Avis sur un projet de loi relatif à la programmation militaire 2024 à 2030

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Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État sur un projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

1. Le Conseil d’Etat a été saisi le 24 février 2023 d’un projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense. Ce projet de loi a été modifié par quatre saisines rectificatives reçues les 3, 13, 27 et 29 mars 2023. L’étude d’impact a été transmise le 9 mars 2023 et a fait l’objet de plusieurs saisines rectificatives.

2. Ce projet de loi, qui comprend trente-six articles, est organisé en deux titres, respectivement intitulés « Dispositions relatives aux objectifs de la politique de défense et à la programmation financière » et « Dispositions normatives intéressant la défense nationale ». Le titre Ier est consacré aux objectifs de la défense nationale et à la programmation financière. Le titre II est divisé en six chapitres consacrés respectivement au renforcement du lien entre la Nation et ses armées et à la condition militaire, au renseignement et à la contre-ingérence, à l’économie de défense, à la crédibilité stratégique, à la sécurité des systèmes d’information et enfin à des dispositions relatives à l’outre-mer, diverses et finales.

3. L’étude d’impact du projet, dans sa dernière version reçue le 29 mars 2023, comporte, exposés dans l’ensemble avec clarté et précision, les éléments requis par l’article 8 de la loi organique n° 2009 403 du 15 avril 2009, pris pour l’application du troisième alinéa de l’article 39 de la Constitution. Comme indiqué ci-après, quelques développements de cette étude devront cependant être précisés ou ajustés.

4. Le Conseil d’Etat relève que le projet de loi a fait l’objet, ainsi qu’il le devait, de la consultation du Haut conseil des finances publiques sur les dispositions programmatiques (cf. infra), du Conseil supérieur de la fonction militaire sur les dispositions relatives aux ressources humaines, du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel sur le transfert aux juridictions administratives du contentieux de l’indemnisation d’une réquisition, de la Commission nationale de la négociation collective, de l’emploi et de la formation professionnelle sur les dispositions relatives au réserviste salarié et enfin de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes sur les dispositions relatives à la sécurité des systèmes d’information.

Comme lors de l’examen des précédentes lois de programmation militaire, il estime que ce projet, ne revêtant pas le caractère d’un projet de loi de programmation à caractère économique, social et environnemental au sens de l’article 70 de la Constitution, n’avait pas à être soumis au préalable, même en partie, à l’avis du Conseil économique, social et environnemental.

5. Ainsi que le Conseil d’Etat l’a déjà souligné dans plusieurs de ses avis (voir, notamment, AG, Avis du 17 janvier 2013, n° 387262, Projet de loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République ; AG, Avis du 9 juillet 2020, n° 400328, Projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche pour les années 2021 à 2030), la coexistence, au sein d’un même texte, de dispositions de programmation et de dispositions normatives ne se heurte à aucun obstacle constitutionnel, dès lors que, comme dans le présent projet, les dispositions de programmation sont clairement séparées des autres dispositions.

Le Conseil d’Etat relève que, comme dans les deux précédentes lois de programmation militaire, le nombre d’articles normatifs est important, étant précisé que la plupart ont un rapport avec les objectifs et orientations contenus dans la partie programmatique, à la mise en œuvre de laquelle ils contribuent, et que les autres sont relatifs à la défense et à la sécurité nationale.

6. Au-delà de ces remarques liminaires, et outre de nombreuses améliorations de rédaction, ce projet de loi appelle, de la part du Conseil d’Etat, les observations suivantes.

Titre Ier Dispositions relatives aux objectifs de la politique de défense et à la programmation financière

En ce qui concerne la consultation du Haut conseil des finances publiques

7. Ce projet de loi est le premier projet de loi de programmation soumis aux dispositions du VII de l’article 61 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF) dans sa rédaction issue de la loi organique n° 2021-1836 du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques et entrées en vigueur en 2023. Ces dispositions imposent au Gouvernement de saisir le Haut conseil des finances publiques (HCFP) des dispositions des projets de loi de programmation ayant une incidence sur les finances publiques, afin qu’il évalue la compatibilité de ces dispositions avec les objectifs de dépenses prévus par la loi de programmation des finances publiques en vigueur ou, à défaut, par l’article liminaire de la dernière loi de finances. 

Si le HCFP a bien été saisi, il relève dans son avis du 27 mars 2023 qu’il « n’est pas en mesure de formuler un avis tel que prévu par la loi organique ». En effet, ainsi qu’il le souligne, le projet de loi de programmation des finances publiques couvrant la période 2023-2027 n’a pas été adopté et l’article liminaire de la loi de finances pour 2023 ne comporte d’indications que sur les exercices 2021, 2022 et 2023. 

Le Conseil d’Etat considère cependant que la procédure d’adoption du projet de loi de programmation n’est pas pour autant entachée d’irrégularité. 

Il relève, en premier lieu, qu’il résulte des dispositions précitées du VII de l’article 61 de la LOLF que le législateur organique a lui-même entendu permettre l’adoption d’une loi de programmation sectorielle en l’absence de la loi de programmation des finances publiques en vigueur. Si le renvoi à l’article liminaire de la dernière loi de finances, prévu en pareil cas, n’est pas directement opérant en raison du contenu de cet article, fixé par l’article 1 H de la LOLF, il convient toutefois de noter que son examen par le Parlement est éclairé par des documents accompagnant le projet de loi de finances (PLF). Ainsi, le rapport sur la situation et les perspectives économiques, sociales et financières de la Nation, prévu à l’article 50 de la LOLF, présente les perspectives d'évolution, pour au moins les quatre années suivant celle du dépôt du PLF, des recettes, des dépenses et du solde de l'ensemble des administrations publiques. L’article 51 de la LOLF prévoit quant à lui, à son 5°, que des annexes explicatives jointes au PLF développent, pour chaque programme, les crédits ouverts pour l’année en cours, l’année considérée ainsi que, à titre prévisionnel, les deux années suivantes. En l’espèce, ces perspectives et ces chiffres étaient tirés du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, déposé en même temps que le PLF pour 2023.

