Avis sur la proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace

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Le Sénat a décidé de rendre public l'avis rendu par le Conseil d’État sur la proposition de loi n°48 visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace

CONSEIL D’ETAT
Assemblée générale
_________    

Section des finances
Séance du jeudi 19 décembre 2019
N° 399120
EXTRAIT DU REGISTRE DES DELIBERATIONS

 

AVIS SUR LA PROPOSITION DE LOI N°48
visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace


1.    Saisi sur le fondement du cinquième alinéa de l’article 39 de la Constitution de la proposition de loi enregistrée le 21 octobre 2019 à la présidence du Sénat visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace, présentée par Mme Sophie Primas, sénatrice, le Conseil d’Etat, après en avoir examiné le contenu, formule les observations et suggestions qui suivent.

2.    L’économie des services numériques se caractérise notamment par un processus de création de valeur ajoutée à partir du volume de données collectées et de l’audience des sites et plateformes qui proposent ces services. Cette caractéristique conduit à ce que les acteurs dominants, dont la taille permet d’optimiser « l’effet réseau » sur lequel repose le succès de l’économie collaborative fondée sur la donnée, entretiennent avec leurs utilisateurs un rapport de quasi exclusivité, les rendant « captifs » de leur écosystème.

3.    Par ailleurs, afin d’étendre encore leurs rendements croissants, les acteurs dominants procèdent à l’acquisition des nouveaux arrivants sur le marché, dès lors que leur potentiel d’atteindre une audience de taille critique est constaté. Il s’ensuit, du côté des utilisateurs, un risque de resserrement du champ des services auxquels ils ont accès, et du côté des prestataires, une concentration extrême. La situation d’hyper dominance des « GAFAM » (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), qui maîtrisent à la fois l’offre de services et celle des systèmes d’exploitation des équipements terminaux par lesquels les utilisateurs se connectent, s’installe donc durablement et fait peser le risque d’une disparition des bénéfices de l’esprit d’innovation et de saine concurrence qui constitue la promesse de l’internet ouvert.

I.    Contenu et objectifs de la proposition de loi

4.    Inspirée notamment par le rapport de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique remis le 1er octobre 2019 au président du Sénat, la proposition de loi s'assigne les trois objectifs suivants :

-    assujettir les fournisseurs de systèmes d’exploitation des équipements terminaux à une obligation de garantir l’accès à tous les services de communication au public en ligne, sous le contrôle de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ;

-    confier à ce régulateur la compétence d’imposer aux prestataires de services numériques l’obligation de lever les barrières, techniques ou juridiques, à l’interopérabilité de ces services ;

-    créer une nouvelle définition des opérations de concentration soumises au contrôle de l’Autorité de la concurrence, permettant d’appréhender en France la situation des acquisitions précoces d’entreprises présentant un chiffre d’affaires très faible ou nul.

5.    Pour mettre en œuvre ces objectifs, la proposition comprend les dispositions suivantes :

  • Le chapitre Ier définit dans le code des postes et des communications électroniques (CPCE) un droit des utilisateurs non professionnels d’équipements terminaux d’accéder à l’ensemble des services offerts sur internet et d’en disposer librement, dans la limite des obligations législatives ou réglementaires et des exigences de sécurité des terminaux et des contenus (article 1er). Il confie à l’Arcep une compétence de recueil des informations sur les pratiques de libre accès, et un pouvoir de règlement des différends (article 2). Enfin, il dote le régulateur d’un pouvoir de sanction en cas de manquements des fournisseurs de systèmes d’exploitation à l’obligation de garantir le libre accès, sur les terminaux qu’ils équipent, à tous les services (article 3).

  • Le chapitre II confie à l’Arcep la compétence de mettre à la charge des prestataires de services du type plateformes des obligations techniques permettant l’interopérabilité de leurs contenus (article 4). Il prévoit que le régulateur est destinataire, pour mettre en œuvre cette compétence, des informations nécessaires de la part des acteurs concernés (article 5). Enfin il dote l’autorité des mêmes pouvoirs de sanction en cas de manquements aux obligations d’interopérabilité (article 6).

  • Le chapitre III introduit dans le code de commerce des dispositions nouvelles donnant à l’Autorité de la concurrence la compétence d’évoquer pour examen les opérations d’acquisitions dites « prédatrices » (article 7).

