Avis sur un projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration

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Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État sur un projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration.

CONSEIL D’ETAT    
Assemblée générale
Séance du jeudi 26 janvier 2023 
N° 406543

EXTRAIT DU REGISTRE DES DELIBERATIONS 

1.    Le Conseil d’Etat a été saisi le 21 décembre 2022 d’un projet de loi intitulé « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». L’étude d’impact lui a été transmise par une saisine rectificative reçue le 26 décembre 2022. Cette étude d’impact a été modifiée par deux saisines rectificatives reçues les 19 et 25 janvier 2023. Le projet de loi a été modifié par deux saisines rectificatives reçues les 23 et 24 janvier 2023. 

Considérations générales 

2.    Ce projet de loi comprend 26 articles, répartis en six titres. Il comporte les principales mesures suivantes :

- au titre des mesures destinées à améliorer l’intégration des étrangers et faciliter leur accès à des emplois pour lesquels il existe des difficultés de recrutement, le projet de loi subordonne la délivrance des documents de séjour à un certain niveau de connaissance de la langue française, crée deux nouveaux titres de séjour, l’un pour l’exercice d’un emploi dans les métiers en tension qui pourra être sollicité par des étrangers en situation irrégulière ayant travaillé dans ces secteurs, l’autre destiné à permettre l’exercice sous le couvert d’une carte « talents », de praticiens diplômés dans un pays tiers à l’Union européenne, dans des établissements publics ou privés à but non lucratif des champs sanitaire ou médico-social, organise un dispositif d’accès au marché du travail sans délai pour les demandeurs d’asile dont il est fortement probable, au regard de leur nationalité, qu’ils obtiendront une protection internationale en France ;

- dans la continuité de l’inspiration de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, le projet de loi fait du respect de ces principes une condition de délivrance des titres de séjour, leur méconnaissance étant, le cas échéant, sanctionnée par des décisions de non renouvellement ou de retrait des titres ; il facilite l’expulsion ou la reconduite à la frontière des étrangers protégés qui présentent une menace grave pour l’ordre public ;

- le projet de loi vise à renforcer le contrôle de l’immigration, notamment par des mesures de lutte contre l’immigration irrégulière, par une aggravation la répression contre les passeurs, la création d’une amende administrative en cas d’infraction à l’interdiction d’employer un étranger non autorisé à travailler ou encore par l’autorisation du recours à la contrainte pour le relevé des empreintes digitales des demandeurs d’asile à la frontière ;

- le projet comporte enfin une réforme importante de l’organisation et du contentieux de l’asile devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), destinée à accélérer le traitement des recours contre les refus de protection et à rapprocher le juge de l’asile de ses justiciables, de même qu’une simplification et une clarification du contentieux des étrangers qui reprennent en partie les conclusions de l’étude du Conseil d’Etat du 5 mars 2020 consacrée à cette question (« 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l’intérêt de tous »). 

3.    Le Conseil d’Etat observe que ce projet intervient, comme le souligne son exposé des motifs, dans un contexte marqué par une pression migratoire accrue à laquelle la France est soumise, comme la plupart de ses voisins, ainsi que par des évolutions de fond des phénomènes migratoires, caractérisées notamment par une arrivée de demandeurs d’asile détournés d’autres pays, la présence croissante d’étrangers originaires de pays n’ayant pas de liens historiques avec la France ou encore la part importante prise par les mineurs isolés. Dans ce contexte, le projet de texte appelle trois observations générales.

4.    En premier lieu, comme il l’avait indiqué, dans son avis sur la loi du n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie (AG avis du 15 février 2018 n° 394206), le Conseil d’Etat aurait souhaité trouver dans le contenu du texte, l’exposé des motifs et l’étude d’impact, les éléments permettant de prendre l'exacte mesure des défis à relever dans les prochaines années. Il rappelle à cet égard la nécessité de disposer d’un appareil statistique complet pour éclairer tant le débat démocratique que la définition des choix structurants de la politique publique en matière d’immigration et d’asile.

5.    En deuxième lieu, il considère que pour satisfaire aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009 403 du 15 avril 2009, notamment en ce qui concerne « l’état d’application du droit sur le territoire national dans le ou les domaines visés par le projet de loi », l’élaboration du projet aurait gagné, au-delà des quelques brèves lignes consacrées dans l’étude d’impact au bilan de la loi du 10 septembre 2018 qui s’assignait les mêmes objectifs que le présent projet de loi, à pouvoir s’appuyer sur un diagnostic d’ensemble des principales mesures législatives prises en matière d’immigration et d’asile ces dernières années et sur l’explicitation des difficultés d’application rencontrées. Il aurait été utile que ce diagnostic fasse le départ entre celles qui peuvent tenir au caractère inadapté des normes juridiques qui ont été sans cesse perfectionnées et rendues plus complexes et celles qui trouvent leur cause dans des questions concrètes de mise en œuvre et d’organisation de la chaîne administrative de traitement de l’immigration et de l’asile. Ce diagnostic aurait pu également comprendre un premier bilan de l’application de la loi n° 2021 1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dont l’objet même est étroitement lié à certaines meures du projet.

6.    Il observe, en troisième lieu, qu’il est saisi du huitième projet de loi majeur réformant sur des points essentiels les instruments juridiques de gestion du séjour des étrangers en France et de l’asile depuis la création du code du séjour des étrangers et du droit d’asile, il y a seize ans. La complexité croissante des actes, titres, procédures résulte d’une stratification des règles qui pour les agents en charge de la mise en œuvre comme pour les personnes concernées, complique la maitrise du droit et contribue à susciter la défiance ou l’incompréhension de l’opinion publique. Le Conseil d’Etat appelle de ses vœux une réorganisation du droit des étrangers se donnant pour but de réduire significativement le nombre de titres et d’affecter un but et un sens clairs à chaque procédure et se propose de participer, comme il l’avait fait en proposant une simplification des procédures juridictionnelles, à cette réflexion, aujourd’hui indispensable.

7.    Le Conseil d’Etat insiste enfin sur le fait que l’effectivité des mesures que comporte le projet dépendra en grande partie des moyens de toute nature (humains, matériels, réglementaires, informatiques) consacrés à leur application et leur rapide et bonne exécution. A cet égard, il suggère que l’étude d’impact soit complétée afin d’indiquer quelle sera la traduction précise, pour la mise en œuvre du projet de loi, des moyens budgétaires nouveaux prévus pour la période 2023-2027 par la loi n° 2023 22 du 25 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur, dans le champ de l’immigration et l’asile. 

8.    S’agissant du cadre juridique dans lequel le projet de loi a été examiné, il est clairement tracé par la jurisprudence constitutionnelle et conventionnelle en ce sens qu’aucun principe n’assure aux étrangers de droits de caractère général et absolu d'accès et de séjour sur le territoire national. Si les conditions de leur entrée et de leur séjour peuvent en conséquence être restreintes par des mesures de police administrative conférant à l'autorité publique des pouvoirs étendus, et si le législateur peut ainsi mettre en œuvre les objectifs d’intérêt général qu’il s’assigne, il lui appartient toutefois de veiller à la conciliation entre la sauvegarde de l'ordre public et les exigences du droit de mener une vie familiale, protégé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), ainsi qu’au respect des libertés et droits fondamentaux reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République (Conseil constitutionnel, décision n° 2021 823 DC du 13 août 2021, cons. 50 et 51).

9.    L’étude d’impact, sous réserve de ce qui a été dit aux points 4 et 5 et des commentaires qui seront faits à propos de certaines dispositions, répond aux exigences de la loi organique.
  
10.    Le Conseil d’Etat constate enfin que le projet de loi a été soumis à l’avis préalable de l’ensemble des instances dont la consultation est obligatoire.

Outre ces considérations générales, ce projet de loi appelle de la part Conseil d’Etat les observations et propositions suivantes.

Titre I Assurer une meilleure intégration des étrangers par le travail et la langue

Conditionner l’obtention d’un titre de séjour pluriannuel à un niveau de connaissance de la langue française 

11.    La délivrance d’une carte de séjour pluriannuelle (CSP) est aujourd’hui soumise, en application des dispositions de l’article L. 433-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), à la justification par l’étranger, d’une part, qu’il continue de remplir les conditions de délivrance de la carte de séjour temporaire dont il est titulaire et, d’autre part, de son assiduité aux formations prévues dans le cadre du contrat d’intégration républicaine (CIR), notamment aux formations en langue française qui peuvent lui être prescrites en début de parcours si à l’issue d’un test de connaissances il n’atteint pas le niveau A1 (« niveau d’utilisateur élémentaire, introductif ou de découverte » selon le cadre européen de référence pour les langues - CERL). Près d’un quart des étrangers qui suivent cette formation n’atteint pas ce niveau A1 à l’issue du parcours d’intégration républicaine mais est éligible à une carte de séjour pluriannuelle.

Le Gouvernement souhaite, pour faciliter l’accès à l’autonomie et à l’emploi des étrangers qui aspirent à demeurer durablement sur le territoire français, conditionner désormais la délivrance de la carte de séjour pluriannuelle à un niveau minium de connaissance de la langue française. Le projet de loi modifie à cette fin l’article L. 433-4 du CESEDA. Il renvoie à un décret en Conseil d’Etat le soin de définir le niveau de langue exigé. Il dispense de cette exigence les étrangers dispensés du contrat d’intégration républicaine (article L. 413-5 du CESEDA).

12.     Si cette nouvelle condition mise à la délivrance d’une carte de séjour pluriannuelle, d’ailleurs déjà prévue dans d’autres pays de l’Union européenne, apparaît pertinente et ne pose aucune difficulté juridique, le Conseil d’Etat relève que le Gouvernement n’a pas souhaité indiquer à ce stade le niveau de langue retenu et que trois options demeurent envisagées, comme le reflète l’étude d’impact : niveau A1, niveau A2 (« niveau d’utilisateur élémentaire intermédiaire ou usuel » du CERL), qui est celui actuellement exigé pour la délivrance d’une carte de résident et  niveau B1 (« niveau d’utilisateur indépendant » du CERL), aujourd’hui requis pour l’obtention de la nationalité. Si la désignation de ce niveau relève du pouvoir réglementaire, le Conseil d’Etat souligne que le choix qui sera en définitive retenu aura un impact fort sur le nombre de cartes de séjour pluriannuelles délivrées chaque année, le dimensionnement de l’appareil de formation pour permettre aux étrangers engagés dans un parcours d’intégration d’atteindre le niveau requis et la cohérence de l’échelle des exigences linguistiques existantes en matière de délivrance de titres. Le Conseil d’Etat prend note de l’engagement du Gouvernement de préciser son choix sur le niveau de langue au cours des débats parlementaires.

