décisions rendues en premier ressort en matière de référé-instruction (article R. 533-1 du code de justice administrative), de référé-constat (CE, 16 juin 2004, Société Sumo, 266378) ou de référé-provision (article R. 541-3 du code de justice administrative ; CE, 4 février 1994, Commune de Saint-Philippe c/ M. C., 143446) peuvent faire l’objet, eu égard à leur moindre degré d’urgence, d’un appel devant une cour administrative d’appel puis, ultérieurement, d’un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État.

       1.2.2. La nouvelle saisine du juge des référés

En dehors des voies de recours dirigées contre l’ordonnance du juge des référés, celui-ci peut à tout moment être nouvellement saisi pour, au vu d’un élément nouveau, modifier les mesures qu’il avait ordonnées ou y mettre fin. Cette voie permet de demander au juge, en cas d’évolution des circonstances, d’adapter en conséquence les mesures qu’il avait ordonnées. Elle peut être exercée par l’administration (CE, juge des référés, 5 septembre 2011, Ministre de l’intérieur, de l’Outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration c/ M. M. et autres, 351710 et autres).

 

2. Un office du juge des référés adapté à sa mission 

2.1. L’urgence : une appréciation concrète

La prise en considération de l’urgence n’est pas propre aux procédures de référé, dès lors que le juge peut être conduit, de sa propre initiative ou du fait de règles de procédure administrative contentieuse, à accélérer l’instruction et le jugement de certaines affaires, telles que les protestations électorales ou les questions préjudicielles posées par l’autorité judiciaire[6].

Toutefois, notamment depuis l’entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, les procédures de référé traduisent l’existence, à un double titre, d’un « contentieux de l’urgence » :

-         d’une part, en permettant au juge, selon la formule du professeur Chapus[7], « de prendre, dans les moindres délais, sinon de façon immédiate, les mesures justifiées par l’existence d’une situation d’urgence » ;

-         d’autre part, en lui ouvrant la faculté « de prescrire des mesures dont, étant donné ce qu’elle sont, la bonne administration de la justice justifie qu’elles puissent être décidées aussi rapidement que possible, comme si leur intervention était urgente ».

La condition d’urgence constitue, dès lors, une condition transversale à laquelle la mise en œuvre des pouvoirs attribués au juge des référés est, le plus souvent, subordonnée.

L’appréciation de cette condition s’avère, dans cette perspective, modulée. En cas d’urgence particulière, et notamment d’atteinte difficilement réversible à la situation du requérant, l’appréciation doit être adaptée, ce qui lui bénéficie (en matière de référé-suspension, CE, sect., 14 mars 2001, Ministre de l’intérieur c/ Mme A., 229773 ; et en matière de référé-liberté, CE, juge des référés, 29 juillet 2003, M. P., 258900). De même, la condition d’urgence est parfois regardée comme remplie, en principe, pour certains actes administratifs, du fait tant de leur objet que de leurs effets : cette présomption d’urgence est ainsi reconnue, en matière d’expropriation, pour les arrêtés de cessibilité (CE, 5 décembre 2014, Consorts L., 369522) ou, en matière de collectivités territoriales, pour les arrêtés modifiant la répartition de leurs compétence (CE, 30 décembre 2009, Syndicat intercommunal à vocation unique de gestion du centre social intercommunal rural, 328184). Elle a également été reconnue pour les assignations à résidence prises sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence (CE, sect., 11 décembre 2015, M. D., 395009).

De manière générale, pour caractériser l’urgence, le juge des référés tient compte de la nature de la voie de recours empruntée (CE, 16 juin 2003, Mme H. et autres, 253290 ; CE, 16 février 2004, Mme B., 259679), ainsi que du délai qui lui est imparti pour statuer et de la nécessité de prononcer dans ce délai les mesures demandées (CE, juge des référés, 28 février 2003, Commune de Pertuis, 254411 ; CE, 23 janvier 2004, M. K., 257106 ; CE, juge des référés, 6 avril 2007, Commune de Saint-Gaudens, 304361).

Le requérant doit, en effet, démontrer la nécessité de la mesure qu’il demande. L’urgence est ainsi caractérisée lorsque l’exécution de l’acte administratif « porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre », intérêts qui peuvent être de nature financière (CE, sect., 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, 228815) ou d’une autre nature. Toutefois, l’urgence peut n’être pas constituée du fait de l’incurie du requérant (CE, juge des référés, 8 janvier 2001, M. D., 228928), de son imprudence (CE, juge des référés, 8 novembre 2002, Société Tiscali télécom, 250813), de son manque de diligence (CE, juge des référés, 14 septembre 2001, M. V., 238110), voire de manœuvres dilatoires (CE, juge des référés, 30 janvier 20009, M. B., 324344).