  • Enfin, la proposition de loi prévoit une entrée en vigueur du dispositif trois mois après la publication de la loi.

6.    Le Conseil d'Etat estime que l’objectif de protection de l’utilisateur non professionnel poursuivi par le texte se justifie dans un contexte de marché marqué par la concentration des acteurs et la conclusion d’accords entre fournisseurs de systèmes d’exploitation et fournisseurs de services créant un risque sérieux d’appauvrissement de l’offre pour le public et de durcissement des barrières à l’entrée pour les nouveaux acteurs. Il observe à cet égard que l’équilibre du dispositif proposé, qui prévoit à la fois de soumettre les comportements de marché des prestataires de services à un contrôle ex ante par l’Autorité de la concurrence, et de les assujettir ex post à des obligations de résultat dans leurs relations avec les utilisateurs, sous le contrôle de l’Arcep, apparaît particulièrement adapté au problème posé.

Chapitres I et II de la proposition de loi : les obligations mises à la charge des fournisseurs de systèmes d’exploitation des terminaux et des prestataires de services de communication au public en ligne de type « plateformes »

II.    Cadre juridique

7.    Sur le terrain constitutionnel, la liberté d’entreprendre des acteurs économiques est garantie et ne peut être limitée que pour des motifs d’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi.

8.    Le législateur de l'Union européenne est spécifiquement intervenu afin de fixer les objectifs d’intérêt général encadrant l’activité des prestataires de services numériques, relative tant au réseau internet qu’aux contenus qui sont proposés par son intermédiaire.

9.    Les cinq directives relatives aux réseaux et aux services de communications électroniques (2002/19/CE à 2002/22/CE et 2002/58/CE) ont été consolidées par la directive 2018/1972 du 11 décembre 2018 établissant le code des communications électroniques européen. Il s’en dégage l’objectif d’instaurer un marché intérieur des réseaux et des services de communication électroniques, définies comme les services d’accès à internet consistant entièrement ou principalement en la transmission de signaux, concurrentiel et interopérable (2. de l’article 2 et de l’article 3).

10.    Le règlement 2015/2120 du 25 novembre 2015 relatif à l’accès à un internet ouvert a établi les règles communes destinées à garantir un traitement égal et non discriminatoire du trafic dans le cadre de la fourniture de services d’accès à internet, et les droits correspondants des utilisateurs. Il a notamment posé le principe de la neutralité d’internet : l’accès au réseau doit être transparent et non discriminatoire à l’égard des services qui y sont proposés.

11.    La loi n° 2016-1321 pour une République numérique du 7 octobre 2016 a intégré ces règles en droit interne, codifiant en particulier l’objectif de neutralité d’internet pour toute la partie « réseau » au sein du CPCE (q) du I de l’article L. 33-1).

12.    S’agissant ensuite des contenus offerts par les réseaux, la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000, plus connue sous le nom de directive e-commerce, pose plusieurs principes dans un objectif de création d’un marché unique du commerce électronique :

  • les prestataires de services de la société de l’information comprennent les prestataires « passifs » : fournisseurs d’accès à internet et hébergeurs, et « actifs » : fournisseurs de contenus. Ils constituent, dans leur ensemble, les prestataires de « services de communication au public en ligne » ;

  • chaque Etat membre veille à ce que les services de la société de l’information fournis par un prestataire établi sur son territoire respectent, dans les limites de la directive, ses dispositions nationales, et aucun Etat membre ne peut restreindre la libre circulation des services de la société de l’information en provenance d’un autre Etat membre de l’Union (1. et 2. de l’art. 3) ;

  • lorsqu’un motif d’ordre public, de santé publique ou de protection des consommateurs l’exige, la réglementation de l'activité d'un prestataire de services établi dans un autre Etat membre n'est possible qu’en cas de carence ou d'insuffisance de celui-ci, et après notification à la Commission, qui appréciera la conformité des restrictions apportées aux objectifs de la directive (4. à 6. de l’art. 3).

13.    C'est dans le cadre de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) que la directive e-commerce a été transposée.

