Le juge administratif et le droit de l’Union européenne

Dossier thématique
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Skip article sharing

Le droit de l’Union européenne (UE) influence désormais des secteurs de plus en plus diversifiés des législations des États membres, par exemple en matière de législation économique et monétaire, de droit bancaire, de droit d’asile et d’immigration.

Les actes de droit dérivé, règlements et directives, couvrent de façon précise des champs très larges de notre droit. Par ses caractéristiques institutionnelles et par l’ampleur de sa production normative, l’Union européenne constitue, selon l’expression de la Cour justice de l’Union européenne (CJUE) un « ordre juridique » à part entière qui s’intègre aux ordres juridiques nationaux des États membres. En outre, depuis la création des communautés européennes, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a, par sa jurisprudence, donné une pleine effectivité au droit de l’Union, par la consécration des principes de primauté, d’unité et d’effectivité (CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ ENEL, aff. 6/64 et CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77) comme par l’interprétation téléologique des traités et des normes de droit dérivé (voir CJCE, 20 février 1979, Rewe-Zentral AG, aff. 120/78, dit « Cassis de Dijon » ; CJCE, 7 décembre 2000, Telaustria, aff. C/324/98). 

Dans ce contexte, le juge administratif français est conduit, dans son champ de compétence, à appliquer et à interpréter le droit de l’Union européenne. Sa jurisprudence assure pleinement son intégration au droit national et consacre sa place particulière dans la hiérarchie des normes.

1) Le juge administratif assure pleinement l’intégration du droit de l’Union européenne dans l’ordre juridique national.

1-1 La reconnaissance des spécificités du droit de l’Union par le juge administratif : effet direct et primauté du droit de l’Union européenne

L’effet direct du droit de l’Union a été consacré par la Cour dans l’arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963. Dans cet arrêt, la Cour énonce que le droit européen engendre non seulement des obligations pour les pays de l'UE mais également, à certaines conditions, des droits pour les particuliers, qui peuvent invoquer directement des normes européennes devant les juridictions nationales et européennes[1]. Dans ce même arrêt, la Cour indique que le droit primaire est d’effet direct à condition que les droits ou obligations qu’il emporte concernent les particuliers, soient précises, claires, inconditionnelles, et qu’elles n’appellent pas de mesures complémentaires au niveau national ou européen. Le principe d’effet direct concerne également les actes issus du droit dérivé, mais sa portée dépend du type d’acte concerné. Si les règlements sont toujours d’effet direct (en vertu de l’article 288 du TFUE ; voir aussi l’arrêt Politi de la CJCE du 14 décembre 1971), les directives ne le sont qu’après expiration du délai de transposition et lorsque leurs dispositions sont claires, précises et inconditionnelles (cf. arrêt du 4 décembre 1974, Van Duyn).

C’est l’arrêt Costa contre Enel du 15 juillet 1964 déjà mentionné qui a consacré le principe de primauté. La CJCE y a jugé que le droit issu des institutions européennes s’intégrait aux systèmes juridiques des États membres qui sont obligés de le respecter. Si une règle nationale est contraire à une disposition du droit de l’Union, les autorités des États membres doivent faire prévaloir la disposition européenne. Pour la CJCE, la primauté du droit européen sur les droits nationaux est absolue : tous les actes européens ayant une force obligatoire en bénéficient, qu’ils soient issus du droit primaire ou du droit dérivé et tous les actes nationaux y sont soumis, quelle que soit leur nature, (CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, C/ 11-70), donc y compris constitutionnelle.

La reconnaissance de la primauté du droit de l’Union sur les lois nationales découle de la jurisprudence Nicolo du Conseil d’Etat (CE, Ass., 20 octobre 1989, n° 108 243), par laquelle le juge administratif français a accepté de contrôler la compatibilité d'une loi, même postérieure, avec les stipulations d'un traité, en application de l'article 55 de la Constitution. Cette jurisprudence concerne l’ensemble du droit international. De même qu'il refusait d'examiner la conformité d'une loi à la Constitution, le Conseil d'État s’était dans un premier temps refusé à examiner la compatibilité d'une loi à un traité signé avant son adoption (Sect. 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France), en considérant qu'il appartenait au seul Conseil Constitutionnel de procéder à ce contrôle de conventionnalité. Mais en 1975, le Conseil Constitutionnel a adopté une position différente en jugeant qu'il ne lui appartenait pas de contrôler la conformité d'une loi avec un traité (Cons. const., décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975), contrôle qu’il a ensuite accepté d’effectuer dans ses fonctions de juge électoral (Cons. const., Elections du Val d’Oise, décision n° 88-1082/1117 AN du 21 octobre 1988).