Le Conseil d’Etat observe, en second lieu, que dans son avis du 27 mars 2023, le HCFP a accepté, au-delà de ses remarques sur l’absence de loi de programmation des finances publiques en vigueur et sur le contenu de l’article liminaire de la loi de finances pour 2023, d’examiner la compatibilité de la trajectoire de crédits de paiement qui figure dans le projet de loi de programmation militaire avec les plafonds de crédits alloués aux missions du budget général par le projet de loi de programmation des finances publiques, pour les années 2024 et 2025, et avec les prévisions que le Gouvernement lui a communiquées pour les deux années suivantes. Le Parlement sera donc, conformément au but poursuivi par le législateur organique lors de l’adoption du VII de l’article 61 de la LOLF, éclairé par cette instance indépendante sur la compatibilité de la trajectoire de dépenses retenue par le projet de loi de programmation militaire avec l’évolution prévue pour l’ensemble des dépenses publiques. 

En ce qui concerne le titre Ier du projet de loi et le rapport qui lui est annexé

8. L’exercice de programmation est synthétisé dans un rapport annexé au projet de loi, que le Parlement est invité à approuver. Ce rapport, établi à partir de la Revue nationale stratégique publiée en novembre 2022, prend acte du bouleversement des équilibres mondiaux et porte l’ambition d’une transformation des armées pour que la France conserve une supériorité opérationnelle. Le renforcement de la protection de nos territoires, métropolitain et ultramarins, la capacité de réagir de manière décisive en cas d’engagement majeur et d’affrontement de haute intensité, comme celle de se défendre et d’agir dans les espaces communs (« cyber », numérique, espace extra-atmosphérique, espaces maritimes) sont les priorités. Partant de la volonté de renforcer la cohérence et la réactivité des armées, le rapport annexé définit les orientations de la politique de défense qui ont été retenues jusqu’en 2030, fixe les contrats opérationnels rénovés des armées, les équipements nécessaires, programmés jusqu’en 2035, et mentionne la poursuite des efforts entrepris pour l’amélioration des conditions de vie et de travail des militaires et civils de la défense et de leurs familles. Il évalue les effectifs et les crédits budgétaires qui doivent être alloués pour atteindre ces objectifs. 

Les principales indications chiffrées qui découlent des trajectoires envisagées dans le rapport sont reprises dans les articles du titre Ier : les crédits budgétaires de la mission budgétaire « Défense », les ressources extrabudgétaires, la provision annuelle au titre des opérations extérieures et des missions intérieures ainsi que l’évolution nette des effectifs du ministère de la défense. Cette programmation qui porte sur sept années, se caractérise par la poursuite de la hausse significative des prévisions de crédits budgétaires engagée par la précédente loi de programmation militaire. Si elle continue de prévoir une hausse des effectifs, le rythme de celle-ci est ramené à un niveau plus en rapport avec la capacité de réalisation de cet objectif en comparaison de ce que prévoit l’actuelle loi de programmation militaire pour les années 2023 à 2025. 

Le Conseil d’Etat relève le caractère très concis du rapport annexé en comparaison de ceux annexés aux précédentes lois de programmation militaire. Sans que ce choix, qui s’explique notamment par le renvoi à la récente Revue nationale stratégique, n’appelle de critique de sa part, il observe que le rapport est principalement consacré aux besoins en équipement et aux capacités opérationnelles mais est moins développé sur la dimension humaine de la programmation alors que les enjeux en termes de recrutement et de fidélisation des militaires sont tout aussi essentiels. 

9. En ce qui concerne l’évolution des crédits, le Conseil d’Etat note, comme le fait le Haut conseil des finances publiques dans son avis, que l’augmentation prévue est plus forte à la fin de la période couverte (2028, 2029 et 2030) qu’au début. Il souligne qu’à un tel horizon, qui excède celui du projet de loi de programmation des finances publiques au vu duquel le HCFP a émis son avis, et alors que d’ici là plusieurs exercices de programmation d’ensemble des finances publiques auront été conduits, les chiffres indiqués sont affectés de nombreux aléas (cf., sur la même question, AG, Avis du 9 juillet 2020, n° 400328, Projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche pour les années 2021 à 2030). Le Conseil d’Etat, enfin, ne peut que s’associer à la remarque du HCFP selon laquelle le projet de loi de programmation militaire « conjointement aux lois de programmation déjà votées, contraint les autres dépenses du budget de l’État. Celles-ci devraient ainsi baisser en volume pour respecter la trajectoire du projet de loi de programmation, ce qui impliquerait un effort de maîtrise important et, à ce jour, peu documenté, de la dépense ».

10. Le Conseil d’Etat note que le Gouvernement a renoncé, par une saisine rectificative, à faire précéder ce titre Ier d’un article liminaire énonçant des considérations générales sur la politique de défense et le contexte de la présente loi de programmation ainsi qu’à y inclure un article consacré au rôle du Parlement et au contrôle parlementaire de l’exécution de la loi de programmation, reprenant des dispositions issues de la Constitution ou des lois et ordonnances relatives au fonctionnement du Parlement. Il considère que ces deux articles n’avaient en effet par leur place dans le projet de loi. 

11. Le Conseil d’Etat relève que les dispositions relatives à l’évolution des effectifs sont assorties d’une phrase envisageant la non-réalisation des objectifs fixés et faisant un lien, en pareil cas, avec la « politique salariale » du ministère. Le sens et la portée de cette phrase étant obscurs, il est suggéré de ne pas la retenir.

12. Le principe de la remise au Parlement de deux rapports annuels, l’un sur l’exécution, au cours de l’année passée, de la programmation militaire et l’autre sur les enjeux et principales évolutions de la programmation budgétaire ministérielle n’appelle en revanche pas d’objection de la part du Conseil d’Etat. De telles dispositions peuvent en effet être admises dans une loi de programmation, en raison de la nature d’une telle loi, alors même qu’elles n’énoncent pas d’objectifs et ne relèvent normalement pas du domaine de la loi. Le Conseil d’Etat propose toutefois de retenir une rédaction plus concise des dispositions correspondantes, sans donner dans la loi le détail du contenu de ces rapports.

13. Le Conseil d’Etat propose enfin, en accord avec le Gouvernement, de compléter le titre Ier par une disposition abrogeant, à compter du 1er janvier 2024, le titre Ier de l’actuelle loi de programmation militaire relatif à la programmation militaire jusqu’en 2025.  