14.    Consacrant la liberté de communication au public en ligne (IV de l’article 1er), la loi a fixé le régime de responsabilité des hébergeurs et des éditeurs de contenus. Elle n’a prévu aucune disposition relative à la neutralité des équipements terminaux sur lesquels les contenus, après avoir transité par les réseaux, sont proposés à l’utilisateur final, ni aucune disposition relative à l’interopérabilité des services.

15.    La loi pour une République numérique a introduit à l’article L. 111-7 du code de la consommation la définition des opérateurs de plateforme en ligne, services de communication au public en ligne reposant sur un service de classement, de référencement ou de mise en relation en vue de la fourniture de biens, de services ou la diffusion de contenus. La loi leur a imposé des obligations renforcées de clarté, de transparence, et de loyauté au titre de la protection des consommateurs dans les activités de commerce en ligne.

16.    Enfin, la directive 2018/1808 du 14 novembre 2018 modifiant la directive 2010/13 du 10 mars 2010, dite directive « services médias audiovisuels » (SMA) fixe le régime des services portant sur des contenus audiovisuels. Essentiellement axée sur la protection du public des vidéos et programmes créés par l’utilisateur comportant une incitation à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes fondée sur l’un des motifs visés à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux, cette directive ne comporte aucune disposition relative à la neutralité des équipements terminaux vis-à-vis des contenus audiovisuels que l’on peut y trouver, ni à l’interopérabilité de ce type de contenus.

17.    La directive « SMA » est en cours de transposition en droit national par le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique, dit projet de loi « audiovisuel », déposé le 5 décembre 2019 au Parlement.

18.    Il résulte de ce tableau normatif que si la neutralité et le caractère ouvert d’internet sont assurés sur le réseau de communication électronique, un tel objectif n’a pas été étendu jusqu’à l’équipement terminal utilisé par le public, c’est-à-dire, par exemple, son téléphone mobile, son ordinateur ou sa montre connectée. Ainsi, alors que les opérateurs de réseau doivent garantir que circulent sur internet, sans discrimination, l’ensemble des contenus et des services qui y sont insérés, sous réserve de respecter des conditions de sécurité et de protection des droits fondamentaux, aucune obligation de cette nature n’est mise à la charge des fournisseurs de systèmes d’exploitation qui offrent aux utilisateurs l’architecture logicielle nécessaire à l’accès et à l’utilisation de ces services. Les fournisseurs de systèmes d’exploitation peuvent dans ces conditions restreindre ou orienter l’accès aux services, soit pas l’imposition de barrières techniques à l’installation ou à la désinstallation d’applications ou de services, soit par la conclusion de conventions d’exclusivité liant l’utilisateur à des prestataires de service prédéfinis.

19.    Par ailleurs, alors que les solutions technologiques utilisées sur le réseau doivent être interconnectables et interopérables, c’est-à-dire qu’elles ne doivent pas faire obstacle à un fonctionnement ouvert avec d’autres types de solutions, aucune norme européenne ou nationale n’impose l’interopérabilité des services de communication au public en ligne, ni un niveau minimal de portabilité des données. Chaque service de plateforme conserve ainsi une clientèle captive d’utilisateurs qui ne sont pas en mesure, sauf à saisir à nouveau l’ensemble des données nécessaires, d’accéder, par exemple, à des fonctionnalités complémentaires offertes par une autre plateforme.

III.    Champ d’application des mesures envisagées

Objectif poursuivi et champ matériel

20.    En premier lieu, les observations faites ci-dessus aux points 18 et 19 tendent à démontrer que la neutralité d’internet n’est pas assurée au stade aval du réseau, c’est-à-dire lors de la mise à disposition concrète de l’utilisateur, sur un équipement terminal, de l’offre de services numériques. A ce titre, la proposition de loi prévoit d’imposer des règles nouvelles aux fournisseurs des systèmes d’exploitation et aux plateformes, afin de garantir la protection du consommateur. Son champ est dès lors circonscrit aux équipements utilisés par les utilisateurs non professionnels, ce qui n’appelle pas d’observation particulière. Le Conseil d’Etat relève seulement à ce stade qu’il n’est pas établi que l’instauration d’une liberté absolue d’installation de services sur les équipements terminaux (chapitre Ier) soit pleinement réalisable compte tenu de l’état de la technologie.