Le Conseil d'État a progressivement étendu le bénéfice du régime de l'article 55 de la Constitution à l'ensemble des actes de droit de l’Union européenne, qu'il a accepté de faire prévaloir sur les lois : les règlements (CE, 24 septembre 1990, Boisdet, n° 58 657) et les directives (CE, Ass. 28 février 1992, S.A. Rothmans International France et S.A. Philip Morris France, n° 56 776).  La supériorité du droit de l’UE vaut également pour les principes généraux dégagés par la cour de justice (CE, 7 juillet 2006, Société Poweo, n° 289 012 ; CE, 27 juin 2008, Société d'exploitation des sources Roxane, n° 276 848).

S’agissant de l’effet direct du droit de l’Union, par son arrêt Mme Perreux (CE, Ass, 30 octobre 2009, n° 298 348), le Conseil d’Etat a mis un terme définitif aux controverses issues de la jurisprudence d’Assemblée du 22 décembre 1978, Ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit (n° 11 604) dont la portée avait été progressivement atténuée. Cette décision reconnaît, à l’expiration du délai de transposition,  l’effet direct « vertical ascendant » des directives, même non transposées. En vertu de cette jurisprudence, les particuliers peuvent se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif, des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, lorsque l’Etat français n’a pas pris, dans les délais impartis, les mesures de transposition nécessaires.

Par l’ensemble de cette jurisprudence, le juge administratif joue, comme tout juge national, son rôle de « juge de droit commun d’application du droit de l’Union » (CE, Ass., 30 octobre 2009, Mme Perreux, n° 298 348), qu’il regarde, comme la Cour de justice, comme un « ordre juridique intégré » à l’ordre juridique national (CE, Ass., 23 décembre 2011, M. Kandyrine de Brito Paiva, n° 303 678).

1-2 L’autonomie institutionnelle et procédurale : un mécanisme de subsidiarité juridictionnelle inhérent aux techniques d'application du droit de l’Union.

Comme l’a jugé la Cour de justice, en l'absence de règlementation européenne en la matière, « il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit communautaire » (CJCE, 16 décembre 1976, Rewe c/ LandwirtschaftsKammer Saarland, aff. 33/76 et Comet c/ Produktschap voor Siergewassen, aff. 45/76). Le droit de l’Union garde donc le silence sur les conditions et les voies permettant d'obtenir réparation. Le principe d’autonomie de procédure implique ainsi une obligation à la charge des États qui conservent toute liberté dans le choix des moyens procéduraux adéquats (juridiction compétente, délais de recours, causes de forclusion, conditions de recevabilité de l'action, modalités de preuve…). Les règles nationales ne s'appliquent cependant que « dans la mesure où le droit communautaire n'en a pas disposé autrement en la matière » (CJCE, 5 mars 1980, Ferwerda c/ Produktschap voor Vee en Vlees, aff. 265/78).

Il revient ainsi aux juridictions nationales d’appliquer et d’interpréter les actes des droits primaire et dérivé de l’Union européenne. Les traités prévoient cependant un mécanisme de question préjudicielle par lequel toute juridiction nationale peut interroger la CJUE sur la validité ou l’interprétation d’un acte de droit de l’Union européenne. L’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoit une obligation de renvoi pour les juridictions suprêmes. Mais celles-ci se sont reconnues un pouvoir d’interprétation des textes de l’Union européenne et ne procèdent au renvoi préjudiciel qu’en cas de difficulté sérieuse. Le Conseil d’État a ainsi consacré la théorie de l’acte clair selon laquelle il peut lui-même interpréter une norme européenne lorsque cette interprétation ne pose pas de difficulté réelle (CE, 19 juin 1964, Société des pétroles Shell-Berre, n° 47 007). Le même raisonnement a été adopté par la Cour de cassation (Cass, 1ère civ., 19 décembre 1995, Banque africaine de développement, n° 93- 20424).