Sans pouvoir apprécier en conséquence les effets de cette nouvelle exigence sur la délivrance des cartes de séjour pluriannuelle, le Conseil d’Etat insiste sur l’importance toute particulière qui s’attache, pour atteindre l’objectif d’intégration poursuivi et éviter de précariser la situation des intéressés au bon calibrage des formations linguistiques offertes en fonction du niveau qui sera retenu, dans le cadre du contrat d’intégration républicaine et au-delà.

Créer à titre temporaire une carte de séjour temporaire mention « travail dans des métiers en tension »

13.    Dans un contexte de difficultés de recrutement dans certains métiers ou certaines zones géographiques, le projet de loi crée une nouvelle carte de séjour temporaire dénommée « travail dans des métiers en tension », d’une durée de validité d’un an, délivrée à la demande d’un étranger, sous les réserves générales relatives à l’existence d’une menace pour l’ordre public et d’une situation de polygamie. Pour bénéficier de ce nouveau titre, l’intéressé devra justifier de deux conditions : d’une part, exercer et avoir exercé pendant au moins huit mois, consécutifs ou non, au cours des vingt-quatre derniers mois une activité professionnelle salariée dans un métier ou une zone géographique en tension tel que définis à l’article L. 414 13 du CESEDA ; d’autre part, avoir résidé de manière ininterrompue en France pendant au moins trois ans. Dans ce cadre et si ces conditions sont remplies, une autorisation de travail sera délivrée de plein droit à l’étranger, matérialisée par la carte de séjour. 

Cette carte serait accessible aux étrangers en situation irrégulière, selon des modalités plus simples - notamment sans le concours de leur employeur -, que celles de l’admission exceptionnelle au séjour qui permet aujourd’hui la délivrance d’une carte de séjour temporaire, notamment sous les mentions « salarié », « travailleur temporaire » ou « vie privée et familiale » à l’étranger dépourvu de visa de long séjour « dont l’admission au séjour répond à des considérations humanitaires ou se justifie au regard des motifs exceptionnels qu’il fait valoir » (L. 435-1 du CESEDA). 

En effet, outre la marge laissée à chaque préfet pour prononcer ces admissions et l’absence de ciblage spécifique sur les métiers en tension, la régularisation dans ce cadre est parfois freinée par le fait qu’elle est conditionnée à l’obtention d’une autorisation de travail, conformément aux règles de droit commun de l’emploi d’un salarié étranger (L. 5221-5 du code du travail), laquelle doit être demandée par l’employeur (R. 5221-11 du même code) qui est ainsi amené à reconnaître avoir employé un étranger en situation irrégulière en méconnaissance des dispositions des articles L. 8251-1 et L. 8256-2 du code du travail. Les régularisations prononcées sur le fondement de l’article L. 435-1 du CESEDA ont toutefois concerné près de 10 000 étrangers en 2021, soit 17 % des titres de séjour temporaires délivrés sur un fondement professionnel. 

14.    Le Conseil d’Etat relève que le nouveau titre sera également accessible aux étrangers en situation régulière sur le territoire qui rempliraient les conditions pour l’obtenir et souhaiteraient en bénéficier, notamment pour bénéficier de l’autorisation de travail qu’emporte le titre de séjour et acquise quel que soit l’employeur et le lieu d’emploi de l’étranger.

Le titre est créé à titre temporaire jusqu’au 31 décembre 2026 et fera l’objet à cette échéance d’une évaluation. Le caractère temporaire de ces dispositions conduit le Conseil d’Etat à recommander de ne pas les introduire comme le fait le projet dans le CESEDA, un code ne devant comporter que des dispositions à caractère permanent.

Sur le plan rédactionnel, le Conseil d’Etat propose de ne pas maintenir la mention d’une délivrance du titre « de plein droit » : outre son absence d’effet juridique, cette expression n’est aujourd’hui utilisée dans le CESEDA que pour des renouvellements de titres ou dans des cas spécifiques de primo-délivrance justifiant de sécuriser la situation de l’étranger bénéficiaire, comme par exemple les bénéficiaires de la protection internationale.

15.    Sur le fond, le Conseil d’Etat relève que le nouveau dispositif, dont le Gouvernement attend qu’il puisse sécuriser et pérenniser la situation d’étrangers travaillant dans des secteurs en pénurie de main d’œuvre et contribuer à la prévention et à la répression du travail illégal, objectifs auxquels le Conseil d’Etat souscrit, ajoute toutefois une nouvelle catégorie de titres dans un cadre juridique déjà complexe. 

Le projet de loi appelle une interrogation relative au sort qui sera réservé à l’entreprise désignée par l’étranger comme l’ayant irrégulièrement employé. Le Gouvernement indique qu’à l’occasion de l’examen de la demande de titre par les services en charge du séjour, les plateformes interrégionales main-d’œuvre étrangère seront systématiquement saisies et procèderont aux contrôles et vérifications quant à la situation de l’employeur prévus à l’article R. 5221-20 du code du travail (notamment le respect de la législation relative au travail ou à la protection sociale), au terme desquels un signalement pourra éventuellement être transmis aux administrations compétentes aux fins de sanctions. Le Conseil d’Etat observe que le maniement de ces sanctions aura un effet très important sur le recours au nouveau dispositif selon que l’administration fera preuve de sévérité - avec le risque que l’entreprise sanctionnée n’en fasse subir les conséquences au salarié ou que celui-ci hésite à entreprendre la démarche d’obtention de la carte - ou qu’elle sera tolérante - avec des conséquences possibles sur le recours accru au travail illégal dans les métiers en tension, que le projet se propose pourtant précisément de mieux combattre. Il invite le Gouvernement à mieux préciser ses orientations en la matière dans l’étude d’impact.

Le Conseil d’Etat souligne enfin que le ciblage du nouveau dispositif sur les métiers et zones géographiques en tension nécessite la remise à jour régulière de leur liste et prend note de l’actualisation annuelle de l’arrêté la fixant à laquelle le Gouvernement entend procéder.

Accélérer l’accès au marché du travail de demandeurs d’asile ressortissant de pays bénéficiant d’un taux de protection internationale élevée en France 

16.    L’article L. 554-1 du CESEDA limite l’accès au marché du travail aux demandeurs d’asile dont la demande d’asile est pendante pour devant l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) depuis plus de six mois. Le projet de loi vise à autoriser certains demandeurs d’asile à travailler en France dès l’introduction de leur demande d’asile auprès de l’OFPRA. Sont concernés les demandeurs d’asile ressortissants de pays pour lesquels le taux de protection internationale accordé en France est supérieur à un taux fixé par voie réglementaire. L’étude d’impact indique que ce taux retenu serait celui de 50 % sur la dernière année civile échue. En 2022, en retenant ce critère, environ 14 500 demandeurs d’asile originaires de neuf pays auraient été susceptibles d’accéder au marché du travail dès l’enregistrement de leur demande d’asile.

Le Conseil d’Etat relève que le délai de traitement des demandes d’asile par l’OFPRA, malgré de réels progrès, atteint encore souvent plusieurs mois en procédure normale. Il considère que la mesure proposée aura pour effet bénéfique de permettre une intégration plus rapide sur le marché du travail de demandeurs d’asile ayant certainement vocation à obtenir une protection, et donc à résider durablement en France, et de leur permettre de disposer d’autres ressources que les seules conditions matérielles d’accueil. Le projet de loi prévoit opportunément de faire bénéficier ces demandeurs d’asile de formations à la langue française.

Le Conseil d’Etat juge que cette disposition, qui n’a pas pour effet de remettre en cause ou de dégrader le droit des autres demandeurs d’asile à accéder au marché du travail en France dans un délai de six mois après l’introduction de leur demande, est conforme au droit de l’Union et notamment aux stipulations de la directive 2013/33/UE du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale. Elle n’est pas non plus contraire au principe d’égalité dans la mesure où les étrangers ayant la nationalité de pays dont les ressortissants bénéficient d’un fort de taux protection et donc d’une haute probabilité de demeurer sur le territoire français ne sont pas placés dans la même situation que les autres demandeurs d’asile au regard de leur vocation à s’intégrer en France, notamment par le travail. 

Conditionner la création d’une entreprise individuelle à la détention d’un titre de séjour autorisant l’exercice de cette activité professionnelle 

17.    Le projet de loi prévoit de conditionner la création d’une entreprise individuelle à la détention, par les étrangers ressortissants de pays hors Union européenne, d’un titre de séjour autorisant la création d’une entreprise, en complétant à cette fin l’article L. 526-22 du code de commerce. 

L’objectif de cette mesure est de remédier à la pratique, observée dans certains secteurs d’activité, notamment celui de la livraison, consistant pour l’employeur à recourir aux services d’étrangers en situation irrégulière ayant créé une entreprise individuelle, afin de contourner l’obligation de les salarier. 

S’il est tout à fait justifié de remédier à cette situation, le Conseil d’Etat estime que la disposition législative envisagée n’est pas nécessaire pour atteindre cet objectif.  

En effet, l’exigence de la détention d’un titre de séjour pour pouvoir exercer une activité professionnelle pour un étranger ressortissant d’un Etat hors Union européenne est d’ores et déjà fixée par plusieurs articles du CESEDA, de manière transversale par l’article L. 414-10 du code et de manière spécifique par les articles instituant de manière limitative des titres de séjour autorisant les étrangers à créer une entreprise en France et à exercer leur activité dans ce cadre (notamment l’article L. 421-5).

Ces considérations conduisent le Conseil d’Etat à proposer de ne pas retenir les dispositions du projet de loi conditionnant la création d’une entreprise individuelle par un étranger ressortissant d’un pays non membre de l’Union européenne à la détention d’un titre de séjour.

Créer une carte de séjour pluriannuelle « Talent – professions médicales et de la pharmacie » 

18.    Les conditions dans lesquelles un praticien diplômé hors Union européenne (PADHUE) en qualité de médecin, de sage-femme, de chirurgien-dentiste ou de pharmacien peut venir exercer en France sont fixées par les articles L. 4111-2 et L. 4221-12 du code de la santé publique qui prévoient quatre étapes : l’obtention du concours des « épreuves anonymes de vérification des connaissances » (EVC), l’affectation par le ministre chargé de la santé sur un poste en France en qualité de praticien associé, la validation, pendant cette affectation, d’un « parcours de consolidation des connaissances », et la possible délivrance, après validation, d’une autorisation de plein exercice. A cela s’ajoute la délivrance d’un titre de séjour correspondant à la situation professionnelle des intéressés.