Titre II Dispositions normatives intéressant la défense nationale

En ce qui concerne les dispositions relatives aux ressources humaines et à la condition militaire

Sur le renforcement du régime d’indemnisation des militaires blessés ou ayant contracté une maladie au cours d’opérations militaires 

14. Le projet de loi prévoit de renforcer le régime d’indemnisation des militaires blessés en service, ou ayant contracté une maladie au cours d’opérations militaires, en leur ouvrant droit à une indemnisation de l’intégralité du préjudice subi. Ainsi, pourront désormais être intégralement réparées, sans faute de l’Etat, les blessures ou maladies survenues par le fait d’une opération de guerre, d’une opération extérieure, de missions opérationnelles se déroulant sur le territoire national ou hors de celui-ci d’une intensité et d’une dangerosité particulières assimilables à celles d’une opération extérieure, ou lors de stages d’aguerrissement, d’entrainement au combat ou en cas d’accidents d’aéronefs militaires à l’entrainement. Le Conseil d’Etat estime que ces dispositions, qui visent des circonstances clairement caractérisées liées aux risques particuliers qu’impose l’état militaire, ne soulèvent pas de difficulté d’ordre constitutionnel ou conventionnel, notamment au regard du principe d’égalité.

15. Le projet assouplit en outre les conditions d’indemnisation du recours à une tierce personne, en prévoyant que les infirmités pensionnées doivent être la cause directe et déterminante, et non plus la cause exclusive, du besoin d’assistance constante. Cette modification n’appelle pas de remarque de la part du Conseil d’Etat.

Sur la réserve opérationnelle et les mesures en faveur des réservistes 

16. Le projet de loi comporte plusieurs mesures ayant pour objet d’accroître la disponibilité et l’employabilité opérationnelle de la réserve :
- il facilite la convocation des réservistes par l’autorité militaire, notamment en portant à 10, contre 5 à 8 actuellement, le nombre de jours de réserve ne nécessitant pas l’accord préalable de l’employeur ; 
- il permet de convoquer les anciens militaires qui constituent la réserve opérationnelle de deuxième niveau 10 jours sur 5 ans pour la vérification de leur aptitude et le maintien de leurs compétences ;
- il prévoit la possibilité de maintenir ou d’appeler à l’activité l’ensemble des réservistes opérationnels de manière graduée, en fonction de la gravité et de l’urgence de la situation, sans que soit atteint le seuil de mise en garde ou de mobilisation, en définissant des critères cohérents avec ceux du régime des réquisitions, également modifiés ;
- il élargit la possibilité d’affecter des réservistes hors des armées dans l’intérêt de la défense.

Le projet de loi vise par ailleurs à élargir le vivier de recrutement des réservistes en adaptant les critères d’aptitude physique qui leur sont appliqués, en créant une possibilité d’avancement pour les réservistes spécialistes et en assouplissant leurs conditions d’emploi, en prévoyant de nouveaux cas dans lesquels les militaires d’active placés en position de non activité (congé parental, congés pour convenances personnelles, disponibilité) peuvent souscrire un engagement dans la réserve opérationnelle et, enfin, en relevant très fortement les limites d’âge des réservistes. 

17. Le Conseil d’Etat observe que si ces mesures contribueront à augmenter les effectifs de la réserve, elles ne suffiront pas pour réaliser l’objectif affiché d’un doublement d’ici 2030, pour atteindre 80 000 hommes, puis 105 000 à l’horizon 2035. Il considère que l’étude d’impact devrait faire mieux apparaître la part d’augmentation liée à ces seules mesures et préciser les autres mesures qui permettront d’atteindre cet objectif ambitieux. 

18. S’agissant de l’élargissement des possibilités d’affectation des réservistes hors des forces armées, le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir la rédaction du projet du Gouvernement consistant à substituer à l’énumération limitative qui figure dans les dispositions actuelles la simple mention « d’organismes » définis par décret en Conseil d’Etat. Il considère en effet que le terme d’organismes, qui n’a pas de contenu juridique, est trop indéterminé et propose en conséquence de lui substituer une mention des différentes catégories de personnes morales dans lesquelles cette affectation sera désormais possible, en maintenant l’exigence de la signature préalable d’une convention lorsqu’il s’agit d’entreprises ou d’organismes de droit privé.

19. Le Conseil d’Etat estime que le relèvement notable des limites d’âge (soixante-dix ans pour toutes les catégories et grades de réservistes, jusqu’à présent différenciées, soixante-douze ans pour les réservistes spécialistes) n’est qu’en apparence contraire à l’impératif de jeunesse propre à l’état militaire et à l’objectif d’opérationnalité renforcée de la réserve. Ces limites hautes, en effet, ne seront mobilisées que pour attirer et fidéliser les spécialistes dont les armées ont un besoin croissant. 

20. Le projet de loi modifie également les dispositions du code du travail relatives au régime des congés liés à la réserve opérationnelle pour les mettre en cohérence avec les modifications qu’il apporte au code de la défense, en relevant à dix (contre cinq à huit actuellement) le nombre de jours de convocation pouvant être réalisés pendant le temps de travail d’un volontaire de la réserve opérationnelle sans l’accord préalable de son employeur, en supprimant les dispositions particulières propres aux entreprises de moins de 250 salariés et en précisant les circonstances dans lesquelles le délai de préavis peut être ramené d’un mois à 15 jours pour les réservistes ayant souscrit avec l’accord de l’employeur la clause de réactivité. 

Le Conseil d’Etat estime que ces modifications sont justifiées et proportionnées au regard de l’objectif d’intérêt général poursuivi, qui est d’accroître la contribution opérationnelle de la réserve aux missions des forces armées. Il relève que, alors que le régime applicable à ces congés peut être amélioré dans le cadre de négociations collectives, ces dispositions continuent de déroger à la construction sous forme du « triptyque » des dispositions de cette partie du code du travail (dispositions d’ordre public, champ de la négociation collective et dispositions supplétives) et invite le Gouvernement à réfléchir à la possibilité d’une réécriture conforme à cette construction.