21.    En effet, les systèmes d’exploitation majoritaires sur le marché des équipements terminaux se distinguent par des architectures logicielles originales. A ce titre, le Conseil d’Etat relève que les réserves prévues par l’article 1er de la proposition de loi, permettant aux fournisseurs de systèmes d’exploitation de s’affranchir du champ des obligations nouvelles pour « assurer la sécurité de l’équipement terminal et des contenus et données gérés par celui-ci ou pour assurer le bon fonctionnement de l’équipement terminal et des services disponibles », sont bienvenues pour préserver la faisabilité technique de la mesure.

22.    Compte tenu des comportements de consommation par affinité pour l’un ou l’autre des écosystèmes logiciels disponibles, le Conseil d’Etat estime toutefois que l’objectif de protection de l’utilisateur poursuivi, mentionné au 5° ter nouveau du II de l’article L. 32-1 du CPCE, pourrait être plus précisément défini en faisant explicitement référence à « la configuration logicielle pour laquelle a opté l’utilisateur ».  

23.    En deuxième lieu, si les fournisseurs de systèmes d’exploitation n’ont pas, à ce jour, fait l’objet d’une réglementation spécifique ni en droit de l’Union ni en droit interne, le Conseil d’Etat considère que le régime qui doit leur être appliqué est celui des services de la société de l’information (directive « e-commerce »), dès lors que ces systèmes d’exploitation constituent, non des composantes du réseau, mais des programmes intégrés utilisant des logiciels applicatifs pour mobiliser les ressources du matériel informatique sur lequel ils sont installés. Cet apport applicatif les distingue donc de services de communication électronique.  

24.    En troisième lieu, le Conseil d’Etat relève que l’article 4 (chapitre II) de la proposition de loi assujettit les « fournisseurs de services de communication au public en ligne » à l’obligation de garantir l’interopérabilité des « services ». Il s’agit, plus précisément, d’inciter les prestataires de services de plateformes à utiliser des normes ouvertes ou à lever les protections de leurs normes techniques afin d’assurer l’interopérabilité des services fournis, sous peine que l’Arcep leur impose de publier les informations techniques pertinentes. Or, dès lors que l’objectif poursuivi consiste à généraliser la faculté pour les données déposées par les utilisateurs et pour les contenus numériques mis à leur disposition de rester disponibles sans restriction d’accès ou de mise en œuvre, quel que soit le format du site ou l’environnement logiciel dans lesquels ils sont fournis, le Conseil d’Etat estime que l’obligation serait plus exactement définie en faisant référence à l’interopérabilité des « données et des protocoles » (reprenant ainsi les termes des recommandations émises par la Commission européenne dans son rapport « Competition Policy for the digital era », 2019, au titre de la promotion de la concurrence entre plateformes) et d’autre part, aux « opérateurs de plateformes », sur lesquels les utilisateurs sont susceptibles de déposer, d’extraire ou de réutiliser ces données et ces protocoles.

25.    A ce titre, la lisibilité du dispositif se trouverait probablement renforcée pour les acteurs concernés et pour les utilisateurs si le texte renvoyait explicitement à la définition des plateformes prévue au I de l’article L. 111-7 du code de la consommation, dont le champ apparaît recouvrir exactement celui qu’entend régir la proposition.

26.    En quatrième lieu, le Conseil d’Etat observe que l’obligation prévue au chapitre II du texte s’analyse comme une interdiction d’utiliser les mesures techniques de protection des droits d’auteurs détenus ou exploités par les opérateurs de plateforme en ligne d’une manière faisant obstacle à la mise en œuvre effective de l’interopérabilité. Dès lors, la rédaction de cette mesure pourrait avec profit reprendre les définitions des mesures techniques et de leurs limitations prévues aux articles L. 331-5, L. 331-9 et L. 331-10 du code de la propriété intellectuelle qui prévoient une obligation d’interopérabilité similaire pour les éditeurs de logiciels informatiques.

Champ territorial

27.    La proposition de loi ne précise pas le critère territorial retenu pour imposer des obligations spécifiques aux fournisseurs de systèmes d’exploitation et aux opérateurs de plateforme en ligne. Il résulte de l’exposé des motifs du texte que les chapitres I et II ont toutefois vocation à s’appliquer dès lors que l’équipement terminal d’un utilisateur est utilisé sur le territoire national, et que la plateforme concernée a en France une audience d’un « niveau significatif ».