Dans l’appréciation de la condition d’urgence, il revient au juge des référés, en mentionnant tous les éléments l’ayant déterminé, de mettre en balance l’ensemble des intérêts publics et privés en présence, « objectivement et globalement » (CE, sect., 28 février 2001, Préfet des Alpes-Maritimes et Société Sud-est assainissement, n° 229562). Il tient donc compte à la fois de l’urgence créée par l’atteinte aux intérêts du requérant que des intérêts publics justifiant que l’action de l’administration ne soit pas retardée. Parmi les intérêts pouvant être pris en compte figurent ainsi la salubrité et la santé publiques (CE, 15 mars 2006, Ministre de l’agriculture et de la pêche c/ GAEC de Beauplat, 286648), la continuité du service public (CE, juge des référés, 28 août 2002, Société des agrégés de l’Université, 249769), la préservation de l’environnement (CE, 5 novembre 2001, Commune du Cannet-des-Maures, 234396), la protection des biens culturels (CE, 25 juillet 2008, Ministre de la culture et de la communication c/ société Elite invest, 314707), mais aussi l’intérêt public qui s’attache à ce qu’il soit mis un terme aux atteintes aux droits conférés par l’ordre juridique de l’Union européenne (CE, juge des référés, 14 février 2013, M. L., 365459).

2.2. L’office particulier du juge des référés.

Les exigences propres aux procédures de référé justifient que des règles particulières gouvernent l’office du juge en la matière.

-         Le juge du référé constitue, en premier lieu, un juge du provisoire.

Son ordonnance permet le prononcé de mesures conservatoires et réversibles (CE, 13 février 2006, Commune de Fontenay-le-Comte, 285184 ; CE, 20 mai 2009, Ministre de la défense c/ M. N., 317098 ; CE, 22 mai 2015, SCI Paolina, 385183), qui peuvent être modifiées à l’occasion d’une nouvelle saisine et ne lient pas le juge du fond (CE, juge des référés, 1er mars 2001, M. P., 230794). Elle est également dépourvue de l’autorité de la chose jugée, même si elle a, comme toute décision juridictionnelle, force exécutoire (CE, sect., 5 novembre 2003, Association Convention vie et nature pour une écologie radicale et Association pour la protection des animaux sauvages, 259339-259706-259751).

Dans le cas du référé-suspension, le juge des référés n’intervient qu’en lien avec l’existence d’un recours au fond contre la décision contestée, et ne peut faire droit à la demande de suspension que si la requête principale s’avère recevable (CE, 1er mars 2004, M. S., 258505 ; CE, 10 décembre 2004, Ministre de la défense c/ M. V., 263072). La suspension ne peut intervenir que si l’acte litigieux n’a pas déjà été entièrement exécuté (CE, 27 juin 2006, Association Etablissement régional Léo Lagrange de Rhône-Alpes-Auvergne, 277048 ; CE, 15 février 2006, Association Ban Asbestos France et autres, 288801-288811 ; CE, 19 avril 2013, Syndicat d’agglomération nouvelle du Val d’Europe et Commune de Chessy, 356058). Dans d’autres procédures de référé, un recours au fond n’est pas exigé mais peut toujours être exercé pour remettre en cause ce qui a résulté du jugement en référé.

-         Le juge des référés peut, en second lieu, être qualifié de juge de l’évidence ou de la vraisemblance, dont les appréciations font l’objet le cas échéant d’un contrôle plus distant du juge de cassation.

Statuant dans l’urgence, et ne pouvant bénéficier d’une instruction pleine et entière, le juge des référés statue « en l’état de l’instruction » : il est appelé à apprécier l’affaire qui lui est soumise au vu des pièces soumises à son examen, y compris après la clôture de l’instruction (CE, juge des référés, 13 février 2001, Société Golden Harvest Zelder, 228962 ; CE, juge des référés, 2 mai 2006, Mme A., alias Mme K., 292910 ; CE, 30 décembre 2009, M. B., 327334). Cette appréciation concrète des effets de l’acte litigieux tient compte des « justifications fournies par le requérant » (28 mai 2004, Commune de Mittersheim, 259983). Au regard des délais inhérents à un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne, il lui appartient d’interpréter lui-même, ne serait-ce qu’à titre provisoire, le sens et la portée des dispositions de droit dérivé de l’Union européenne dont il fait application (CE, juge des référés, 18 octobre 2006, Mme D., 298101 ; CE, juge des référés, 6 décembre 2006, M. T. et Mme T., 299218), même s’il n’est pas exclu qu’il puisse opérer un tel renvoi (CE, juge des référés, 15 avril 2011, Mme Z.).