Alors que les métiers en cause connaissent des difficultés de recrutement, l’étude d’impact fait le constat de difficultés rencontrées pour accueillir ces praticiens étrangers, qui tiennent en particulier, d’une part, à un taux d’échec élevé aux EVC et, d’autre part, à la non éligibilité, pour des raisons tenant notamment à leur niveau insuffisant de rémunération aux cartes de séjour « Talent » et aux avantages qui leur sont attachés, alors que ces cartes sont un facteur d’attractivité.

Pour remédier à ces difficultés, le projet de loi crée deux cartes de séjour pluriannuelles « Talent », correspondant à deux cas de figure distincts.  

19.    En premier lieu, des PADHUE non encore lauréats des EVC pourraient être autorisés à venir exercer en France sous couvert d’un titre de séjour « Talent » d’une durée maximale de 13 mois dans la perspective de passer avec succès ces épreuves.

La délivrance de cette carte serait notamment conditionnée à celle d’une attestation provisoire d’exercer, qui relève d’une procédure dérogatoire à celle prévue aux articles L. 4111 2 et L. 4221 12 du code de la santé publique, décrite dans deux nouveaux articles ajoutés au code de la santé publique.

Si le Conseil d’Etat admet l’opportunité d’une telle mesure, il en relève toutefois la complexité, tenant tant à la procédure elle-même qu’à son articulation avec celles déjà existantes. Il souligne également le risque que cette procédure ne conduise à générer des situations de PADHUE continuant à exercer en France après avoir échoué au concours des EVC similaires à celles que le Gouvernement s’est efforcé de régulariser ces dernières années. 

Il relève que des garanties encadrant la délivrance de l’attestation provisoire d’exercer ont été intégrées à l’occasion d’une saisine rectificative. En complément, il invite le Gouvernement à fixer dans le décret en Conseil d’Etat auquel renvoient ces nouveaux articles des modalités d’encadrement de ces PADHUE au sein de leur établissement d’exercice au moins équivalentes à celles prévues pour les PADHUE lauréats des EVC ne bénéficiant pas encore d’une autorisation de plein exercice. 

20.    En second lieu, le projet de loi ouvre aux PADHUE bénéficiaires de l’une des autorisations d’exercer prévues aux articles L. 4111-2 et L. 4221-12 du code de la santé publique, occupant un emploi dans un établissement public ou privé à but non lucratif de santé, social ou médico-social et justifiant du respect d’un seuil de rémunération, la faculté de se voir délivrer, ainsi que leur famille, une carte de séjour pluriannuelle « Talent » d’une durée maximale de 4 ans. Cette disposition qui répond à l’objectif d’attractivité rappelé plus haut n’appelle pas d’observation du Conseil d’Etat.

21.    Le Conseil d’Etat considère que le fait de réserver le bénéfice de l’attestation dérogatoire et des deux cartes de séjour pluriannuelles « Talent » de 13 mois et 4 ans aux praticiens qui exerceront en France dans des établissements de santé, sociaux ou médico-sociaux, publics ou privés à but non lucratif, à l’exclusion des établissements privés à but lucratif et d’un exercice libéral se justifie par l’objectif de faciliter l’accès et le séjour de praticiens étrangers venant renforcer les ressources des établissements concernés et d’assurer, en leur sein, un encadrement adéquat des intéressés. Au regard de l’objectif d’intérêt général qui s’attache à ces mesures le Conseil d’Etat estime qu’elles ne méconnaissent pas le principe d’égalité.

Créer une sanction administrative en cas d’infraction à l’interdiction d’employer un étranger non autorisé à travailler en France

22.    En complément des différentes sanctions administratives ou pénales visant à réprimer les infractions constitutives de travail illégal qui existent déjà, le projet de loi crée une nouvelle amende administrative en cas d’infraction à l’interdiction d’employer un étranger non autorisé à travailler en France prévue au premier alinéa de l’article L. 8251-1 du code du travail. Le montant de l’amende est fixé par l’autorité administrative désignée par décret dans la limite d’un plafond de 4 000 euros, qui peut être doublé en cas de récidive dans les deux ans, en tenant compte des circonstances du manquement, notamment de sa durée, du comportement de son auteur, notamment de sa bonne foi, ainsi que de ses ressources et de ses charges. Elle peut être appliquée autant de fois que de manquements constatés à l’interdiction d’employer un étranger non autorisé à travailler.

Le Conseil d’Etat observe que ces dispositions ont pour objet de mieux graduer l’échelle des sanctions ainsi que de renforcer leur efficacité et leur caractère dissuasif.

23.    Le Conseil d’Etat relève que le Conseil constitutionnel juge, d’une part, qu’« il découle du principe de nécessité des délits et des peines qu'une même personne ne peut faire l'objet de plusieurs poursuites tendant à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique, par des sanctions de même nature, aux fins de protéger les mêmes intérêts sociaux. » (Conseil constitutionnel, décision n° 2021-965 QPC du 28 janvier 2022, § 14). Il relève que le Conseil constitutionnel regarde, d’autre part, comme susceptibles de faire l’objet de sanctions différentes les faits passibles d’une sanction administrative sous la forme d’une amende et d’ une sanction pénale sous la forme d’une peine d’emprisonnement, d’une peine d’amende ainsi que de plusieurs autres peines complémentaires d’interdiction (Conseil constitutionnel, décision n° 2016-570 QPC du 29 septembre 2016, § 7 ; n° 2016-573 QPC du 29 septembre 2016, § 12), sauf lorsque l’amende peut s’élever à un montant qui en fait une sanction d’une particulière gravité (Conseil constitutionnel, n° 2014-453/454 QPC du 18 mars 2015, § 19 à 28 ; n° 2015-462 QPC du 18 mars 2015, § 26 ; n° 2016-572 QPC du 30 septembre 2016, § 11 et 12). 

En l’espèce, le Conseil d’Etat note que la nouvelle amende administrative créée par le projet de loi vise ainsi à réprimer la même infraction énoncée au premier alinéa de l’article L. 8251 1 du code du travail que les sanctions pénales prévues par les articles L. 8256-2 et L. 8256-3 du même code. Il estime donc que cette amende tend à réprimer les mêmes faits qualifiés de manière identique aux fins de protéger les mêmes intérêts sociaux que les sanctions pénales.

Toutefois, le Conseil d’Etat constate que l’article L. 8256-2 mentionné précédemment prévoit que la méconnaissance de l’interdiction d’employer un étranger non autorisé à travailler est puni, sur le plan pénal, lorsque sont en cause des personnes physiques, d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 15 000 euros et que l’article L. 8256-3 susmentionné permet le prononcé de peines complémentaires telles que, notamment, l'interdiction, pour une durée de cinq ans au plus, d'exercer directement ou par personne interposée l'activité professionnelle en cause, ou bien l'exclusion des marchés publics pour une durée de cinq ans au plus. Le Conseil d’Etat en déduit que la nouvelle amende administrative créée par le projet de loi constitue donc une sanction de nature différente de celle des sanctions pénales existantes et que par suite son instauration ne méconnaît pas le principe de nécessité des délits et des peines.

24.    Eu égard au montant des plafonds en cause et des critères pris en compte pour le prononcé de l’amende, le Conseil d’Etat estime que ces dispositions ne méconnaissent pas non plus les principes de légalité et de proportionnalité des délits et des peines.

Titre II Améliorer le dispositif d’éloignement des étrangers représentant une menace grave pour l’ordre public

Faciliter l’expulsion des étrangers présentant une menace grave pour l’ordre public alors qu’ils relèvent des catégories de ressortissants étrangers bénéficiant de protections particulières à raison de leur situation personnelle ou familiale en France 

25.    Les articles L. 631 2 et L. 631 3 du CESEDA exigent un seuil de menace à l’ordre public plus élevé que celui de l’article L. 631 1, qui requiert une « menace grave pour l’ordre public », pour permettre l’expulsion d’étrangers relevant des catégories « protégées » qui y sont énumérées, en raison de leurs liens avec le territoire français, comme par exemple l’étranger père ou mère d'un enfant français mineur résidant en France (art. L. 631 2), ou l'étranger qui réside en France depuis au plus l'âge de treize ans (art. L. 631 3) : nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou la sécurité publique dans le premier cas, comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes dans le second.

Des exceptions à ces protections sont prévues :

-    l’étranger relevant d’une des catégories mentionnées à l’article L. 631-2 peut faire l’objet d’une expulsion pour menace grave pour l’ordre public s’il vit en état de polygamie ou s'il a été condamné définitivement à une peine d'emprisonnement ferme au moins égale à cinq ans ;

-    l’étranger relevant d’une des catégories mentionnées à l’article L. 631-3 peut également faire l’objet d’une expulsion pour ce motif s’il vit en état de polygamie ou si les faits à l'origine de la décision d'expulsion ont été commis à l'encontre de son conjoint ou de ses enfants ou de tout enfant sur lequel il exerce l'autorité parentale.

Le projet de loi modifie les articles L. 631-2 et L. 631-3 pour étendre le champ de ces exceptions et permettre que les étrangers relevant des catégories « protégées » puissent faire l’objet d’une expulsion pour menace grave pour l’ordre public :

-    pour ceux figurant dans la liste de l’article L. 631-2, lorsque leur comportement constitue toujours une menace grave pour l’ordre public alors qu'ils ont déjà fait l'objet d'une condamnation définitive pour des crimes ou des délits punis de cinq ans ou plus d’emprisonnement ;

-    pour ceux figurant dans la liste de l’article L. 611-3, lorsque leur comportement constitue toujours une menace grave pour l’ordre public alors qu'ils ont déjà fait l'objet d'une condamnation définitive pour des crimes ou délits punis de dix ans ou plus d’emprisonnement ou de cinq ans en réitération de crimes ou délits punis de la même peine.

26.    Le Conseil d’Etat considère que le fait d’excepter des protections prévues aux articles L. 631-2 et L. 631-3 l’étranger qui, d’une part, a été condamné à une peine, quel qu’en soit le quantum, pour des faits pour lesquels la peine maximale encourue est, selon les cas, de cinq ans d’emprisonnement ou plus (art. L. 631-2) ou de dix ans d’emprisonnement ou plus (art. L. 631-3) et, d’autre part, continue de menacer gravement l’ordre public ne se heurte à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel dès lors que les décisions d’expulsion sont soumises au respect du principe de nécessité et de proportionnalité et de l’article 8 de la CEDH, et qu’elles sont placées sous le contrôle du juge. 

Le Conseil d’Etat interprète les nouvelles dispositions comme impliquant que l’administration, d’une part, pourra dans son appréciation de la menace grave et actuelle pour l’ordre public, tenir compte des faits à l’origine de la condamnation pour lesquels la peine encourue atteignait le seuil requis et, d’autre part, devra apporter d’autres éléments d’appréciation établissant que, à la date à laquelle elle statue, la personne concernée continue de présenter une menace grave pour l’ordre public.