28.    Le Conseil d’Etat estime qu’il relève de la compétence du législateur de prévoir le critère d’application territoriale des mesures. En outre, s’il est permis de nourrir des doutes sur l’efficacité d’une législation nationale contraignante à l’égard d’acteurs économiques opérant sur l’ensemble du territoire européen, et à l’échelle mondiale, le Conseil d’Etat considère que ces mesures ne pourraient en tout état de cause trouver à s’appliquer à des opérateurs établis dans des Etats tiers que si le texte le prévoit explicitement.

29.    Ainsi, les conditions d’application des dispositions du chapitre Ier de la proposition pourraient utilement être définies en retenant le critère d’une connexion du terminal équipé du système d’exploitation concerné au réseau depuis la France au cours d’une année. S’agissant des dispositions du chapitre II, le texte pourrait préciser qu’elles s’appliquent dès lors que l’activité d’une plateforme dépasse un seuil de nombre de connexions depuis le territoire français défini par décret.

Place des dispositions nouvelles au sein du code des postes et des communications électroniques

30.    Le Conseil d’Etat relève que dès lors que les chapitres I et II traitent du régime de services de communication au public en ligne, les dispositions nouvelles créées par les articles 1 et 4 de la proposition doivent trouver leur place, non pas au sein du livre II du CPCE dédié aux « services de communication électronique », mais à la fin du titre Ier « Autres services » du livre III « Autres services, dispositions communes et finales » de ce code, qui comprend déjà des dispositions relatives à des services de communication au public en ligne.

31.    De la même manière, le Conseil d’Etat observe que les dispositions relatives à l’Arcep, aujourd’hui insérées au titre Ier « Dispositions générales » du livre II, et que viennent modifier et compléter les articles 2, 3 et 6 de la proposition, devraient être déplacées au titre II « Dispositions communes » du livre III, dès lors qu’elles s’appliquent à des services excédant le champ des services de communication électronique.

IV.    La conformité aux normes supérieures des obligations mises à la charge des fournisseurs de systèmes d’exploitation et des opérateurs de plateformes pour étendre la neutralité d’internet sur les équipements terminaux

Examen au regard des exigences constitutionnelles

32.    En ce qui concerne en premier lieu la conformité des mesures avec la liberté d’entreprendre qui découle de l’article 4 de la Déclaration de 1789, le Conseil d’Etat considère, d’une part, que, si l’imposition d’obligations techniques aux fournisseurs de systèmes d’exploitation et la limitation de la protection des données et de protocoles utilisés par les plateformes constituent bien des atteintes à cette liberté, la proposition garantit suffisamment leur proportionnalité au regard de l’objectif poursuivi. A cet égard, le Conseil d’Etat signale qu’il serait prudent de définir plus précisément cet objectif de protection de la liberté de choix de l’utilisateur, en faisant notamment référence à la notion de choix suffisant ou à celle de neutralité d’internet. D’autre part, le Conseil d’Etat estime que l’atteinte portée par les mesures en cause au droit de propriété intellectuelle et notamment aux droits d’auteur détenus sur les systèmes et les services, ne méconnaît pas le droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789, sous réserve toutefois que la loi prévoie, notamment, les possibilités de réutilisation des informations techniques rendues publiques aux fins d’interopérabilité et garantisse suffisamment les droits des parties.

Examen au regard du droit de l’Union européenne

33.    En ce qui concerne en second lieu la conformité des dispositions au droit de l’Union européenne, il ne fait pas de doute que la grande majorité des opérateurs susceptibles d’entrer dans le champ des dispositions des chapitres I et II du texte sont établis hors de France. Dans ces conditions, les obligations positives qui seraient imposées à des opérateurs établis dans un autre Etat membre de l’Union et qui ne sont pas prévues par la directive 2000/31 « e-commerce », constituent une entrave à la libre prestation de services que cette directive organise. Le Conseil d’Etat précise toutefois que les mesures prévues par le chapitre II, qui consistent à prévoir des limites à la libre disposition des droits des plateformes sur les données qu’elles reçoivent et sur les protocoles appliqués aux services qu’elles fournissent, ne peuvent être regardées comme des entraves à la libre prestation des services, dès lors que la restriction d’une protection ne saurait, par nature, faire obstacle à la libre circulation des services ainsi protégés. La question de la conformité du texte à la libre prestation des services ne se pose donc que pour les mesures prévues par le chapitre Ier.