Dès lors, en cassation, seules sont censurées les erreurs de droit manifestes : le Conseil d’État exerce son contrôle « en tenant compte de la nature de l’office attribué au juge des référés » (CE, sect., 29 novembre 2002, Communauté d’agglomération de Saint-Etienne, 244727). Certaines appréciations, que porte souverainement le premier juge des référés, ne peuvent être discutées en cassation, sous réserve de la dénaturation des faits de l’espèce et des pièces du dossier (CE, 23 février 2001, Ministre de l’intérieur c/ M. T., 230218) : il en va ainsi, en matière de référé-suspension, de la condition tenant à l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision (CE, 14 mars 2001, Mme A., 230268 ; CE, 20 novembre 2002, Commune de Sète, 242856) ainsi que de la condition d’urgence (CE, sect., 25 avril 2001, Association des habitants du littoral du Morbihan, 230025).

-         En troisième lieu, la procédure est régie par les dispositions propres du livre V du code de justice administrative, qui traduisent notamment l’adaptation à l’urgence des exigences du contradictoire (CE, sect., 29 janvier 2003, Commune d’Annecy, 247909 ; CE, 3 mars 2004, Société Ploudalmezeau Breiz Avel, 259001).

Sauf s’il choisit de renvoyer l’affaire dont il est saisi à une formation collégiale, le juge des référés statue seul. Le débat contradictoire qu’il organise fait une place particulière à l’oralité (CE, sect., 26 février 2003, Société Les belles demeures du Cap Ferrat, 249264). Alors que, par tradition, la procédure administrative contentieuse revêt un caractère essentiellement écrit, les procédures de référé ménagent ainsi une large place au débat oral au cours de l’audience (CE, 1er octobre 2001, M. C., 234908), à l’exception notamment des hypothèses, limitativement énumérées, où il peut être statué par une ordonnance sans audience publique (article L. 522-3 du code de justice administrative : CE, juge des référés, 15 janvier 2001, Mme C., 229162). Dans ces hypothèses, le juge peut rejeter la demande, en statuant sans instruction contradictoire ni audience publique, lorsqu’elle ne présente pas un caractère d’urgence ou qu’il est manifeste qu’elle ne relève pas de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée.

Les délais d’instruction sont raccourcis. Les parties sont ainsi appelées à présenter leurs observations « dans les délais les plus brefs » (article R. 522-4 du code de justice administrative). Elles sont convoquées « sans délai et par tous moyens » (article R. 522-6 du code de justice administrative). Certains mémoires produits par les parties peuvent n’être communiqués qu’à l’audience (CE, 5 novembre 2004, Association pour la sauvegarde du patrimoine martiniquais, 260229), même si le juge des référés du tribunal administratif doit rouvrir l’instruction dans certains cas (CE, 14 novembre 2003, Mme R., 258519) : il apprécie « au cas par cas » le respect du contradictoire (CE, 18 octobre 2006, Syndicat des copropriétaires de l’immeuble Les Jardins d’Arago, 294096). De manière générale, le temps laissé aux parties pour préparer leur défense et organiser leur présence à l’audience doit être « adapté aux nécessités de l’urgence » (CE, juge des référés, 23 janvier 2013, Commune de Chirongui, 365262).

Enfin, l’ordonnance est rendue à bref délai. Un délai de 48 heures est posé en matière de référé-liberté (article L. 521-2 du code de justice administrative) : le juge des référés est un juge de l’urgence statuant « dans l’urgence », même s’il doit pouvoir disposer du temps nécessaire à son intervention (CE, juge des référés, 27 mars 2014, Ministre de l’intérieur c/ Association Falun Gong France (Falun Dafa France), 376726).

 

3. Nouveaux outils, nouveaux enjeux

Quinze ans après l’entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, à une phase d’appropriation des nouvelles procédures a succédé une phase d’approfondissement des outils dont dispose le juge des référés, ainsi que d’extension de son champ d’intervention.

3.1. Une palette d’outils élargie

Eu égard à son office particulier, et dans le souci d’une bonne administration de la justice, le juge des référés a progressivement élargi la palette des outils mis à sa disposition, dans le souci d’adapter cette voie de recours aux circonstances de l’espèce.