27.    Le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir l’article L. 631 5 nouveau créé par le projet de loi qui prévoit que les décisions d’expulsion « prennent en compte de manière proportionnée au regard de la menace représentée par l’étranger, les circonstances relatives à sa vie privée et familiale ». Il estime que cette disposition est inutile dès lors que l’article 8 de la CEDH et l’obligation de ne prendre que des mesures d’expulsion nécessaires et proportionnées s’imposent en l’état du droit à l’administration.

Faciliter les mesures d’interdiction judiciaire du territoire des étrangers ayant commis certains crimes ou délits 

28.    Le projet de loi modifie deux articles du titre III du Livre Ier du code pénal qui sont relatifs aux interdictions judiciaires du territoire, en vue de faciliter le prononcé de celles-ci.

Il modifie, en premier lieu, l’article 131-30-1 qui prévoit qu’en matière correctionnelle le tribunal ne peut prononcer l'interdiction du territoire français que par une décision spécialement motivée au regard de la gravité de l'infraction et de la situation personnelle et familiale de l'étranger lorsqu'est en cause l’une des cinq situations qu’il vise (comme par exemple une résidence habituelle en France depuis plus de quinze ans). Le projet de loi apporte une exception à cette obligation de motivation particulière lorsque l’étranger a commis un crime ou un délit à l’encontre de son conjoint ou de ses enfants ou de tout enfant sur lequel il exerce l’autorité parentale.

Le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir cette disposition qui introduit une incertitude quant au maintien de l’obligation générale de motivation qui s’impose en matière correctionnelle en application de l’article 132-1 du code pénal et qui est incompatible avec les exigences attachées au contrôle de proportionnalité réalisé au titre de l’article 8 de la CEDH qui impliquent que l’ensemble des éléments utiles à ce contrôle ressortent des motifs du jugement.

29.    Le projet de loi modifie, en second lieu, l’article 131-30-2 qui prévoit que la peine d'interdiction du territoire français ne peut être prononcée lorsque l’étranger relève d’une des cinq catégories de ressortissants étrangers qu’il vise (comme par exemple une résidence régulière en France depuis plus de vingt ans).

Il apporte des exceptions supplémentaires aux exceptions déjà existantes à l’application de cet article en permettant le prononcé de l’interdiction de territoire à l’égard d’étrangers coupables de délits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes prévus aux septième et huitième alinéas de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et de crimes et délits punis d’au moins dix ans d’emprisonnement, et délits commis en état de récidive et punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement. Le Conseil d’Etat estime que l’introduction de ces nouvelles exceptions ne se heurte à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel. 

Modification des conditions de retrait et de non renouvellement de la carte de résident en cas de menace grave à l’ordre public 

30.    Le projet de loi permet à l’autorité administrative de retirer ou de ne pas renouveler la carte de résident en cas menace grave à l’ordre public.

Le Conseil d’Etat relève, en premier lieu, que les autres titres de séjour, la carte de séjour pluriannuelle par exemple (art. L. 432-2 et L. 432-4), peuvent être retirés, ou ne pas être renouvelés, en cas de menace à l’ordre public. La carte de résident ne peut quant à elle être retirée, ou ne pas être renouvelée, que dans les cas suivants : en application de l’article L. 432-10 si l’intéressé a commis certaines infractions, limitativement énumérées à l’article 222-9 du code pénal, en application de l’article L. 432-11 s'il a occupé un travailleur étranger en violation de l'article L. 8251-1 du code du travail, ou en application de l’article L. 412 6, s’il vit en état de polygamie (AG avis n° 401549 du 3 décembre 2020 sur un projet de loi confortant le respect, par tous, des principes de la République). En outre, la carte de résident est retirée lorsque son titulaire est expulsé en application des articles L. 631-1 et suivants du CESEDA.

31.    Le Conseil d’Etat estime, en deuxième lieu, que cette mesure ne se heurte à aucune objection constitutionnelle ou conventionnelle, étant rappelé que tout refus de renouvellement d’une carte de résident comme tout retrait de cette carte est subordonné au respect de l’article 8 de la CEDH. 

Si en effet par sa décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997, le Conseil constitutionnel a jugé qu’« une simple menace pour l'ordre public ne saurait suffire à fonder un refus de renouvellement de ce titre de séjour sans atteintes excessives au droit de l'intéressé au respect de sa vie familiale et privée », il a dans le même temps admis que la préservation de l'ordre public permette à l'autorité administrative, en cas de menace « grave », de prononcer son expulsion. Le Conseil d’Etat considère que la même « menace grave à l'ordre public » peut justifier le retrait, ou le refus de renouvellement, de la carte de résident. Il propose toutefois que le projet de loi ne fasse pas suivre cette expression des mots « à la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat », qui sont redondants.

32.    En troisième lieu, le Conseil d’Etat s’est interrogé sur l’utilité de la mesure si l’étranger auquel la carte de résident a été retirée pour menace grave à l’ordre public ne peut faire l’objet d’un éloignement, en l’absence de possibilité d’expulsion ou de reconduite par les effets des protections prévues. Il admet que, même dans ces hypothèses, le retrait de la carte de résident, comme son non renouvellement, ne seraient pas dépourvus d’utilité au regard de la protection de l’ordre public. L’étranger se verrait alors accorder un statut de séjour moins favorable que celui de la carte de résident, une carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » comme le prévoit le projet, de loi et se retrouverait par suite, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, dans une situation susceptible, à l’instar des condamnations avec sursis en matière pénale, de l’inciter à adopter un comportement plus respectueux de la loi ou de la sécurité des personnes et des biens.

Modification du régime des obligations de quitter le territoire (OQTF))

33.    Le Conseil d’Etat constate que les dispositions du projet de loi relatives au régime des obligations de quitter le territoire ont substantiellement évolué depuis la saisine initiale à la suite de deux saisines rectificatives suscitées par des objections, d’ordre constitutionnel et relatives notamment à la méconnaissance du principe d’égalité, soulevées par le Conseil d’Etat au cours de son examen.
 
La modification apportée à l’article L. 611-3 du CESEDA prévue dans la saisine initiale a pour objet de supprimer les protections contre les décisions portant obligation de quitter le territoire français (2° à 9° de cet article), sauf celles concernant les mineurs de dix-huit ans (1°), lorsque le comportement de l’étranger constitue une « menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat ». Combinée avec les dispositions du projet qui permettent le retrait de la carte de résident ou son non renouvellement en cas de menace grave pour l’ordre public, elle crée une nouvelle voie d’éloignement des étrangers menaçant gravement l’ordre public, beaucoup plus facile à mettre en œuvre pour l’administration et contournant les protections contre l’expulsion.

La première saisine rectificative vise à excepter les étrangers auxquels le titre de séjour est retiré pour menace grave pour l’ordre public de la mesure supprimant le bénéfice des 2° à 9° de l’article L. 611-3. A la suite d’un tel retrait, une obligation de quitter le territoire ne pourra donc être prise que si l’intéressé n’entre dans aucune des situations protégées mentionnées aux 1° à 9° de l’article L. 611-3.

La deuxième saisine rectificative ajoute la règle suivant laquelle l’étranger en situation irrégulière qui menace gravement l’ordre public ne peut faire l’objet d’un éloignement qu’en application des articles L. 611-1 et L. 611-3.

34.    Le dispositif qui résulte du projet de loi ainsi modifié aboutit à une réforme importante du dispositif d’éloignement des étrangers menaçant gravement l’ordre public :

-    les étrangers en situation régulière relèvent du régime de l’expulsion (art. L. 631-1 à L. 631-3) ;
-    tandis que les étrangers en situation irrégulière menaçant gravement l’ordre public, relèvent de la procédure de reconduite à la frontière (art. L. 611-1 et L. 611-3).

Si l’existence de deux régimes distincts, l’un pour les étrangers en situation régulière et l’autre pour les étrangers en situation irrégulière ne se heurte en soi à aucune objection d’ordre constitutionnel et peut ne pas soulever de difficultés en termes de cohérence et d’intelligibilité, c’est à la condition que les différences de règles entre les deux régimes soient justifiées par des différences de situation et cohérentes. Le respect de cette condition est nécessaire pour assurer non seulement l’utilité et l’adéquation des règles à la finalité de chaque procédure, et donc l’efficacité de l’action administrative, mais aussi le respect du principe d’égalité et l’intelligibilité du dispositif.

Le Conseil d’Etat relève que la mise en place d’un dispositif aussi nouveau suppose un travail préalable important car les règles relatives à la reconduite à la frontière n’ont à l’origine pas été conçues en vue d’assurer l’éloignement des étrangers présentant une menace grave à l’ordre public, à la différence de celles de l’expulsion. Il en résulte aujourd’hui entre les deux régimes envisagés des incohérences et des différences injustifiées pour ce qui concerne l’éloignement des étrangers menaçant gravement l’ordre public. Si tel n’est pas nécessairement le cas des protections, les étrangers en situation irrégulière pouvant à cet égard être regardés comme se trouvant dans une situation différente des étrangers en situation régulière, il ne paraît en revanche pas justifié, par exemple, que les étrangers en situation régulière ne bénéficient pas de recours juridictionnels suspensifs dès lors que c’est le cas pour les étrangers en situation irrégulière. Une telle différence présente un risque constitutionnel important au regard du principe d’égalité. Le dispositif issu du projet de loi est en outre particulièrement complexe et peu lisible et appellerait une reconfiguration plus générale des deux régimes d’éloignement. 

35.    Dans ces conditions, faute d’être en mesure de procéder dans le temps imparti à une instruction de ce nouveau dispositif d’éloignement des étrangers menaçant gravement l’ordre public selon qu’il sont réguliers et irréguliers, le Conseil d’Etat propose de ne pas le retenir, sans préjuger, à ce stade, de sa faisabilité juridique et opérationnelle. 

Création d’une obligation pour l’étranger demandant un titre de séjour de s’engager à respecter les principes de la République dont le manquement est sanctionné par le non renouvellement ou le retrait de son titre de séjour 

36.    Le projet de loi crée une nouvelle section 3 intitulée « Respect des principes de la République française » dans le chapitre II du Titre I du Livre IV du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Les deux articles du projet s’appliquent à tous les documents de séjour prévus à l’article L. 411-1, à l’exception de ceux des ressortissants algériens qui demeurent exclusivement régis par l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968.

37.    La première mesure prévoit que tout étranger qui sollicite un document de séjour s’engage à respecter les principes qu’elle énonce.