Sur les mesures destinées à fidéliser les militaires et à favoriser le recrutement 

21. Le projet de loi pérennise et inscrit dans le code de la défense des dispositifs de rengagement de militaires radiés des cadres ou des contrôles et de maintien en fonction au-delà de la limite d’âge étroitement inspirés de mesures mises en place à titre temporaire pour faire face à l’épidémie de Covid-19. Le dispositif de rengagement, limité aux militaires de carrière autres que les officiers généraux, permet à des militaires qui ont définitivement quitté les armées sans bénéficier d’une mesure d’aide au départ de revenir y servir pour une durée limitée. Le dispositif de maintien en activité au-delà de la limite d’âge, ouvert à tous les militaires à l’exception des officiers généraux, vient compléter ceux déjà prévus par l’article L. 4139-16 du code de la défense et permet un maintien en activité dans la limite de trois ans au-delà de la limite d’âge ou de la durée de service. Les modalités de ces deux dispositifs sont adaptées pour les rendre plus attractifs : possibilité ouverte à ceux qui ont quitté l’armée depuis moins de cinq ans et non plus trois, prise en compte non seulement du grade mais aussi de l’ancienneté dans le grade pour le reclassement, prise en compte des services ainsi effectués pour l’avancement et pour la liquidation de la pension, réouverture des dispositifs de formation et reconversion. 

22. Il pérennise également en le codifiant le mécanisme de la « promotion fonctionnelle » mis en place par l’article 37 de la loi du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019, déjà prorogé jusqu’en 2025 par la dernière loi de programmation militaire (loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018). Ouverte aux militaires de carrière qui n’ont pas bénéficié d’un dispositif d’aide au départ, la promotion fonctionnelle consiste, au vu de leurs mérites et de leurs compétences, à promouvoir au grade supérieur des officiers et des sous-officiers de carrière afin de leur permettre d'exercer une fonction déterminée avant leur radiation des cadres ou, s'agissant des officiers généraux, leur admission dans la deuxième section. Elle est subordonnée à une demande agréée des intéressés et doit respecter un contingent fixé de façon pluriannuelle. Le projet de loi ouvre la possibilité d’une seconde promotion fonctionnelle pour les officiers généraux. 

23. Par ailleurs, le projet de loi apporte plus de souplesse dans le mécanisme d’aide à la reconversion des militaires en renvoyant à un décret en Conseil d’Etat le soin de fixer le délai, aujourd’hui fixé par la loi, au-delà duquel la poursuite du congé de reconversion impose que le militaire soit radié ou rayé des contrôles. Le Conseil d’Etat estime nécessaire de compléter sur ce point le projet du Gouvernement pour fixer un délai plancher, de sorte que le renvoi au pouvoir réglementaire soit suffisamment encadré par la loi.

24. Pour améliorer l’attractivité des armées, en particulier dans des domaines requérant des formations techniques, le projet de loi institue un régime d’apprentissage militaire. Il prévoit le recrutement d’élèves dès l’âge de 16 ans, sous statut militaire et en vue d’un engagement dans les armées au titre de l’enseignement technique préparatoire militaire. Il fixe pour ces apprentis militaires mineurs des limites au temps de service et encadre leur participation à des activités liées à la participation aux mesures de défense civile, conformément aux obligations conventionnelles et européennes de la France. Sur l’encadrement de la durée de ces services de ces apprentis et des autres militaires mineurs, le Conseil d’Etat suggère une rédaction fixant une limite de huit heures par jour assortie de la possibilité de dérogations prévues par décret en Conseil d’Etat, dans la limite de onze heures. 

25. Enfin, le projet de loi reconduit jusqu’au 31 décembre 2030 le dispositif du pécule modulable d’incitation au départ des militaires prévu par l’article 38 de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale. 

Ces différentes mesures, dont la rédaction a été précisée, concourent directement aux objectifs énoncés par la partie programmatique du projet de loi. Elles ne se heurtent à aucune objection d’ordre constitutionnel ou conventionnel.

En ce qui concerne les dispositions relatives au renseignement et à la contre-ingérence

Sur la garantie de la prise en compte des intérêts fondamentaux de la Nation en cas d’activité privée en rapport avec une puissance étrangère 

26. Le projet de loi institue un contrôle de l’administration à l’égard de tout militaire exerçant des fonctions présentant une sensibilité particulière ou requérant des compétences techniques spécialisées qui souhaite exercer une activité dans le domaine de la défense ou de la sécurité au profit d’un Etat étranger ou d’une entreprise ou d’une organisation ayant son siège en dehors du territoire national ou sous contrôle étranger. Ce contrôle vise à prévenir les risques de divulgation de renseignements, procédés ou fichiers auxquels l’intéressé a eu accès lorsqu’une telle divulgation serait de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. Il s’exercera sur les militaires concernés pendant les dix années suivant la fin de l’exercice de ces fonctions sensibles. Le projet de loi renvoie à un décret en Conseil d’Etat le soin de dresser la liste des domaines d’emploi concernés et à un arrêté non publié le soin de préciser les fonctions dont les titulaires sont soumis à ce contrôle. Il assortit de sanctions administratives et pénales la méconnaissance des obligations qu’il édicte. 

Le Conseil d’Etat estime que, s’il peut affecter la liberté contractuelle, la liberté d’entreprendre ou le principe de libre circulation des travailleurs, ce contrôle répond à de fortes considérations d’intérêt général, en lien avec les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation. Pour que ces atteintes soient limitées à ce qui est strictement nécessaire, il propose de remplacer le mécanisme d’autorisation préalable initialement prévu par le Gouvernement par une obligation de déclaration préalable avec possibilité d’opposition. Par ailleurs, le Conseil d’Etat, tout en admettant la non-publication de l’arrêté précisant les fonctions sensibles entrant dans le champ du dispositif, propose de compléter le texte pour prévoir que les militaires et anciens militaires exerçant ou ayant exercé ces fonctions en sont avisés. 

Le Conseil d’Etat relève que la période de dix ans pendant laquelle ce contrôle s’exercera sur les anciens militaires est particulièrement longue pour un dispositif de ce type. Il invite le Gouvernement à mieux expliquer dans l’étude d’impact les raisons de ce choix et souligne qu’il appartiendra au ministre de la défense, dans l’exercice de son droit d’opposition, de tenir compte, parmi d’autres éléments d’appréciation, de l’écoulement du temps. Par ailleurs, il note que ce dispositif, de nature préventive, ne s’appliquera pas aux activités entrant dans le champ de l’obligation de déclaration préalable exercées par des militaires préalablement à la date de l’entrée en vigueur de la loi. Il considère enfin que les sanctions administratives et pénales prévues en cas de méconnaissance de l’obligation de déclaration préalable ou de non-respect de l’opposition du ministre sont adéquates et non disproportionnées.