-         Il adopte désormais une interprétation relativement extensive des pouvoirs qui lui sont attribués tant par le législateur que par le pouvoir réglementaire.

Il s’est reconnu la possibilité de prononcer la suspension partielle d’un acte administratif (CE, juge des référés, 6 juin 2013, Section française de l’Observatoire international des prisons, 368816), mais aussi la suspension de certains des effets de l’acte litigieux (CE, juge des référés, 29 avril 2010, M. M., 338462), ainsi que la suspension temporaire (CE, juge des référés, 6 septembre 2013, Association des producteurs de cinéma, 370627). A l’instar du juge de l’excès de pouvoir, il a pu procéder à des substitutions de la base légale d’actes administratifs, à condition toutefois que les parties aient pu présenter leurs observations (CE, juge des référés, 19 mars 2014, M. M., 376232).

Dans certains cas, il peut avoir recours à la conditionnalité : dans une affaire, il a subordonné le prononcé du non-lieu au respect des obligations définies comme s’imposant à l’administration (CE, juge des référés, 23 août 2013, Préfet de la Mayenne c/ Département de la Mayenne, 371432).

-         Il a recours, de manière croissante, à l’injonction.

En matière de référé-liberté, il a été conduit à enjoindre à l’administration de prendre « toute disposition de nature à sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale en cause », y compris lorsque l’injonction conduit à des mesures difficilement réversibles. Il en va ainsi, notamment, en cas de danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, ou lorsqu’elles sont exposées, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant (CE, juge des référés, 22 décembre 2012, Section française de l’Observatoire international des prisons, 364584), ou encore lorsqu’est en cause la liberté de réunion, le juge pouvant enjoindre à l’administration de mettre à disposition des locaux de réunion (CE, juge des référés, 30 mars 2007, Ville de Lyon c/ Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Lyon Lafayette, 304053).

De manière générale, dans le cadre du référé-liberté, les mesures susceptibles d’être ordonnées par le juge des référés sont particulièrement étendues. Le juge des référés peut ainsi ordonner la modification temporaire des conditions d’application d’un acte administratif (CE, juge des référés, 6 juin 2013, Section française de l’observatoire international des prisons, 368816), l’instruction d’une demande de passeport (CE, juge des référés, 4 décembre 2002, M. C., 252051), voire un suivi médical afin de tirer les conséquences qui s’imposent en matière d’hébergement d’urgence d’une personne (CE, juge des référés, 5 avril 2013, Mme D. et M. T., 367232).

En matière de référé-suspension, le juge des référés peut également enjoindre à l’administration de tirer les conséquences résultant de la suspension qu’il prononce. Si le pouvoir d’injonction dont il dispose n’est pas aussi étendu que celui dont dispose le juge du référé-liberté, il peut conduire le juge à ordonner des mesure allant au-delà d’un simple réexamen de la demande dont l’administration était saisie. Le juge des référés peut ainsi, par exemple, ordonner l’admission temporaire d’un candidat dans une école de service public à titre provisoire (CE, 20 mai 2009, Ministre de la défense, 317098). Les injonctions qu’il prononce doivent en revanche toujours demeurer provisoires ; elles ne sauraient avoir des effets en tous points identiques à ceux qui résulteraient de l’exécution par l’administration d’un jugement annulant la décision administrative contestée (CE, 23 octobre 2015, Min. c/ Syndicat départemental CGT des agents Direccte 76 et autres, 386649).

Dans la même perspective, le juge des référés s’est reconnu compétent pour connaître de conclusions tendant au prononcé d’une astreinte pour l’exécution des injonctions prononcées dans son ordonnance (CE, juge des référés, 19 février 2009, Syndicat autonome de la fonction publique territoriale de la Réunion, 324864), dans le cadre du référé-liberté comme du référé-suspension. Il a également accepté d’être saisi, par la voie de l’article L. 521-4, qui lui permet de modifier ou compléter les mesures ordonnées en référé, de conclusions tendant au prononcé d’une injonction ou d’une astreinte pour assurer l’exécution par l’administration des mesures qu’il avait ordonnées (CE, 27 juillet 2015, Assistance publique-Hôpitaux de Paris, 389007).

-         Il s’efforce d’adapter son office aux circonstances de l’espèce, ce qui conduit à une plasticité croissante des solutions qu’il retient.