La CJCE a validé cette approche en 1982 (CJCE, 6 octobre 1982, Cilfit, n° 283/81) en jugeant qu’une juridiction souveraine est tenue, lorsqu’une question de droit de l’Union européenne se pose devant elle, de procéder à un renvoi préjudiciel sauf si la question soulevée n’est pas pertinente, si la disposition européenne en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la Cour ou si l’application correcte du droit européen s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute. En revanche, seule la Cour de justice est compétente pour juger qu’un acte de droit dérivé méconnaît le droit primaire (CJCE, 22 octobre 1987, Foto Frost, n° 314/85).

Les règles nationales n’étant pas identiques en matière de procédure juridictionnelle, le renvoi au droit national peut parfois nuire à l'uniformité d'application des règles communes issues du droit de l’Union et, par conséquent, à l'effectivité de la protection des droits que les justiciables tirent de ce même droit. La CJUE a donc défini certaines limites à l'autonomie procédurale du droit national, de manière à ce que les obligations fixées par le droit de l’Union ne soient pas remises en question par les réglementations nationales. Sa jurisprudence a progressivement dégagé deux principes essentiels : le principe d’équivalence et celui d’effectivité.

Le premier principe d'encadrement de l'autonomie procédurale était traditionnellement formulé comme un principe d'équivalence de la protection juridictionnelle, de non-discrimination juridictionnelle ou d’égalité de traitement judiciaire. La Cour a retenu la dénomination de « principe d'équivalence » à compter de son arrêt Palsimani (CJCE, 10 juillet 1997, aff. C-261/95). Il requiert que l'ensemble des règles de procédure nationales s'appliquent indifféremment aux recours fondés sur la violation du droit de l'Union et aux recours similaires fondés sur la méconnaissance du droit interne. Lorsqu’il est impossible d’appliquer à un recours fondé sur la violation du droit de l’Union les règles de procédure interne, la cour exerce un contrôle de proportionnalité pour vérifier si la différence entre les règles applicables est justifiée. En outre, la garantie des droits issus du droit de l’Union doit bénéficier à tous les justiciables dans les mêmes conditions.

Le principe d’effectivité implique quant à lui que si un droit est reconnu aux particuliers par le droit de l’Union européenne, les États membres ont la responsabilité d’en assurer la protection effective, ce qui implique le plus souvent l’existence d’un recours juridictionnel. En d’autres termes, ce principe vise à empêcher qu’une disposition procédurale d’un État ne rende impossible ou excessivement difficile l’application du droit de l’Union européenne. Cette idée imprégnait déjà l’arrêt Simmenthal, dans lequel la cour avait jugé qu’un tribunal national devait s’abstenir d’appliquer une règle procédurale de droit interne au détriment d’une règle de droit de l’Union européenne. La CJCE a également précisé que si le droit national ne comprenait pas de procédure permettant la mise en œuvre du droit de l’Union européenne, il convenait de la créer (CJCE, 19 juin 1990, Factortame, aff. C-213/89).

1-3 La reconnaissance des spécificités du droit de l’Union européenne emporte des conséquences importantes pour l’administration française.

Le principe de primauté, dont le juge administratif assure le respect, emporte des obligations particulières pour l’administration.

L’administration est tenue de ne pas appliquer et d’abroger les actes réglementaires contraires aux objectifs d’une directive (CE Ass., 3 février 1989, Compagnie Alitalia, n° 74 052). Le Conseil d’État a ici transposé au droit de l’Union européenne sa jurisprudence générale sur l’abrogation des règlements illégaux.

La reconnaissance du principe de primauté peut par ailleurs conduire à engager la responsabilité de l’État. La CJCE avait reconnu dès 1991 le principe de la responsabilité de la puissance publique nationale pour violation du droit de l’Union européenne par son arrêt Francovich du 19 novembre 1991 (CJCE, aff. C-6/90). Cette jurisprudence s'est enrichie en 1996 des arrêts Brasserie du Pêcheur S.A. (CJCE, 5 mars 1996, aff. C-46/93 et C-48/93) qui affirment que cette responsabilité vaut « quel que soit l'organe étatique dont l'action ou l'omission a été la cause » du préjudice, c'est-à-dire y compris lorsqu’est en cause une loi contraire au droit de l’Union européenne adoptée par le législateur national. En 2003, par son arrêt Köbler (CJCE, 30 septembre 2003, aff. C-224/01), la CJCE a reconnu que la responsabilité d'un État membre est également engagée lorsque des décisions juridictionnelles de juridictions suprêmes méconnaissent le droit de l’Union européenne.