Sur la transmission d’informations par l’autorité judiciaire aux services de renseignement en matière de crimes contre l’humanité ou de crimes et délits de guerre 

27. Les articles 706-25-2 et 706-105-1 du code de procédure pénale (CPP) prévoient que, par dérogation au secret de l’enquête et de l’instruction garanti par l’article 11 du même code, le procureur de la République antiterroriste et le procureur de la République de Paris peuvent, pour les procédures ouvertes en matière, respectivement, de terrorisme et de cybercriminalité ou de certaines affaires de criminalité organisée, communiquer aux services de renseignement ou aux services de l’Etat désignés pour répondre aux attaques informatiques, de leur propre initiative ou à la demande de ces services, des éléments figurant dans ces procédures nécessaires à l’exercice de leurs missions dans ces matières. Si la procédure fait l’objet d’une information, cette communication ne peut intervenir qu’avec l’avis favorable du juge d’instruction, lequel peut également y procéder lui-même. Le projet de loi étend cette possibilité de transmission d’informations par le procureur de la République antiterroriste à celles recueillies dans le cadre de procédures ouvertes en matière de crimes contre l’humanité et de crimes et délits de guerre (article 628-8-1 du CPP). 

28. Le Conseil d’Etat estime que cette extension constitue une dérogation au secret de l’enquête et de l’instruction qui est légitime au regard de son objectif et proportionnée à celui-ci quant à ses destinataires, limités en l’espèce aux seuls services de renseignement dits du premier cercle, sans possibilité de retransmission des informations reçues par eux à d’autres services, notamment étrangers ou internationaux.

Il considère toutefois, comme il l’a indiqué dans son avis sur une lettre rectificative au projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement (AG, avis du 6 mai 2021, n° 402791) que, pour limiter l’atteinte portée au secret de l’enquête et de l’instruction, à la protection de la vie privée et à la présomption d’innocence, le champ des informations susceptibles d’être transmises doit être limité à certaines finalités. Il propose en conséquence de compléter le texte pour circonscrire cette possibilité de transmission aux éléments nécessaires à l’exercice de celles des missions des services de renseignement qui sont liées à la défense et à la promotion de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et de la défense nationale, des intérêts majeurs de la politique étrangère, de l’exécution des engagements européens et internationaux de la France et de la prévention de toute forme d’ingérence étrangère, de la prévention du terrorisme, de la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées et, enfin, de la prévention de la prolifération des armes de destruction massive (1°, 2°, 4°, 6° et 7° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure). 

En ce qui concerne l’économie de défense

S’agissant du nouveau régime des réquisitions 

29. Le régime juridique actuel des réquisitions du code de la défense, articulé autour des réquisitions militaires, qui ont pour objet principal l’approvisionnement des forces armées et formations rattachées, et des réquisitions pour les besoins généraux de la Nation, est complexe et en large partie obsolète. Le projet de loi entend le moderniser et le simplifier, et lui donner ainsi plus d’efficacité, en s’inspirant de l’ordonnance n° 2022-232 du 23 février 2022 qui a instauré un régime spécifique de réquisition s’agissant des biens et objets spatiaux. A cette fin, les dispositions du code de la défense relatives aux réquisitions autres que celles de biens et services spatiaux sont rassemblées dans le titre Ier du livre II de la deuxième partie et entièrement réécrites.

Le nouveau régime comporte deux dispositifs alternatifs de réquisition des personnes, biens et services : l’un, décidé par décret pris en conseil des ministres, vise à faire face aux menaces « pesant sur les activités essentielles à la vie de la Nation, la protection de la population, l’intégrité du territoire, la permanence des institutions de la République ou de nature à justifier la mise en œuvre des engagements internationaux de la France en matière de défense » ; l’autre, mis en œuvre par décret du Premier ministre, vise à faire face aux situations d’urgence mettant en cause la sauvegarde des intérêts de la défense nationale. Le projet de loi définit les sujétions préalables à ces réquisitions (recensement et blocage), leurs principales conditions de mise en œuvre et les garanties qu’elles comportent, en ce qui concerne notamment les règles relatives à la rétribution des personnes requises. Il énonce ainsi que les réquisitions ne peuvent être ordonnées « qu’à défaut de tout autre moyen adéquat disponible dans un délai utile » et qu’il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires. Le projet de loi prévoit également l’indemnisation intégrale des dommages matériels résultant de manière directe et certaine de l’exécution des mesures prescrites.

Le Conseil d’Etat estime que les deux dispositifs prévus correspondent à des situations et à des besoins qui se distinguent suffisamment pour justifier cette dualité. Il relève que, par rapport aux dispositions actuelles, le projet de loi n’emporte pas extension des circonstances dans lesquelles la réquisition peut être décidée, si ce n’est le cas, nouveau mais dont on comprend bien l’utilité, d’une menace de nature à justifier la mise en œuvre des engagements internationaux de l’Etat en matière de défense. S’agissant de l’évaluation de l’indemnisation due aux personnes requises, le Conseil d’Etat estime, en accord avec le Gouvernement, qu’il n’est pas nécessaire d’instaurer une procédure permettant des contrôles sur pièces et sur place assortie de sanctions pénales en cas de refus de s’y soumettre. Il suggère donc de se borner à prévoir que les personnes requises fournissent à l’autorité administrative ou militaire, si celle-ci en fait la demande, tous les documents ou éléments d’information permettant d’évaluer le montant de l’indemnisation due. 

A la lumière de ces observations et compte tenu des garanties prévues, le Conseil d’Etat estime que le projet de loi contribue à l’effort de simplification et de clarification du droit applicable sans méconnaître aucune exigence constitutionnelle ou conventionnelle.