En cas de situation évolutive et particulièrement délicate, il peut prononcer une suspension conservatoire de l’acte administratif litigieux, associée à des mesures d’expertises ordonnées avant-dire-droit (CE, sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris et société d’économie mixte PariSeine, 353172).  Il peut, dans certaines hypothèses, prescrire une expertise médicale et solliciter, en application de l'article R. 625-3 du code de justice administrative, l'avis de toute personne dont la compétence ou les connaissances sont de nature à éclairer utilement la juridiction (CE, Ass., 14 février 2014, Mme L. et autres, 375081). De même, en cas de danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, il peut ordonner des mesures d’urgence avant de déterminer ensuite, « dans une décision ultérieure prise à brève échéance, les mesures complémentaires qui s’imposent et qui peuvent être très rapidement mises en œuvre » (CE, juge des référés, 13 août 2013, Ministre de l’intérieur c/ Commune de Saint-Leu, 370902).

3.2. De nouveaux champs d’intervention

Au-delà de ces évolutions processuelles, le juge des référés est conduit à investir de nouveaux champs, en réponse aux évolutions de l’action administrative et aux préoccupations en matière de libertés fondamentales.

Trois exemples récents, en particulier, témoignent de cette évolution.

-         Alors même que la répression des voies de fait relève de l’autorité judiciaire, le juge du référé-liberté s’est reconnu compétent pour faire cesser une voie de fait (CE, juge des référés, 23 janvier 2013, Commune de Chirongui, 365262). Le juge des référés du Conseil d’État a relevé qu’il « appartient au juge administratif des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre à l'administration de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété, lequel a le caractère d'une liberté fondamentale, quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait ». Dès lors, en espèce, que la commune intimée n’avait pas sollicité l’accord de la propriétaire d’un terrain avant d’y effectuer des travaux, il a rejeté l’appel que la commune avait formé contre l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Mamoudzou lui enjoignant de faire cesser immédiatement les travaux entrepris.

-         Dans une autre affaire, le juge des référés s’est reconnu compétent pour mettre un terme à une méconnaissance manifeste du droit de l’Union européenne par la loi (CE, juge des référés, 16 juin 2010, Mme D., 340250), alors même qu’il n’exerce pas, en principe, de contrôle des lois au regard des engagements internationaux (CE, 30 décembre 2002, Ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement c/ M. C., 240430) : le juge des référés du Conseil d’État a rejeté l’appel formé contre l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif d’Orléans en relevant « qu’un moyen tiré de l’incompatibilité de dispositions législatives avec les règles du droit de l’Union européenne […] est de nature à être retenu, eu égard à son office, par le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, […] en cas de méconnaissance manifeste des exigences qui découlent du droit de l’Union ».  Il a également récemment accepté d’exercer un contrôle de la contrariété manifeste d’un acte administrative avec tout engagement international de la France, au-delà du seul droit de l’Union européenne (CE, 18 décembre 2015, Société routière Chambard, n° 389238 389277, T).

Dans la continuité de cette approche, en matière de droit de l’Union européenne, il n’est pas exclu que le juge des référés pose, le cas échéant, une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne  sur le sens et la portée des dispositions de droit dérivé dont il lui faut faire application, « lorsque les conditions pour ce faire sont réunies » (CE, juge des référés, 15 avril 2011, Mme Z., 348338).

-         Enfin, en matière de santé publique, le juge du référé-liberté s’est prononcé sur la décision, prise par un médecin, d’interrompre ou de ne pas entreprendre un traitement au motif que ce dernier traduirait une obstination déraisonnable et que l’exécution de cette décision porterait de manière irréversible une atteinte à la vie (CE, Ass., 24 juin 2014, Mme L. et autres, n° 375081). Dans une telle hypothèse, a précisé l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État, le juge des référés doit exercer ses pouvoirs de manière particulière, en prenant les mesures de sauvegarde nécessaires pour faire obstacle à l’exécution de la décision lorsqu’elle pourrait ne pas relever des hypothèses prévues par la loi. Eu égard à cet office particulier, qui ne s’en tient pas à faire cesser une atteinte « manifestement illégale » à une liberté fondamentale, le juge des référés doit examiner un moyen tiré de l’incompatibilité des dispositions législatives dont il a été fait application avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

 

[1]Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives

[2]Conseil d’État, Rapport public 2015. Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives, Paris, La Documentation française, 2015.

[3]Directive 89/665/CEE du Conseil du 21 décembre 1989 portant la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux

[4]Ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique

[5] Loi n° 55-1557 du 28 novembre 1955 instituant le référé administratif.

[6]Décret n° 2015-233 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles

[7]R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Paris, Montchrestien, 13e éd., 2008.