Le Conseil d’Etat constate en premier lieu, qu’une obligation analogue existe aujourd’hui dans le chapitre III du même titre du même livre : pour la première délivrance de la carte de séjour pluriannuelle (art. L. 413-2 qui est assorti de plusieurs exceptions) et pour celle de la carte de résident (art. L. 413-7 et R. 413-15). Dans un objectif de simplification, il invite le Gouvernement à abroger ces dispositifs et à inscrire les actions menées sur leur fondement dans le cadre nouveau crée par le projet. Dans cette perspective, le Conseil d’Etat propose de supprimer du premier article de la nouvelle section la mention « sans préjudice des dispositions des articles du chapitre III du présent livre ».

En deuxième lieu, le Conseil d’Etat considère que cette disposition, qui n’a pas d’autre effet que d’obliger l’étranger à s’engager à respecter des principes et règles qui s’imposent à tous indépendamment de tout engagement, ne se heurte à aucune objection constitutionnelle ou conventionnelle. Sa rédaction, qui repose non sur la seule mention des « principes de la République », à la différence de celle des articles L. 413-2 et L. 413-7, mais sur l’énoncé précis de ceux d’entre eux que le Gouvernement considère plus particulièrement importants au regard de l’objet de la mesure, répond à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi (Conseil constitutionnel, décision n° 2021 823 DC du 13 août 2021 § 48 à 55).

En troisième lieu, veillant à retenir des principes homogènes quant à leur généralité et à leur niveau dans la hiérarchie des normes et à s’assurer qu’ils respectent la liberté de conscience et d’opinion de l’étranger,  le Conseil d’Etat propose la rédaction suivante : « L’étranger qui sollicite un document de séjour s’engage à respecter la liberté personnelle, la liberté d’expression et de conscience, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République au sens de l’article 2 de la Constitution et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou convictions pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers. »

Les modalités d’application de cet article seront fixées par décret en Conseil d’Etat comme l’ont été celles, à plusieurs égards analogues, applicables aux associations sollicitant des subventions publiques qui, en application de l’article 12 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, souscrivent à un contrat d'engagement républicain (Conseil constitutionnel, décision n° 2021-823 DC du 13 août 2021 § 16 à 27).

38.    Le projet de loi prévoit ensuite les conditions dans lesquelles les documents de séjour sont refusés, ne sont pas renouvelés ou sont retirés en cas de comportement de l’étranger manifestant qu’il ne respecte pas les principes mentionnés au point précédent.

Le Conseil d’Etat rappelle qu’il est loisible au législateur, afin de mettre en œuvre les objectifs d'intérêt général qu'il s'assigne dans le cadre juridique particulier qui est celui des étrangers, de conditionner leur séjour en France au respect de principes essentiels de la société française, dans le respect des libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République et des conventions internationales auxquelles la France est partie comme la liberté de conscience et d’opinion, et à condition que les  dispositions législatives permettent de déterminer avec suffisamment de précision les comportements justifiant le refus de délivrance ou de renouvellement d'un titre de séjour ou le retrait d'un tel titre (Conseil constitutionnel, décision n° 2021 823 DC du 13 août 2021 § 53 et 54).

Il rappelle en outre que les décisions relatives aux documents de séjour sont subordonnées au respect de l’article 8 de la CEDH.

39.     Les dispositions du projet, modifiées de façon importante par la saisine rectificative au cours de l’examen du texte par le Conseil d’Etat qui a mis en lumière les difficultés soulevées en matière d’applicabilité et de proportionnalité, appellent les observations et propositions suivantes.

Concernant le refus d’un titre de séjour le Conseil d’Etat observe que les dispositions en vigueur des articles L. 413 2 et L. 413 7 mentionnées au point 37 subordonnent d’ores et déjà la délivrance de certaines cartes de séjour pluriannuelles et de la carte de résident à une condition d’« intégration républicaine ».

Le Conseil d’Etat ne voit pas d’obstacle à la généralisation de cette condition pour la première délivrance de tous les documents de séjour visés à l’article L. 411 1 et, à terme, à sa substitution aux dispositifs existants, le projet définissant de façon plus complète le contenu de cette condition que les dispositions aujourd’hui en vigueur. 

Concernant le refus du renouvellement d’un document de séjour ou son retrait le Conseil d’Etat relève que le projet encadre strictement ces décisions :

-    Les manquements doivent être caractérisés et leur gravité ou leur réitération conditionnent la décision ;
-    La décision, qui doit être motivée et prise après l’avis de la commission du titre de séjour prévue à l’article L. 432-14, conforme lorsqu’il concerne une carte de résident, doit prendre en compte de manière proportionnée au regard des manquements à l’engagement prévu à l’article L. 412-7, les circonstances relatives à sa vie privée et familiale ;
-    Plusieurs situations font obstacles à ce que ces décisions soient prises : celles énoncées au 1° à 9° de l’article L. 611-3, relatives à la vie familiale ou personnelle de l’étranger et qui empêchent sa reconduite à la frontière ainsi que la détention des titres de séjour accordés aux personnes ayant le statut de réfugié ou bénéficiant de la protection subsidiaire.

Le Conseil d’Etat apporte plusieurs précisions dans le projet pour mieux caractériser le manquement à l’engagement pouvant justifier une mesure. Il retient qu’« il résulte  d’agissements délibérés de l’étranger troublant l’ordre public en ce qu’ils portent une atteinte grave à l’un ou plusieurs principes mentionnés à l’article L. 412-7 et particulièrement à des droits et libertés d’autrui ». Il prévoit que la compétence de l’autorité administrative n’est pas liée pour ne pas renouveler le titre de séjour de l’étranger. Enfin, il ne retient pas la disposition selon laquelle la décision prend en compte de manière proportionnée au regard des manquements les circonstances relatives à la vie personnelle et familiale de l’étranger pour les mêmes motifs que ceux énoncés au point 27. 

40.    Le Conseil d’Etat estime dans ces conditions que les dispositions du projet de loi ne paraissent pas se heurter à un obstacle constitutionnel ou conventionnel. 

Il invite toutefois le Gouvernement, afin que l’application de ces mesures soit la même sur tout le territoire, à veiller attentivement aux difficultés d’application que pourraient rencontrer les services en raison de la nouveauté d’un tel dispositif et des appréciations parfois difficiles qu’ils auront à porter sur certaines situations.

Titre III Sanctionner l’exploitation des migrants et contrôler les frontières 

Criminaliser la facilitation en bande organisée, de l’entrée et du séjour d’étrangers en situation irrégulière

41.    Dans le contexte d’accroissement des tentatives de traversées clandestines par voie maritime le projet renforce la répression relative à l’aide directe ou indirecte, l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France, sans modifier le régime d’exemptions figurant à l’article L. 823 9 du CESEDA. A cette fin, il criminalise les infractions lorsqu’elles sont commises en bande organisée ou « dans des circonstances qui exposent directement les étrangers à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente » et les rend passibles de quinze ans de réclusion criminelle et 1 000 000 euros d’amende, les dirigeants ou organisateurs de tels réseaux étant passibles d’une peine de vingt ans de réclusion criminelle et de 1 500 000 euros d’amende. Le Conseil d’Etat, qui relève que la traite des êtres humains réprimée par les articles 225-4-1 et suivants du code pénal peut être punie de peines d’une gravité similaire, estime que les peines retenues par le projet ne sont pas manifestement disproportionnées à la gravité des agissements qu’il entend réprimer.

Lutter contre l’habitat indigne 

Le projet de loi renforce la sévérité des peines, prévues aux articles L. 511-22 et L. 521 4 du code de la construction et de l’habitation, auxquelles s’exposent ceux qui louent des logements dangereux ou insalubres (communément dénommés « marchands de sommeil »), lorsque les victimes sont des personnes vulnérables, notamment des étrangers en situation irrégulière. Le Conseil d’Etat estime que ces dispositions, qui respectent le principe de nécessité et de proportionnalité des peines garanti par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne se heurtent à aucun obstacle de nature constitutionnelle ou conventionnelle. Il observe, toutefois, que la portée limitée des sanctions pénales que l’on entend ainsi renforcer, au demeurant de caractère récent, et les difficultés d’application qu’elles soulèvent, ne peuvent que susciter des interrogations quant à l’apport de ces dispositions à la répression effective des faits susmentionnés.

Encadrer le refus de visa aux étrangers ayant fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) au cours d’un séjour antérieur sur le territoire français 

42.    Le projet de loi crée un article L. 312 1 1 nouveau dans le CESEDA qui impose à l’autorité compétente de refuser un visa à l’étranger lorsque celui-ci a fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français depuis moins de cinq ans et n’est pas en mesure d’apporter la preuve qu’il a quitté le territoire français dans le délai qui lui a été imparti pour le faire, ou sans délai si le bénéfice d’un délai de départ volontaire lui a été refusé.

Le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir cette disposition. En effet, il est d’ores et déjà possible à l’autorité consulaire saisie d’une demande de visa, dans le cadre des larges pouvoirs dont elle dispose, de s’enquérir des conditions d’exécution d’une OQTF et d’en tenir compte pour accueillir ou rejeter la demande. Au besoin, une simple instruction peut attirer l’attention des services sur ce point. La création par la loi de cas où l’administration est tenue de refuser le visa, en dehors de ceux qui sont énumérés à l’article 32 du règlement (CE) n° 810/2009 du parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas, est de nature à fragiliser le pouvoir discrétionnaire qui lui est depuis toujours reconnu dans cette matière. En outre, la disposition envisagée ne manquerait pas de soulever des problèmes de preuve complexes et serait susceptible de générer un nouveau volet dans le contentieux des refus de visas. 

Titre IV. Dispositions relatives au droit d’asile

Création de pôles territoriaux « France Asile » 

43.    Le projet de loi crée des pôles territoriaux dénommés « France asile » dans le but de regrouper au sein d’un guichet unique les services de la préfecture responsables de l’enregistrement de la demande d’asile, ceux de l’Office français de l’immigration et de l’intégration chargés d’accorder le bénéfice des conditions matérielles d’accueil et, désormais, des agents de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides chargés de l’introduction de la demande d’asile. Le Conseil d’Etat ne retient pas celles des dispositions du projet de loi qui, étant relatives à l’organisation administrative des services déconcentrés de l’Etat et des établissements publics responsables, chacun pour ce qui le concerne, de la prise en charge des différentes étapes de la demande d’asile, ne relèvent pas du domaine de la loi et peuvent être édictées par voie règlementaire.