S’agissant de la constitution de stocks de matières ou composants d’intérêt stratégique et de la priorisation des commandes passées par l’Etat 

30. La livraison d’équipements militaires à l’Ukraine ayant mis en lumière la relative faiblesse et la durée de reconstitution des stocks des forces armées pour certains équipements ou munitions, le projet de loi permet à l’autorité administrative d’ordonner la constitution, par les entreprises titulaires d’une autorisation au titre de la fabrication ou du commerce de matériels de guerre, armes, munitions et de leurs éléments, d’un stock minimal de matières ou composants d’intérêt stratégique nécessaires à cette fabrication. Il prévoit des sanctions dans le cas où, après mise en demeure restée infructueuse, l’entreprise a commis un manquement à ces obligations.

Le Conseil d’Etat relève que la logique suivie est celle de la constitution d’une réserve minimale de certaines matières ou de certains composants intermédiaires, et non celle de la constitution d’un stock de produits fabriqués à l’instar de ce que prévoient le code de l’énergie pour les carburants ou le code de la santé publique pour certains médicaments. Il note que le dispositif comporte des limites et des garanties, puisque la valeur du stock dont la constitution est imposée ne pourra excéder une proportion maximale du chiffre d’affaires correspondant, fixée par décret et qui pourra différer selon la matière ou le composant, et que la loi prévoit que les mesures prescrites, dans la limite ainsi fixée, devront être proportionnées au regard du volume et de la nature des matériels vendus par l’entreprise ainsi que des commandes en cours, des besoins des forces armées et des conditions d’approvisionnement pour la matière ou le composant en cause.

Le Conseil d’Etat estime que ce mécanisme répond à un objectif d’intérêt général, qui est de garantir la continuité de l’exécution des missions des forces armées en sécurisant leur approvisionnement, et que, compte tenu de ce qui a été indiqué précédemment, l’absence d’indemnisation des coûts de constitution et d’entretien des stocks prescrits ne porte pas à l’exercice du droit de propriété une limitation se heurtant à un obstacle de nature constitutionnelle ou conventionnelle.

31. Dans le même but de sécurisation de l’approvisionnement des forces armées, mais aussi pour permettre à la France d’honorer des engagements internationaux en matière de défense, le projet de loi tend également à permettre à l’Etat d’imposer à toute entreprise titulaire d’un marché de défense ou de sécurité, ou à toute entreprise française titulaire d’un contrat passé avec une organisation internationale ou avec un Etat tiers, de réaliser tout ou partie des prestations faisant l’objet du marché par priorité sur tout autre engagement contractuel et dans un délai qui peut être fixé par dérogation aux stipulations contractuelles.

Il règle les modalités d’indemnisation du titulaire du marché ou du contrat et des sous-contractants pour les préjudices matériels subis, dès lors qu’ils résultent de manière directe et certaine des mesures prescrites. Comme dans le cas des réquisitions, le Conseil d’Etat estime, en accord avec le Gouvernement, qu’il est suffisant de prévoir que les entreprises fournissent à l’autorité administrative ou militaire, si celle-ci en fait la demande, tous les documents ou éléments d’information permettant d’évaluer le montant de l’indemnisation due. 

Le Conseil d’Etat considère que, eu égard à son objet et aux garanties prévues, ce dispositif ne se heurte pas non plus à des objections d’ordre constitutionnel ou conventionnel.

Sur le renforcement de l’autonomie des armées en matière sanitaire 

32. Le projet renforce l’autonomie des armées en matière sanitaire, d’une part, en dotant certaines structures du service de santé des armées (SSA) de la possibilité de conserver des produits sanguins labiles et, d’autre part, en autorisant le centre de transfusion sanguine des armées (CTSA) à fabriquer, importer, exporter et exploiter les médicaments dérivés du sang.

Le Conseil d’Etat estime que la faculté ainsi donnée à des structures du SSA répond à la nécessité de pouvoir approvisionner en sang et produits du sang les troupes en opération. Il considère que la dérogation apportée au monopole conféré par la loi au Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies, s’agissant de la fabrication de médicaments dérivés du sang, ne se heurte à aucun obstacle de nature constitutionnelle ou conventionnelle et est de nature à renforcer l’arsenal thérapeutique pour la protection des forces armées, notamment en matière de contre-mesures médicales et de réponse aux risques d’ordre nucléaire, radiologique, biologique ou chimique.

Sur le cadre juridique de la lutte contre les drones utilisés à des fins malveillantes 

33. Le II de l’article L. 33-3-1 du code des postes et communications électroniques (CPCE), issu de la loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, permet aux autorités compétentes de l’Etat de recourir de façon préventive à des dispositifs de brouillage radioélectrique destinés à rendre inopérant un drone, en cas de menace imminente, pour les besoins de l’ordre public, de la défense et de la sécurité nationale ou du service public de la justice, ou afin de prévenir le survol d’une zone interdite pour des raisons d’ordre militaire ou de sécurité publique. 

Le projet de loi transfère ce dispositif au sein d’un nouveau chapitre III bis, intitulé « Protection contre les menaces résultant d’aéronefs circulant sans personne à bord », du titre Ier du livre II du code de la sécurité intérieure (CSI). Cette mesure est opportune compte tenu de l’objet de ces dispositions.

Sur le fond, le projet de loi élargit le champ des dispositifs susceptibles d’être utilisés, pour les finalités mentionnées ci-dessus, aux dispositifs destinés, non seulement à rendre inopérant un drone, mais également à le neutraliser. Le Conseil d’Etat observe que cette modification répond à une nécessité, qui résulte du développement de drones que la technologie rend insensibles au brouillage radioélectrique. 

Il relève par ailleurs que les dispositifs de neutralisation d’un drone ont pour effet, comme les dispositifs de brouillage radioélectrique actuellement autorisés, de restreindre la liberté du télépilote de faire circuler son drone, qui est reconnue par l’article L. 6211-1 du code des transports. Si ces dispositifs de neutralisation peuvent aussi, lorsqu’ils provoquent la chute et la destruction du drone, porter une atteinte irrémédiable au droit de propriété et présenter des risques pour la sécurité des personnes, une telle atteinte peut déjà résulter, bien que fortuitement, de l’utilisation de dispositifs de brouillage, lesquels sont, en outre, susceptibles de perturber l’utilisation des fréquences par les tiers et de porter atteinte à la liberté de communication. Enfin, le brouillage radioélectrique peut entraîner des conséquences pour la sécurité même des personnes utilisant des appareils radioélectriques ou de communication, notamment en cas de perturbation des outils de guidage et de géolocalisation, ce qui n’est pas le cas, en principe, des dispositifs de neutralisation (AG, avis du 21 avril 2021 sur le projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, n° 402562). 