S’appuyant sur la jurisprudence de la cour de Luxembourg, le Conseil d’État a jugé que la responsabilité de l’État est engagée lorsqu’une autorité administrative adopte un acte administratif contraire au droit de l’Union européenne (arrêts Société Arizona Tobacco products et SA Philip Morris France précités), mais aussi du fait de lois méconnaissant les engagements internationaux de la France (CE Ass., 8 février 2007, Gardedieu, n° 279 522[2]), notamment ses engagements européens. Cette dernière jurisprudence est venue compléter le régime traditionnel de responsabilité sans faute du législateur en cas de rupture de l’égalité devant les charges publiques (CE Ass., 14 janvier 1938, Société La Fleurette, n° 51 704) qui ne s’applique qu’aux préjudices « anormaux et spéciaux » et en l’absence de toute méconnaissance du droit international. Enfin, le Conseil d’État a consacré la responsabilité de l’État du fait des décisions de justice contraires au droit de l’Union européenne : elle est engagée en cas de violation manifeste d’une disposition du droit de l’Union ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers (CE, 18 juin 2008, Gestas, n° 295 831).

Le principe de primauté conduit également à neutraliser l’obligation d’assurer l’application des lois. L’administration française est effectivement normalement tenue de prendre les textes d'application d'une loi dans un délai raisonnable (CE, 13 juillet 1962, Sieur Kevers Pascalis, n˚ 45 891 et CE Ass., 27 novembre 1964, Dame Veuve Renard, n° 59 068). Le Conseil d’Etat a cependant jugé qu’elle devait s’abstenir de prendre un règlement d’application d’une disposition législative contraire aux objectifs d’une directive (CE, 24 février 1999, Association de patients de la médecine d’orientation anthroposophique, n° 195 354). Il lui revient de « donner instruction à [ses] services de n'en faire point application » (CE, 30 juillet 2003, Association « L'Avenir de la langue française », n° 245 076). Cette jurisprudence a ensuite été étendue à l’ensemble des lois méconnaissant les engagements internationaux de la France (CE, 16 juillet 2008, M. Masson, n° 300 458).

Les obligations incombant à l’administration dans ce cadre sont d’autant plus importantes que le juge administratif confère des effets à une directive dont le délai de transposition n’est pas expiré. L’administration doit en effet s’abstenir de prendre des « mesures de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par la directive » (CE, 10 janvier 2001, France nature environnement, n° 217 237 adaptant la solution dégagée par la CJCE dans son arrêt du 18 décembre 1997, Interenvironnement Wallonie, aff. C-129/96).

Enfin, le Conseil d’Etat a accepté de contrôler le refus du Premier ministre d’engager la procédure de déclassement[3] qui lui était demandée pour mettre en conformité des dispositions de forme législative (mais de nature règlementaire) avec le droit de l’Union européenne (CE Section, 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire, n° 199 622).

2) La jurisprudence du Conseil d’État a su intégrer les apports du droit de l’Union européenne.

2-1 Le juge administratif national a tiré les conséquences de la place accordée par la Constitution et les traités au droit de l’Union européenne dans l’ordre interne

2-1-1 Le droit de l’Union européenne bénéficie d’un statut constitutionnel spécifique

Si le Conseil d’Etat a réaffirmé la suprématie, en droit interne, de la Constitution sur les traités ou accords internationaux (CE, Ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, n° 200 286), dont le droit de l’Union européenne (CE, 3 décembre 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique, n° 226 514), il reconnaît la place spécifique de ce dernier dans l’ordre interne, consacrée par la Constitution.

Le Conseil d’Etat a fait sien le raisonnement tenu par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 juin 2004, Loi sur la confiance dans l’économie numérique (n° 2004-496 DC) qui juge qu’en vertu de l’article 88-1 de la Constitution, « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle ».