Réforme de l’organisation et du fonctionnement de la Cour nationale du droit d’asile 

44.    Le projet de loi réforme l’organisation et le fonctionnement de la CNDA. Il prévoit quatre mesures :  la création de chambres territoriales, la faculté de spécialiser des chambres, la modification du mode de désignation de certains membres des formations de jugement et le recours accru au juge unique, dont la combinaison aboutit à faire évoluer substantiellement le mode de fonctionnement de la Cour.

Création de chambres territoriales

45.    Aux termes de l’article L. 131-1 CESEDA « La Cour nationale du droit d'asile est une juridiction administrative, placée sous l'autorité d'un président, conseiller d'Etat, désigné par le vice-président du Conseil d'Etat ». Elle constitue, comme avant elle la Commission de recours des réfugiés, un ordre de juridiction au sens de l’article 34 de la Constitution, dont il revient au législateur de fixer les règles constitutives comme l’a rappelé le Conseil d’Etat dans son avis du 30 avril 1992 (AG n° 351392, Projet de décret portant modification du décret n° 53-377 du 2 mai 1953 relatif à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et à la Commission des recours des réfugiés). 

La Cour, qui est compétente pour l'ensemble du territoire de la République, a aujourd’hui une implantation unique à Montreuil où siègent toutes ses formations de jugement, regroupées en chambres elles-mêmes divisées en sections. La CNDA peut toutefois tenir des audiences foraines. Cette faculté est conservée mais le projet de loi prévoit que la Cour nationale du droit d'asile pourra comprendre, en dehors de son siège, des chambres territoriales, dont le siège et le ressort sont fixés par décret en Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat considère que cette mesure qui vise à rapprocher le justiciable de son juge répond à l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice. 

46.    Le Conseil d’Etat constate que les chambres territoriales résultant du projet de loi sont soumises aux mêmes règles que celles siégeant à Montreuil. Il relève en particulier qu’elles ont la même composition, la même organisation, en formation collégiale ou juge unique, le même office et que les unes comme les autres pourront être spécialisées. Ainsi, à l’instar des chambres ou sections détachées de certaines juridictions judicaires, les chambres territoriales ne se distinguent des chambres siégeant à Montreuil que par leur implantation géographique et leur ressort qui leur confère une compétence territoriale propre. 

Le Conseil d’Etat souligne que le bénéfice réel qui peut être attendu de cette nouvelle organisation (moindre risque de reports d’audience, aujourd’hui très fréquents en raison de l’éloignement géographique des demandeurs ou de leurs conseils, moindre coût pour les requérants, en conséquence plus grande rapidité de traitement des demandes) dépendra, dans son ampleur, des choix procéduraux qui seront faits au niveau réglementaire (choix du critère de compétence territoriale notamment). Il rappelle enfin la nécessité d’assortir cette nouvelle organisation des moyens matériels requis pour en assurer le bon fonctionnement (locaux adéquats, personnels de greffe et d’accueil, etc.).

47.    Le Conseil d’Etat estime que les dispositions relatives à la création des chambres territoriales, qui procèdent à un simple aménagement de l’organisation territoriale de la Cour nationale du droit d’asile, ne mettent en cause ni la « création de nouveaux ordres de juridiction », ni les « règles constitutives [de l’] ordre de juridiction » que constitue par elle-même la Cour nationale du droit d’asile, ni aucun des autres principes ou règles placés par la Constitution dans le domaine de la loi. Il en déduit qu’elles présentent un caractère réglementaire et n’ont pas leur place dans un projet de loi.

Spécialisation des chambres

48.    Les dispositions relatives à la spécialisation des chambres constituent une mesure de bonne administration de la justice que pratiquent la plupart des juridictions et qui ne peut qu’accroître l’efficacité de la juridiction, particulièrement dans le domaine de l’asile où la connaissance fine des caractéristiques culturelles, géostratégiques, historiques et politiques des grandes régions de provenance des demandeurs d’asile constitue une condition majeure de la qualité des décisions, dont l’importance est accrue par l’absence de contrôle des faits par le juge de cassation hors le cas de leur dénaturation. Cette spécialisation n’appelle donc aucune réserve de la part du Conseil d’Etat. 

Toutefois, le Conseil d’Etat estime que ces dispositions n’ont pas leur place dans le projet de loi, dès lors qu’elles relèvent de l’organisation interne de la juridiction et ne mettent pas en cause ses règles constitutives, comme l’illustre du reste le fait que cette spécialisation est déjà amorcée au sein de la cour. Des dispositions réglementaires pourront le cas échéant lui donner une base dans le code si le Gouvernement le juge utile.

Désignation de la personnalité qualifiée nommée au titre du haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés
 
49.    Le projet prévoit que la personnalité qualifiée nommée, pour siéger au sein des formations de jugement, par le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés sur avis conforme du vice-président du Conseil d'Etat sera désormais nommée par le vice-président du Conseil d’Etat sur proposition du représentant français du haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Le Conseil d’Etat rappelle que le mode de désignation des membres d'une juridiction qui constitue, au sens de l'article 34 de la Constitution, un ordre de juridiction, est au nombre des règles constitutives de cet ordre de juridiction, qui relèvent de la compétence du législateur. Dans la mesure où cette disposition ne modifie en rien sur le fond les garanties données quant à la qualification et l’indépendance des personnes nommées, cette disposition n’appelle pas d’autre observation.

Recours au juge unique

50.    Dans sa rédaction actuelle, l’article L. 532-6 du CESEDA prévoit que la Cour nationale du droit d'asile statue en formation collégiale, dans un délai de cinq mois à compter de sa saisine. Toutefois, lorsque la décision de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides a été prise selon la procédure accélérée ou constitue une décision d'irrecevabilité, le président de la cour ou le président de formation de jugement qu'il désigne à cette fin statue dans un délai de cinq semaines à compter de sa saisine. Il résulte par ailleurs de l’article L. 532-7 du même code que, de sa propre initiative ou à la demande du requérant, le président de la Cour nationale du droit d'asile ou le président de formation de jugement désigné à cette fin peut, à tout moment de la procédure, renvoyer l’affaire à la formation collégiale s'il estime qu’elle ne relève pas des cas mentionnés ci-dessus ou qu'elle soulève une difficulté sérieuse. Il résulte de ces dispositions que la Cour statue en principe en formation collégiale, sauf les cas limitativement énumérés par le CESEDA.

Cette situation, si elle a pu apporter une amélioration dans les délais de traitement des affaires, en permettant le jugement des plus faciles d’entre elles par une formation de juge unique plus aisée à mobiliser et permettant de tenir un nombre plus élevé d’audiences, n’est pas exempte d’imperfections notamment parce que les affaires sont orientées initialement vers le juge unique indépendamment des questions qu’elle posent si bien que le critère de compétence peut être ressenti parfois comme incertain.

Le Gouvernement entend désormais faire du juge unique la formation compétente, le renvoi en formation collégiale n’étant possible que si l’affaire « présente des difficultés sérieuses ».
 
51.    Le Conseil d’Etat estime, en premier lieu, que les dispositions du projet de loi par lesquelles l’exception prévue aujourd’hui par la loi deviendrait la règle affectent par leur ampleur les règles constitutives de la Cour nationale du droit d’asile dont la détermination relève de la loi. 
 
Il considère, en deuxième lieu, que les nouvelles dispositions ne se heurtent à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel. 

Le Conseil d’Etat relève que ni la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ni les directives 2013/32 du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale et 2013/33 de même date établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale ne consacrent une exigence conventionnelle de collégialité des décisions juridictionnelles en matière d’asile. Les principes généraux issus de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales garantissant le droit à un procès équitable n’exigent pas davantage que les affaires soient jugées par des formations collégiales. 

Au plan constitutionnel, le Conseil d’Etat rappelle que, comme l’a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2002 461 DC du 29 août 2002 relative à la loi d’orientation et de programmation pour la justice, il est loisible au législateur de « prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, à la condition que ces différences ne procèdent pas de discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable ». (Conseil constitutionnel, décision n° 2010 54 QPC du 14 octobre 2010, Union syndicale des magistrats administratifs). En outre comme le rappelle également le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018 Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, « le fait que la Cour nationale du droit d'asile statue à juge unique ne porte pas, par lui-même, atteinte aux droits de la défense ». 

Le Conseil d’Etat considère en troisième lieu que cette nouvelle organisation est susceptible d’améliorer le fonctionnement de la juridiction et, par suite, de mieux assurer l’effectivité du droit au recours. 

52.    Le Conseil d’Etat propose d’apporter des précisions de nature à mieux assurer le bon fonctionnement de cette nouvelle organisation.

Il suggère de modifier la formulation des dispositions relatives à la compétence du juge unique afin de laisser à la Cour la plus grande latitude dans la décision d’inscrire l’affaire au rôle d’une formation collégiale.  

Dans le même esprit, le Conseil d’Etat propose de substituer au critère de la « difficulté sérieuse » justifiant le renvoi celui permettant d’inscrire l'affaire devant la formation collégiale ou la lui renvoyer lorsque l’affaire « pose une question qui le justifie » de manière à laisser plus ouverts le moment comme les motifs de renvoi, l’intérêt de celui-ci pouvant être tout autant de circonstance que de principe, porter sur un point formel ou fondamental, dès lors que le juge unique éprouve le besoin d’un tel renvoi ou en a été convaincu.

Titre V Simplifier les règles du contentieux relatif à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers 

Le projet de loi modifie en profondeur, dans un objectif de rationalisation et de simplification, les procédures applicables à la contestation des décisions relatives à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers. Cette réforme, qui s’inspire de l’étude du Conseil d’Etat du 5 mars 2020 est bienvenue car ces procédures sont devenues, au fil de la sédimentation des textes, d’une complexité excessive. 

Les procédures applicables devant le juge administratif 

53.    Si les recours contre certaines décisions en matière d’entrée, de séjour et d’éloignement des étrangers relèvent des procédures de droit commun définies par le code de justice administrative (CJA), la plupart relèvent de procédures spéciales prévues dans la partie législative du CESEDA et dont les modalités sont précisées dans la partie réglementaire du CJA. Il existe une douzaine de procédures spéciales, avec chacune ses ramifications, particularités et exceptions. Les dispositions législatives du CESEDA qui les prévoient ne sont pas regroupées dans une subdivision unique consacrée au contentieux mais dispersées entre les subdivisions relatives aux décisions administratives en cause. Ces dispositions énoncent de manière répétée des règles analogues ou procèdent par renvois, parfois partiels et assortis de dérogations, ce qui affecte l’accessibilité de la règle de droit. 