Le Conseil d’Etat considère, dans ces conditions, que le projet de loi, qui, d’une part, précise de manière suffisante les finalités pour lesquelles il peut être recouru à la neutralisation d’un drone, et, d’autre part, exige que la menace soit imminente pour justifier une intervention et prévoit que cette intervention s’effectue de façon adaptée, nécessaire et proportionnée au regard des finalités poursuivies, n’appelle pas d’objection de principe. 

Il estime toutefois nécessaire de renvoyer à un décret en Conseil d’Etat le soin de déterminer les modalités de mise en œuvre des dispositifs de brouillage et de neutralisation, et non seulement des premiers et de prévoir qu’un arrêté du Premier ministre désigne les dispositifs susceptibles d’être utilisés par les services de l’Etat pour rendre inopérant ou neutraliser un drone. 

En ce qui concerne le renforcement de la crédibilité stratégique des forces armées

Sur la consolidation des dispositions intéressant le nucléaire de défense 

34. Le code de la défense soumet à autorisation ou déclaration et à contrôle les activités portant sur les matières nucléaires ainsi que les activités nucléaires mettant en œuvre des rayonnements ionisants. Il impose par ailleurs aux opérateurs publics ou privés exploitant des installations susceptibles de détenir des matières nucléaires et concourant à la politique de dissuasion de participer à la protection de ces installations. Le projet de loi complète ces dispositions de façon à permettre à l’autorité administrative d’interdire, de limiter ou d’encadrer le recours, par les entreprises concernées, à des prestataires de service ou à des sous-traitants. L’objectif est de mieux assurer la sûreté de ces activités et installations, leur protection contre les actes malveillants ou hostiles ainsi que la préservation du secret de la défense nationale.

Le Conseil d’Etat estime que ce renforcement des moyens de contrôle sur les activités et installations nucléaires intéressant la défense nationale est justifié, dans son principe, par de fortes considérations d’intérêt général tenant au respect des exigences constitutionnelles relatives à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation ainsi qu’à la protection de la population et de l’environnement. Il souligne toutefois qu’il appartiendra à l’autorité administrative de veiller à les mettre en œuvre, dans des conditions qui seront précisées par décret en Conseil d’Etat, de façon à limiter au strict nécessaire les atteintes ainsi portées à la liberté d’entreprendre et, le cas échéant, à la liberté contractuelle. Il note à cet égard que ce nouveau dispositif ne s’appliquera pas aux sous-traitances ou prestations de services en cours à la date de son entrée en vigueur.

En ce qui concerne le renforcement de la sécurité des systèmes d’information 

35. Le projet de loi complète les instruments juridiques à la disposition de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) pour préserver la sécurité des systèmes d’information, en particulier pour lutter contre les atteintes à la sécurité des systèmes d’information des autorités publiques, des opérateurs d’importance vitale et des opérateurs de services essentiels.

36. En premier lieu, il dote l’ANSSI de la possibilité de demander le blocage d’un nom de domaine susceptible de porter atteinte à la sécurité nationale, que ce nom soit utilisé à l’insu de son titulaire légitime ou qu’il ait été enregistré à des fins d’attaque informatique. Dans ce second cas, l’ANSSI peut également rediriger le nom de domaine vers un serveur sécurisé qu’elle contrôle.

Ces dispositions peuvent être rapprochées de celles prévues à l’article 6-1 de la loi n° 2004 575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, qui autorisent le blocage administratif de noms de domaine qui provoquent à des actes de terrorisme ou qui contiennent des contenus pédopornographiques. Ces dispositions ont été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel (décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure) et ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE, 15 février 2016, Association French Data Network et autres, nos 389140, 389896). De la même manière, en l’espèce, le dispositif envisagé est justifié par la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et par la prévention des atteintes à l’ordre public. Il est assorti de garanties portant notamment sur la finalité du dispositif, sur l’obligation, quand le titulaire du nom de domaine est de bonne foi, de solliciter de sa part la neutralisation de la menace avant tout blocage, sur la nature et la durée des données conservées et sur le contrôle exercé par l’Autorité des régulations des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP). Le Conseil d’Etat estime que l’atteinte portée aux droits et libertés précédemment mentionnés est adaptée, nécessaire et proportionnée au motif d’intérêt général qui la justifie.

Il relève également que ces dispositions sont susceptibles de porter atteinte au principe dit de neutralité du net, qui s’impose aux fournisseurs de services d’accès à l’internet en application de l’article 3 du règlement (UE) 2015/2120 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert. Le Conseil d’Etat constate que la Cour de justice de l’Union européenne n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur cette question. Il considère que les blocages prévus par le projet de loi peuvent s’inscrire dans le cadre de l’exception prévue au a du même article 3, qui autorise de tels blocages lorsqu’ils sont nécessaires pour « se conformer (…) à la législation nationale qui est conforme au droit de l’Union ». Le considérant 13 de ce règlement mentionne en particulier les cas dans lesquels un tel blocage serait effectué pour des motifs de sécurité publique ou par décision d’autorités publiques s’agissant de contenus illégaux (« des situations peuvent se présenter où ces fournisseurs sont soumis à des mesures conformes au droit de l’Union mettant en œuvre ou appliquant des actes législatifs de l’Union ou de la législation nationale, telles que (…) des décisions d’autorités publiques investies des pouvoirs pertinents (…) (par exemple, des obligations de respecter (…) décisions d’autorités publiques exigeant le blocage de contenus illégaux) ». Il estime par conséquent que le dispositif prévu par le projet de loi n’est pas contraire au droit de l’Union. 

37. En deuxième lieu, le projet de loi impose aux opérateurs de communications électroniques et aux fournisseurs de système de résolution de noms de domaine de transmettre à l’ANSSI des données techniques non identifiantes permettant d’établir la correspondance entre nom de domaine et adresse IP. Si les adresses IP peuvent, de manière générale, constituer des données personnelles, cette caractérisation résulte de la circonstance que ces données « permettent l’identification précise [des] utilisateurs. » (CJUE, 24 novembre 2011, Scarlet Extended, n° C-70/10). Or, en l’espèce, les adresses IP collectées sont des données non identifiantes qui ne concernent que des noms de domaine et non des utilisateurs. Par conséquent, elles n’ont pas, en l’espèce, le caractère de données personnelles.
 