Par sa décision Société Arcelor du 8 février 2007 (Ass., n°287 110), le Conseil d’État a ainsi jugé que, si est invoquée devant lui la méconnaissance d’un principe constitutionnel, par un acte administratif transposant une disposition inconditionnelle et précise d’une directive, il ne lui revient pas de juger ainsi indirectement du respect, par la directive européenne, du principe invoqué si celui-ci a son équivalent dans le droit de l’Union européenne. Si tel est le cas, c’est à la CJUE, saisie par une question préjudicielle, qu’il revient d’examiner la conformité de la directive à ce principe. Ainsi, le respect par le droit dérivé des principes supérieurs du droit constitutionnel national est placé sous le contrôle de la seule CJUE, dès lors que ces principes sont effectivement garantis par le droit de l’Union. Ce raisonnement a été étendu en 2008 (CE, Section, 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, n° 296 845) au cas où, dans un recours mettant en cause un texte national d’application, une disposition du droit dérivé est contestée non au regard de la Constitution, mais au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors que les droits fondamentaux garantis par cette convention sont protégés en tant que principes généraux du droit de l’Union européenne.

Le juge national ne retrouve une marge propre d’intervention que dans l’hypothèse où le droit de l’Union n’assurerait pas lui-même la garantie effective du principe constitutionnel invoqué. Dans une décision CE, Ass., 21 avril 2021, Fédération des fournisseurs d’accès à Internet associatifs et autres, ns° 393099 394922 397844 397851 424717, le Conseil d’Etat a ainsi affirmé que dans le cas où l'application du droit primaire ou dérivé, tel qu'interprété par la CJUE, aurait pour effet de priver de garanties effectives une exigence constitutionnelle qui ne bénéficierait pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente, le juge administratif a l’obligation d’écarter son application dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l'exige. En revanche, il ne lui appartient pas d’effectuer un contrôle ultra vires, c’est-à-dire de s'assurer du respect, par le droit dérivé de l'Union européenne ou par la CJUE elle-même, de la répartition des compétences entre l'Union européenne et les Etats membres.

La sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation constitue une telle exigence constitutionnelle permettant au juge d’écarter l’application du droit de l’Union afin de garantir la prévention des atteintes à l'ordre public, la lutte contre le terrorisme, ainsi que la recherche des auteurs d'infractions pénales (décision French Data Network précitée) ou la libre disposition de la force armée (CE, Ass., 17 décembre 2021, Bouillon, n° 437125).

2-1-2 Le contrôle exercé par le juge administratif s’est adapté aux exigences propres du droit de l’Union européenne.

Le juge administratif, juge de droit commun du droit de l’Union européenne, est en premier lieu conduit à interpréter le droit national à la lumière du droit de l’UE (CE, Section, 22 décembre 1989, Ministre du budget c/ Cercle militaire mixte de la caserne Mortier, n° 86 113).

Il doit par ailleurs écarter les normes internes contraires à des normes de droit primaire ou de droit dérivé. Le juge doit ainsi écarter l’application de la loi incompatible avec une norme européenne : si un acte administratif repose sur une disposition législative contraire au droit de l’Union, il est dépourvu de base légale et annulé. Cette exigence vaut y compris pour les instances de référé (juge des référés du Conseil d’État, 16 juin 2010, Diakité, n° 340 250), alors qu’en principe, eu égard à son office, le juge des référés n’exerce pas de contrôle de conventionnalité des lois (JRCE, 30 décembre 2002, Ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement c/ Carminati, n° 204 430). En vertu du principe de primauté, elle s’impose par ailleurs que la norme de droit de l’Union invoquée pour écarter le droit national soit ou non d’effet direct – ce qui fait exception au principe selon lequel une norme de droit international ne peut être invoquée si elle n’est pas d’effet direct (CE, Ass., 11 avril 2012, GISTI, n° 322326, Rec.).