54.    Pour remédier à ces difficultés, le projet de loi crée dans la partie législative du CESEDA un nouveau livre IX, relatif aux procédures contentieuses devant le juge administratif, qui définit quatre procédures juridictionnelles spéciales. La première comporte un délai de recours d’un mois et un délai de jugement de six mois et obéit pour le reste à des règles très proches du droit commun, l’affaire étant jugée collégialement après audition, sauf dispense, d’un rapporteur public. Les trois autres sont des procédures à juge unique sans rapporteur public qui se distinguent entre elles par les délais de recours et de jugement : délai de recours de 48 heures et délai de jugement de 96 heures pour la première, délai de recours de sept jours et délai de jugement de quinze jours pour la seconde, délai de recours de 72 heures et délai de jugement de six semaines pour la troisième. 

La répartition des contentieux entre ces procédures résulte des dispositions des autres livres du CESEDA relatives aux décisions concernées, qui se bornent, pour chaque catégorie de décisions, à renvoyer à la procédure applicable prévue au livre IX. La répartition prévue tient compte du degré d’urgence des situations dans lesquelles les recours sont formés.  

55.    Le Conseil d’Etat estime que cette réforme constitue un progrès important. Outre le fait qu’elle simplifie les règles applicables et les rend plus accessibles, elle tend à faire porter les efforts qu’implique un jugement particulièrement rapide sur les affaires réellement urgentes et à proportionner ces efforts à l’intensité de l’urgence, objectivement constatée. Par ailleurs, la réforme confirme l’habilitation du juge unique, appelé à statuer sur la mesure d’éloignement en raison d’une situation d’urgence, à se prononcer également sur le refus de séjour que cette décision accompagne. 

Le Conseil d’Etat relève cependant que la réforme ne permettra pas, par elle-même, de limiter la part substantielle et croissante du contentieux des étrangers dans l’activité de la juridiction administrative, dès lors que le projet ne simplifie pas, en amont, les dispositifs administratifs applicables en matière d’entrée, de séjour et d’éloignement des étrangers ainsi qu’il a été indiqué au point 4 du présent avis. A cet égard il regrette que le projet ne reprenne pas la recommandation de son étude du 5 mars 2020 consistant, afin d’obtenir plus rapidement une certitude juridique sur la situation d’un étranger au regard du droit au séjour, à examiner sa situation, dès la première demande de titre de séjour, au regard de l’ensemble des cas d’attribution d’un tel titre, plutôt que sur le seul fondement invoqué par l’étranger. 

56.    Par ailleurs, le Conseil d’Etat ne peut que constater que les dispositions envisagées ne sont pas pleinement cohérentes en ce qui concerne la définition des procédures à juge unique et de leurs champs d’application. 

L’urgence justifiant l’application d’une telle procédure est certaine lorsque l’autorité compétente entreprend de procéder à l’exécution forcée d’une décision d’éloignement et prend à cette fin une mesure de contrainte consistant soit à placer l’étranger en rétention administrative, soit à l’assigner à résidence. C’est pourquoi l’étude du Conseil d’Etat recommandait de créer, à côté d’une procédure collégiale avec délai de recours d’un mois et délai de jugement de six mois, deux procédures à juge unique, l’une avec délai de recours de 48 heures et délai de jugement de 96 heures applicable en cas de rétention administrative, l’autre avec délai de recours de sept jours et délai de jugement de quinze jours applicable en cas d’assignation à résidence. 

Le projet de loi donne suite à cette recommandation mais il crée en outre une troisième procédure à juge unique, avec un délai de recours de 72 heures et un délai de jugement de six semaines, applicable en l’absence de rétention ou d’assignation lorsque le recours est dirigé contre une décision portant OQTF non assortie d’un délai de départ volontaire. Il prévoit par ailleurs que le recours contre une OQTF faisant suite au rejet d’une demande d’asile, qu’elle soit ou non assortie d’un délai de départ volontaire, relève, en l’absence de mesure de contrainte, de la procédure avec délai de recours de sept jours et délai de jugement de quinze jours. 

OQTF sans délai de départ volontaire

57.    Les décisions portant OQTF sont normalement assorties d’un délai de départ volontaire de trente jours (CESEDA art. L. 612 1). Toutefois, l’autorité compétente peut refuser le bénéfice de ce délai, notamment, lorsqu’il existe un risque que l’étranger se soustraie à l’exécution de la décision, ce risque étant présumé s’il s’est maintenu irrégulièrement sur le territoire (art. L. 612 2). L’effet utile de la suppression du délai de départ volontaire est de permettre l’intervention immédiate d’une décision plaçant l’intéressé en rétention administrative ou l’assignant à résidence en vue d’une exécution forcée de l’éloignement, une telle décision pouvant être notifiée en même temps que l’OQTF (art. L. 722 3). Toutefois, la pratique administrative consiste à supprimer le délai de départ volontaire dans tous les cas où cette suppression est légalement possible, même si les moyens disponibles ne permettent pas d’envisager une exécution forcée. En raison de cette pratique, les OQTF sans délai de départ volontaire représentent plus de la moitié des OQTF. Elles sont cependant rarement suivies d’une mesure de contrainte et d’un éloignement effectif. 

Le Conseil d’Etat regrette, à cet égard, que l’étude d’impact ne contienne pas de données relatives au taux d’exécution des OQTF selon qu’un délai de départ volontaire a, ou non, été accordé et selon qu’une mesure de contrainte a, ou non, été prise. Il relève que, sur environ 124 000 OQTF prononcées en 2021, dont près de 70 000 n’étaient pas assorties d’un délai de départ volontaire, moins de 8 000 ont été exécutées. 

58.    Les dispositions actuellement en vigueur prévoient, en ce qui concerne les OQTF sans délai de départ volontaire non accompagnées d’une mesure de contrainte, un délai de recours de 48 heures et un délai de jugement de six semaines ou de trois mois selon le fondement juridique de la décision. Le délai de recours de 48 heures ayant été regardé comme compatible avec le droit d’exercer un recours effectif (Conseil constitutionnel, décision n° 2018 741 QPC du 19 octobre 2018), les dispositions envisagées, qui portent ce délai à 72 heures tout en fixant un délai de jugement unique de six semaines, ne se heurtent pas à un obstacle constitutionnel ou conventionnel. 

Toutefois, la création d’une troisième procédure d’urgence, applicable à ces OQTF en l’absence de mesure de contrainte, ne paraît guère cohérente avec la logique de rationalisation sur laquelle repose la réforme. Ce choix implique en effet que les moyens nécessaires en vue d’un jugement rapide continueront d’être mobilisés dans des situations où, faute de perspective d’exécution forcée, l’urgence n’est en réalité pas constituée. L’incidence sur le fonctionnement des tribunaux administratifs sera importante car si l’administration maintient la pratique consistant à supprimer le délai de départ volontaire dans tous les cas où la loi le permet, au lieu de limiter cette suppression au cas où une mesure de contrainte est prise en même temps que l’OQTF ou envisagée à bref délai, plus de la moitié du contentieux des OQTF relèvera de la troisième procédure à juge unique. 

59.    Le Conseil d’Etat regrette donc que n’ait pas été suivie sa recommandation de soumettre les OQTF, assorties ou non d’un délai de départ volontaire, à la procédure collégiale avec délai de recours d’un mois et délai de jugement de six mois en l’absence de mesure de contrainte – délais qui seraient abrégés en cas de notification ultérieure d’une telle mesure, une procédure d’urgence à juge unique devenant alors applicable. Il estime qu’il en serait résulté une conciliation plus équilibrée entre le droit d’exercer un recours effectif et les exigences d’efficacité en matière d’éloignement et une allocation plus pertinente des moyens dont dispose la juridiction administrative. 

OQTF adressées aux demandeurs d’asile définitivement déboutés

60.    Le projet de loi prévoit que la contestation des OQTF visant des demandeurs d’asile définitivement déboutés relève de la procédure avec délai de recours de sept jours et délai de jugement de quinze jours, que l’OQTF soit ou non assortie d’un délai de départ volontaire, sauf en cas de rétention administrative rendant applicable la procédure avec délai de recours de 48 heures et délai de jugement de 96 heures. 

Si l’application d’un délai de recours de sept jours ne peut être regardé comme contraire à la Constitution (Conseil constitutionnel, décision n° 2018 762 DC du 15 mars 2018), le choix d’une procédure d’urgence en l’absence de mesure de contrainte et, partant, de perspective proche d’exécution forcée prête à interrogation pour les raisons indiquées ci-dessus. Par ailleurs, la disposition complique un tableau que le projet de loi a pour objet de simplifier puisqu’elle déroge à la fois au cadre général de contestation des OQTF avec délai de départ volontaire – qui relève pour le reste, en l’absence de mesure de contrainte, de la procédure collégiale avec délai de recours d’un mois et délai de jugement de six mois – et au cadre pourtant déjà dérogatoire de contestation des OQTF sans délai de départ volontaire – qui relève pour le reste, en l’absence de mesure de contrainte, de la procédure avec délai de recours de 72 heures et délai de jugement de six semaines. 

OQTF adressées aux étrangers détenus

61.    Le projet de loi ne prévoit pas de procédure spécifique pour la contestation des OQTF adressées aux étrangers détenus, qui relève par conséquent des mêmes procédures que celles prévues pour l’ensemble des étrangers, sauf dans le cas, déjà prévu par le CESEDA, où il apparaît en cours d’instance que l’intéressé est susceptible d’être libéré avant que le juge statue, le délai de jugement étant alors réduit à huit jours à compter de l’information du tribunal par l’administration. 

La grande majorité des OQTF dont les étrangers détenus font l’objet n’étant pas assortie d’un délai de départ volontaire, c’est, en pratique, le plus souvent la procédure d’urgence avec délai de recours de 72 heures et délai de jugement de six semaines qui s’appliquera. 

Le Conseil d’Etat regrette, à cet égard, que n’ait pas été suivie sa recommandation d’appliquer la procédure avec délai de recours de sept jours et délai de jugement de quinze jours, qui serait plus appropriée. En effet, le dispositif de jugement accéléré en cas de libération imminente repose sur l’information du tribunal administratif par l’administration et cette information n’est pas toujours communiquée en temps utile, si bien que de nombreux étrangers détenus, dont le recours n’est pas encore jugé au moment de leur sortie de détention, doivent être placés en rétention administrative, ce qui est source à la fois d’incompréhension pour les intéressés, d’encombrement inutile des centres de rétention administrative et, parfois, de tensions avec les autres catégories de personnes retenues. L’application du délai de jugement de quinze jours permettrait d’assurer un traitement accéléré de ce contentieux, qui le justifie objectivement, sans que cette accélération repose sur les diligences de l’administration. Par ailleurs, le choix de cette procédure permettrait d’appliquer un délai de recours mieux adapté à leur situation des personnes détenues, le délai de 72 heures étant particulièrement bref compte tenu des contraintes carcérales et de la sur-occupation des établissements pénitentiaires, notamment des maisons d’arrêt, qui rendent difficile la communication avec un avocat ou l’accès à un accompagnement juridique dans un laps de temps aussi court. 