Le projet de loi met également une nouvelle obligation à la charge des éditeurs de logiciels, qui doivent avertir l’ANSSI ainsi que leurs utilisateurs des vulnérabilités significatives affectant leurs produits et des incidents compromettant la sécurité de leurs systèmes d’information. Cette obligation, qui ne recouvre pas celles déjà prévues par le code civil, le code de la consommation ou le code des postes et des communications électroniques, qui apporte une restriction à la liberté d’entreprendre et qui suppose d’adapter les pouvoirs de contrôle de l’ARCEP, nécessite une modification législative. Le Conseil d’Etat estime nécessaire, pour assurer la proportionnalité de cette obligation, d’en préciser la teneur en limitant le champ des incidents informatiques devant être déclarés par les éditeurs de logiciel à ceux qui sont susceptibles d’affecter l’un de leurs produits. Il propose en outre, pour donner plus d’efficacité au dispositif, de prévoir la possibilité pour l’ANSSI d’informer elle-même les utilisateurs en cas de carence de l’éditeur de logiciel concerné. 

Ces dispositions n’appellent pas d’autres remarques.

38. En troisième lieu, le projet de loi permet à l’ANSSI, lorsqu’elle a connaissance d’une menace susceptible de porter atteinte à la sécurité des systèmes d’information des autorités publiques, des opérateurs d’importance vitale et des opérateurs de services essentiels, de recueillir des données sur le réseau d’un opérateur de communications électroniques ou sur le système d’information d’un fournisseur d’accès, d’un hébergeur ou d’un centre de données aux fins de détecter et de caractériser la menace.

Le recueil de telles données porte atteinte au droit au respect de la vie privée, au droit à la protection des données personnelles, au secret des correspondances et à la liberté d’expression, garantis tant par la Constitution que par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il est motivé par la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et la prévention des atteintes à l’ordre public (voir, pour le dispositif antérieur au projet de loi, CE, 30 décembre 2021, La quadrature du net et autres, n° 428028). Les seules données analysées, dont la conservation est limitée à deux ans, sont celles qui sont directement utiles à la prévention et à la caractérisation de la menace, les autres données devant être détruites sans délai. Seuls les agents de l’ANSSI individuellement désignés et spécialement habilités peuvent procéder à leur analyse, dans la seule finalité précédemment évoquée. Enfin, cette possibilité de recueil ne peut être mise en œuvre que sur avis conforme de l’ARCEP. En conséquence, le Conseil d’Etat estime que les atteintes portées par ce nouveau dispositif aux droits et libertés précédemment évoqués sont adaptées, nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi.

39. Le projet de loi prévoit enfin la possibilité de sous-traiter le recueil de ces données à un service de l’Etat désigné par décret, dans un objectif de mutualisation de ces opérations entre services administratifs. Le Conseil d’Etat relève qu’une telle sous-traitance est d’ores et déjà possible sur le fondement de l’article 122 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, si bien qu’une nouvelle disposition législative n’apparaît pas nécessaire. En outre, il attire l’attention du Gouvernement sur l’altération du cadre juridique qui se produirait dans l’hypothèse, qui semble envisagée, où cette sous-traitance serait confiée à un service de renseignement soumis au contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). En effet, les pouvoirs de l’ANSSI, qui n’est pas un service de renseignement, sont définis par le code de la défense et par le code des postes et des communications électroniques et leur mise en œuvre est placée sous le contrôle de l’ARCEP. Au surplus, il lui semble que le projet consiste davantage à recourir à des moyens techniques particuliers, dont il n’est d’ailleurs pas établi que l’ANSSI ne disposerait pas, qu’à sous-traiter réellement leur mise en œuvre. En conséquence, le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir l’alinéa prévoyant la possibilité d’une telle sous-traitance.

40. Les autres dispositions du chapitre consacré à la sécurité des systèmes d’information n’appellent pas d’observation de la part du Conseil d’Etat.

Autres dispositions du projet  

Le projet de loi comporte d’autres dispositions qui ont pour objet :

- de modifier la composition du conseil d’administration de l’établissement public « Ordre de la Libération » à la suite du décès du dernier compagnon de cet Ordre : désormais le grand chancelier de la Légion d’honneur siègera à ce conseil et veillera, au nom du Président de la République, au respect des principes fondateurs de l’Ordre ; 

- d’aligner le régime de rémunération des militaires décédés en service sur celui des agents publics : cette rémunération sera versée pour l’intégralité du mois où est survenu le décès ; 

- de permettre l’accès au bulletin n° 2 du casier judiciaire pour les besoins des enquêtes administratives de sécurité prévues par le code de la sécurité intérieure ; 

- de prévoir explicitement que le dispositif garantissant l’anonymat des agents des services de renseignement et des membres des unités de forces spéciales appelés à témoigner dans le cadre de procédures judiciaires s’applique aux anciens agents de ces services et unités ; 

- de permettre à un décret de fixer la nature des charges comprises dans la détermination des coûts de revient des marchés publics de défense, ainsi que les modalités de leur comptabilisation, dans les cas où le code de la commande publique prévoit un contrôle de ces coûts par l’administration ; 

- d’étendre le champ d’application de la loi du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales au cas des constellations de satellites et à celui des lanceurs récupérables ; 

- de rendre obligatoire la communication par le procureur de la République au ministre de la défense ou à l’autorité militaire des suites données aux affaires pénales militaires ; 

- de créer un régime d’autorisation administrative des activités d’étude préalables à la pose ou à l’enlèvement d’un câble ou de pipeline sous-marin en mer territoriale ; 

- d’actualiser les dispositions relatives à l’outre-mer dans plusieurs codes, pour tenir compte de l’intervention de la présente loi. 

Ces dispositions n’appellent pas d’observations particulières de la part du Conseil d’Etat, sous réserve d’améliorations de rédaction qu’il suggère au Gouvernement de retenir.

 
Cet avis a été délibéré et adopté par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans ses séances du 23 et du 30 mars 2023.