Le juge annule tout acte administratif incompatible avec une norme du droit de l’Union. Pour les directives non encore transposées à l’issue du délai de transposition, le juge veille à ce que l’administration ne prenne pas d’acte règlementaire contraire aux objectifs qu’elles définissent (CE, 7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature, n° 41 971). Une fois la directive transposée, le juge contrôle la conformité des actes administratifs de transposition au regard des objectifs définis par la directive. Le juge administratif vérifie donc que l’Etat s’est acquitté de son obligation de transposition complète et exacte. Il annule un acte administratif méconnaissant cette obligation (CE, 28 septembre 1984, Confédération nationale des sociétés de protection des animaux de France et des pays d’expression française, n° 28 467).

La CJUE reconnaît au juge national la faculté de moduler dans le temps les effets d'une annulation contentieuse. Celle-ci doit toutefois n’être utilisée qu'à titre exceptionnel, en présence d'une nécessité impérieuse, et lorsqu’il est convaincu qu'aucun doute raisonnable n'existe quant à l’application de ses conditions (CJCE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, C-379-15). Dans sa décision CE, Ass., 19 juillet 2017, ANODE, n° 370321, le Conseil d’Etat a ainsi fait application de cette faculté pour ne pas prononcer l’annulation rétroactive des dispositions d’un décret relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel dès lors qu’une annulation rétroactive porterait atteinte à la sécurité juridique de plusieurs millions de consommateurs.

2-2 Un dialogue des juges[4] a permis de concilier l’office du juge administratif comme juge national et comme juge de droit commun du droit de l’Union.

2-2-1 Le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la CJUE ont jugé que le contrôle prioritaire de la constitutionnalité des lois était compatible avec le droit de l’Union.

Le Conseil d’Etat a été conduit à se prononcer sur la question de l’articulation du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC ci-après), instituée par la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, et l’ordre juridique européen. En vertu des dispositions de l’article 61-1 de la Constitution, cette procédure permet à toute personne partie à un procès ou une instance de soutenir qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Si la question satisfait à certaines conditions, il appartient au Conseil constitutionnel, saisi sur renvoi par le Conseil d'État et la Cour de cassation de se prononcer et, le cas échéant, d'abroger la disposition législative concernée.

Par sa décision Rujovic (CE, 14 mai 2010, n° 312 305) le Conseil d’État a appliqué l’interprétation dégagée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 12 mai 2010 Loi sur les jeux en ligne (n° 2010-605 DC) afin d’articuler la procédure de la QPC avec le droit de l’UE. Il en résulte que les dispositions relatives à la QPC ne font pas obstacle à ce que le juge administratif, juge de droit commun de l’application du droit de l’UE, en assure l’effectivité, soit en l’absence de question prioritaire de constitutionnalité, soit au terme de la procédure d’examen d’une telle question, soit à tout moment de cette procédure, lorsque l’urgence le commande, pour faire cesser immédiatement tout effet éventuel de la loi contraire au droit de l’Union. Il appartient au juge administratif d’assurer à tout moment la primauté du droit de l’Union, en saisissant dès que cela est nécessaire la Cour de justice de Luxembourg d’une question préjudicielle.

Par un arrêt du 22 juin 2010, la CJUE a jugé qu’ainsi conçue, la QPC ne heurtait aucune règle du droit de l’Union (CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff.C-188/10 et C-189/10). En adaptant sa jurisprudence pour regarder un mécanisme de contrôle prioritaire de la constitutionnalité des lois comme compatible avec le droit de l’Union, sous réserve que le juge national reste à même d’assurer à tout moment l’effectivité de ce droit et en se référant à la jurisprudence, notamment, du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat français, la Cour de Luxembourg a trouvé une solution qui permet de concilier la primauté et l’effectivité du droit européen dans l’ordre de l’Union et celle du droit constitutionnel dans l’ordre interne. La CJUE a ainsi tenu compte de la tradition constitutionnelle de la France qui constitue, avec celle des autres Etats membres, l’une des références de sa jurisprudence fondée sur l’article 6 du TUE[5]. Par une décision Jacob (CE, 31 mai 2016, n° 393881)  le Conseil d’Etat a précisé l’articulation entre QPC et question préjudicielle lorsque l'interprétation d’une disposition nationale, et partant sa constitutionnalité, dépendent de la réponse à des questions qui présentent une difficulté sérieuse d'interprétation du droit de l'UE. Ainsi, lorsque le motif d'inconstitutionnalité soulevé dans une QPC dépend d'une incompatibilité du droit national avec une directive, qui soulève une difficulté sérieuse d'interprétation du droit de l'Union européenne, le Conseil d'État renvoie la question à la CJUE, dans le cadre du litige de fond et regarde la QPC posée comme non sérieuse en l'état, les requérants conservant la faculté de présenter une nouvelle QPC à la suite de la décision de la CJUE.  