Tenue de l’audience en dehors du tribunal administratif et recours à la vidéo-audience 

62.    Le projet de loi prévoit que, lorsque l’étranger est placé ou maintenu en rétention administrative ou en zone d’attente, l’audience se tient, en principe, dans la salle d’audience attribuée au ministère de la justice spécialement aménagée à proximité immédiate du lieu de rétention ou de la zone d’attente. Ce n’est que par exception, si aucune salle d’audience n’a été spécialement aménagée ou que cette salle est indisponible, que l’audience peut se tenir, alternativement, au tribunal administratif compétent ou dans des locaux affectés à un usage juridictionnel judiciaire proches du lieu de rétention ou de la zone d’attente. 

Le projet inverse ainsi le principe et l’exception jusqu’ici applicables. Dans la mesure où il prévoit, par ailleurs, la possibilité pour le juge administratif, lorsque l’audience se tient dans la salle « spécialement aménagée », de siéger, pour ce qui le concerne, au tribunal administratif – l’audience se tenant alors par visio-conférence –, le Conseil d’Etat relève que ces dispositions induiront vraisemblablement, en pratique, un recours accru à la vidéo audience.

63.    Malgré les inconvénients qui peuvent en résulter pour la solennité de l’audience et la fluidité des débats, que le Conseil d’Etat ne peut que regretter, ni la tenue d’une audience dans une salle « spécialement aménagée » à proximité immédiate du lieu de rétention ou de la zone d’attente, ni le recours élargi à la vidéo-audience ne paraissent se heurter à un obstacle de principe, de nature constitutionnelle (Conseil constitutionnel, décision n° 2003 484 DC du 20 novembre 2003 ; décision n° 2018 770 DC du 6 septembre 2018) ou conventionnelle. 

Ainsi que le Conseil d’Etat l’a rappelé dans son avis du 15 février 2018 (AG, n° 394206, avis sur un projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif), si les exigences d’un procès juste et équitable supposent en effet que le justiciable puisse participer de manière personnelle et effective au procès, ce droit peut être aménagé pour poursuivre des objectifs également légitimes aux plans constitutionnel et conventionnel, tels que  la bonne administration de la justice (en évitant l'allongement des délais dus aux reports d'audience qu’entraînent les difficultés de déplacement des demandeurs), la dignité des demandeurs (en évitant des déplacements sous escorte) et le bon usage des deniers publics (en réduisant les coûts pour l’administration).

64.    Le Conseil d’Etat suggère cependant d’ajouter aux garanties entourant le déroulement de la vidéo-audience devant le tribunal administratif, compte tenu de l’ampleur qu’elle pourrait être amenée à prendre à l’avenir, trois garanties supplémentaires qui ne sont prévues, à ce jour, que pour la vidéo-audience devant la CNDA, à savoir : l’existence d’une liaison audiovisuelle garantissant la qualité de la transmission, la présence de l’interprète auprès de l’intéressé, sauf difficulté particulière, et l’établissement d’un procès-verbal des opérations effectuées dans chacune des salles d’audience. Il propose également de rappeler la possibilité pour le conseil de l’étranger d’assister à l’audience dans l’une ou l’autre salle et, dans tous les cas, de s’entretenir avec son client de manière confidentielle.

Le Conseil d’Etat appelle par ailleurs l’attention du Gouvernement sur la nécessité d’accompagner cette évolution des moyens adéquats pour assurer sa mise en œuvre conformément aux nouvelles exigences de la loi. Il regrette, à cet égard, que l’étude d’impact ne contienne pas d’éléments relatifs aux charges supplémentaires qui en résulteront, s’agissant notamment des coûts liés à l’aménagement des salles permettant de statuer par visio-conférence et au déplacement des magistrats administratifs et des agents des greffes, lesquels devront être présents dans chacune des salles d’audience, y compris en cas de visio-conférence.

Vidéo-audiences du juge des libertés et de la détention 

65.    Le Conseil d’Etat propose d’introduire des garanties similaires s’agissant de la vidéo-audience devant le juge des libertés et de la détention lorsque celui-ci statue sur les requêtes aux fins de maintien en zone d’attente, sur les requêtes formées par l’étranger aux fins de contestation de la décision de placement en rétention ou de remise en liberté hors des audiences de prolongation et sur les requêtes formées par l’autorité administrative aux fins de prolongation de la rétention. 

A cet égard, la suppression, que prévoit par ailleurs le projet de loi, de la condition pour procéder, dans ces cas, à une audience par visio-conférence tenant à ce que l’autorité administrative ait préalablement formulé une proposition en ce sens – condition qui n’est pas prévue en l’état du droit s’agissant du juge administratif et qui ne présente, en pratique, qu’un intérêt limité – ne soulève pas de difficulté juridique. 

Jugement des requêtes aux fins de maintien en zone d’attente 

66.    Pour le jugement de la requête aux fins de maintien en zone d’attente de l’étranger au delà de quatre jours à compter de la décision de placement initiale, le juge des libertés et de la détention dispose, en principe, d’un délai de 24 heures qui ne peut, en l’état du droit, être porté à 48 heures, en vertu de l’article L. 342 5 du CESEDA, que lorsque les nécessités de l’instruction l’imposent. 

Le projet de loi ajoute, en complément de ce motif de prolongation du délai imparti au juge des libertés et de la détention, un second motif tenant au placement simultané en zone d’attente d’un nombre important d’étrangers au regard des contraintes du service juridictionnel. 

Le Conseil d’Etat relève que le délai de 24 heures laissé au juge des libertés et de la détention peut effectivement s’avérer trop bref lorsqu’il doit statuer sur un nombre important de requêtes simultanées ou quasi-simultanées, au point qu’il arrive que la mesure de placement en zone d’attente soit levée, faute pour le juge d’avoir pu statuer en temps utile. Dans ces conditions, et alors au demeurant que le maintien en zone d’attente n’entraîne pas à l’encontre de l’intéressé un degré de contrainte sur sa personne comparable à celui qui résulterait de son placement dans un centre de rétention (Conseil constitutionnel, décision n° 92 307 DC du 25 février 1992), le Conseil d’Etat estime que l’atteinte portée par ces dispositions à la liberté d’aller et de venir peut être regardée comme nécessaire, adaptée et proportionnée aux objectifs poursuivis.  

67.    Le projet de loi prévoit, par ailleurs, que le juge des libertés et de la détention tient compte des circonstances particulières liées notamment au placement simultané en zone d’attente d’un nombre important d’étrangers pour l’appréciation des délais relatifs à la notification de la décision, à l’information sur les droits et à leur prise d’effet. 

Le Conseil d’Etat estime que ces dispositions, qui font écho aux dispositions similaires déjà prévues, s’agissant du placement en rétention administrative, à l’article L. 743 9 du CESEDA et qui tirent les conséquences, pour ce qui concerne le placement en zone d’attente, des dispositions du second alinéa de l’article L. 343 1 du CESEDA en vertu desquelles, en cas de placement simultané d’un nombre important d’étrangers, la notification et l’exercice des droits s’effectuent dans les meilleurs délais, compte tenu du nombre d’agents et d’interprètes disponibles, ne soulèvent pas de difficulté juridique. 

Entrée en vigueur des règles nouvelles

68.    Le projet de loi prévoit que les dispositions modifiant les règles du contentieux relatif à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers entrent en vigueur à une date fixée par décret en Conseil d’Etat et, au plus tard, six mois après la publication de la loi au Journal officiel, à l’exception des dispositions relatives au jugement des requêtes aux fins de maintien en zone d’attente mentionnées aux points 66 et 67 de l’avis, qui entrent en vigueur au lendemain de la publication de la loi. 

Le Conseil d’Etat estime que cette entrée en vigueur différée est bienvenue, compte tenu notamment de la nécessité de laisser aux magistrats administratifs et aux agents des greffes des juridictions administratives un délai suffisant pour se préparer à l’application des règles nouvelles. Il propose par ailleurs, en accord avec le Gouvernement, de prévoir que ces règles nouvelles, qu’elles concernent, en particulier, les délais de recours ou les délais et modalités de jugement, ne s’appliqueront qu’à la contestation des décisions prises à compter de l’entrée en vigueur de ces dispositions.

Autres dispositions du projet

69.    Le projet de loi comporte d’autres dispositions qui ont pour objet :

-    d’organiser la contribution des employeurs à la maîtrise du français par les travailleurs étrangers ;

-    de réformer le titre de séjour « Passeport Talent » ;

-    de modifier les articles L. 251-2 et L. 252-2 du CESEDA relatifs au régime de protection contre les OQTF les expulsions dont bénéficient les citoyens de l’Union européenne ; 

-    de modifier l’article 222-48 du code pénal permettant de prononcer l’interdiction du territoire français dans les conditions de l’article 131-30 ; 

-    de modifier les articles L. 821-6 et L. 821-7 du CESEDA pour étendre l’obligation de contrôle documentaire imposées aux transporteurs qui acheminent des ressortissants de pays tiers jusqu’à une frontière de l’espace Schengen, au contrôle de l’autorisation de voyage instituée par le Règlement (UE) 2018/1240 du 12 septembre 2018 qui doit prochainement entrer en vigueur ;

-    d’autoriser le recours à la coercition pour le relevé des empreintes digitales et la prise de photographie des étrangers en séjour irrégulier ou contrôlés à l’occasion de leur franchissement de la frontière alors qu’ils ne satisfont pas aux conditions d’entrée sur le territoire ;

-    de modifier l’article L. 741-5 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile pour mettre fin au placement en centre de rétention administrative de tout étranger mineur de moins de 16 ans ;

-    de permettre de refuser le renouvellement de certains titres de séjour à des étrangers qui n’ont pas établi leur résidence effective et habituelle en France ;

-    de permettre aux officiers de police judiciaire de la police et de la gendarmerie nationales, dans les zones mentionnées à l’article L. 812 3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, d’inspecter visuellement, les véhicules particuliers en sus des autres véhicules circulant sur la voie publique ;

-    d’habiliter le Gouvernement à étendre et adapter par ordonnance les dispositions de la présente loi aux collectivités relevant des articles 73 et 74 de la Constitution et à la Nouvelle-Calédonie.

Ces dispositions n’appellent pas d’observations particulières de la part du Conseil d’Etat, sous réserve d’améliorations de rédaction qu’il suggère au Gouvernement de retenir.

Cet avis a été délibéré et adopté par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du jeudi 26 janvier 2023.