2-2-2 Le dialogue des juges permet la convergence de nombreux principes juridiques nationaux et européens.

Dans le cadre de l’Union européenne, le dialogue des juges s’appuie en premier lieu sur la pratique du renvoi préjudiciel. La Cour de justice peut ainsi assurer une interprétation et une application uniformes de ce même droit. Dans de nombreux domaines, même lorsqu’il ne statue que sur le fondement des principes ou de textes de droit interne, le juge administratif français prend en compte la jurisprudence de la CJUE. 

La reconnaissance par le Conseil d’Etat du principe de sécurité juridique procède par exemple de dialogue. La CJCE avait reconnu ce principe en 1962 (CJCE, 6 avril 1962, Bosch, aff. 13/61)  ; en conséquence, le Conseil d’Etat jugeait que ce principe de trouvait à s’appliquer lorsque la situation juridique qui lui était soumise était régie par le droit de l’Union européenne (CE, 19 juin 1992, FDSEA des Côtes du Nord, n° 65 432). L’approfondissement des jurisprudences de la CJUE et du Conseil d’Etat a conduit ce dernier, par une décision Société KPMG et autres du 24 mars 2006 (n° 288460) à reconnaître de façon générale un principe de sécurité juridique qui implique, notamment, d’édicter des mesures transitoires lorsqu’un changement de réglementation est susceptible de porter une atteinte excessive à des situations contractuelles en cours et qui ont été légalement formées.

Le juge administratif est conduit à appliquer des principes qui sont, à ce stade, propres au droit européen lorsqu’il est saisi d’un litige où celui-ci est applicable : ainsi, par la décision d’assemblée Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles et autres du 11 juillet 2001 (n°s 219494;221021;221274;221275;221421, Rec.), le Conseil d’Etat a contrôlé le respect du « principe de confiance légitime » reconnu par la Cour de justice par un décret d’application d’un règlement européen.

C’est également à l’occasion d’un litige concernant la mise en œuvre du droit de l’Union européenne que le juge administratif s’est reconnu le pouvoir de préciser d’office - et non à la demande des parties – les conséquences nécessaires de l’annulation qu’il prononce (CE Ass., 20 juin 2001, Vassilikiotis, n° 213 229). Et c’est en s’inspirant de la jurisprudence de la Cour de Justice que le Conseil d’Etat a admis, en 2004, que le juge administratif pouvait moduler les effets dans le temps des annulations qu’il prononce (CE Ass., 11 mai 2004, Association AC!, n° 255 886).

_____________________________________________________________________

Notes

[1] L’effet direct peut revêtir deux dimensions : vertical (dans les relations entre les particuliers et l’État) et horizontal (entre particuliers).

[2] Si l’arrêt  concerne, en l’espèce, la contrariété à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et si sa solution a donc vocation à s’appliquer à l’ensemble du droit international, c’est le droit de l’Union européenne qui a donné lieu au plus grand nombre d’applications de cette jurisprudence.

[3] Rendue possible par l’article 37 alinéa 2 de la Constitution, qui dispose que : « Les textes de forme législative intervenus en ces matières [matières règlementaires fixées par l’article 37 de la Constitution] peuvent être modifiés par décrets pris après avis du Conseil d'Etat. Ceux de ces textes qui interviendraient après l'entrée en vigueur de la présente Constitution ne pourront être modifiés par décret que si le Conseil constitutionnel a déclaré qu'ils ont un caractère réglementaire en vertu de l'alinéa précédent. ».

[4] Commissaire du gouvernement Genevois dans ses conclusions sur CE Ass., Ministre de l’Intérieur c/ Cohn-Bendit, 22 décembre 1978, n° 11 604 : « à l’échelon de la Communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement des juges, ni guerre des juges. Il doit y avoir place pour le dialogue des juges ».

[5] Cet article dispose en effet, dans son paragraphe 3, que : « Les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux. ».