34.    Pour justifier une dérogation aux conditions d’exercice de la libre prestation de services, le motif de protection des consommateurs, prévu au i) du a) du 4. de l’article 3 de la directive « e-commerce » apparaît le plus à même d’être mobilisé compte tenu de l’objectif poursuivi. Par ailleurs le Conseil d’Etat relève que, dans un domaine voisin, la directive « SMA » a donné aux Etats membres la faculté de prendre des mesures limitant la libre prestation des services de média audiovisuels pour un motif d’intérêt public général.

35.    Le Conseil d’Etat observe que la protection du consommateur de services numériques n’a à ce jour donné lieu qu’à une jurisprudence limitée de la Cour de justice de l’Union européenne, de sorte qu’il est permis de conserver une incertitude sur le périmètre et la portée de cette notion appliquée au marché des services de la société de l’information.

36.    Par suite, le Conseil d’Etat estime que l’utilisateur d’un équipement terminal connecté à internet peut être regardé comme un consommateur au sens du droit de l’Union. En revanche, il relève que l’objectif de la protection de son « libre choix » ou d’un accès ouvert à l’ensemble des services et applications offerts sur le réseau, s’il apparaît cohérent avec l’objectif général de neutralité d’internet, n’a pas encore été reconnu par la Cour de justice. En tout état de cause, le Conseil d’Etat estime que la proposition de loi assure de manière satisfaisante la proportionnalité de l’atteinte à la libre prestation des services, en prévoyant notamment que l’obligation mise à la charge du fournisseur de système d’exploitation de garantir un libre accès à tous les services ne s’applique pas lorsque la sécurité du terminal et de contenus ou des données, ou leur bon fonctionnement, y font obstacle. S’il n’est donc pas possible d’exclure que les juges européens puissent porter sur la mesure une appréciation plus sévère, le Conseil d’Etat considère que l’équilibre de la réforme sur ce point est satisfaisant.

37.    Le Conseil d’Etat relève en revanche, s’agissant des mesures tendant à mettre en œuvre l’interopérabilité des plateformes, prévues au chapitre II, qu’elles constituent une exception au principe général de protection juridique des normes techniques prévu par l’article 6 de la directive 2001/29 du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information. A ce titre, le risque qu’une législation nationale telle que celle prévue par la proposition soit jugée contraire au droit de l’Union est très sérieux.  En effet, alors que le législateur européen est intervenu afin de prévoir explicitement une exception à la protection des normes techniques dans un but de protection du consommateur par la directive 2009/24 du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur afin d’assurer l’interopérabilité des logiciels informatiques, il n’a pas reconnu un tel objectif pour les services de la société de l’information. Le Conseil d’Etat estime qu’une telle évolution serait souhaitable et permettrait, en l’espèce, de lever la difficulté identifiée.

V.    Le choix de confier la mise en œuvre des obligations à l’Arcep et la procédure retenue devant le régulateur

38.    En premier lieu, le Conseil d’Etat relève que le choix de confier la surveillance de la mise en œuvre des obligations nouvelles en matière de régulation des services de communication au public en ligne à l’Arcep est cohérent avec les compétences déjà exercées par cette autorité aux fins d’assurer l’interconnexion du réseau et la neutralité d’internet (II de l’article L. 32-1 du code des postes et des communications électroniques). Le Conseil d’Etat observe toutefois que ce faisant, la proposition de loi étend significativement les pouvoirs de l’autorité, en lui donnant des compétences élargies en matière de régulation des services de communication au public en ligne, y compris pour l’accès aux contenus audiovisuels, qui relèvent par ailleurs de la compétence de régulateurs spécialisés s’agissant de la nature même des contenus. S’agissant de la mise en œuvre des obligations d’interopérabilité, le Conseil d’Etat signale que certains aspects sont susceptibles de relever de la compétence de plusieurs autorités, notamment l’Hadopi et la nouvelle autorité dénommée ARCOM, dont la création est prévue par le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique et qui a vocation à reprendre les attributions de l’Hadopi. Il importe à cet égard que, dans le cadre des discussions parlementaires de ce texte et de la proposition de loi, les attributions des régulateurs soient précisément définies de manière à ce que, d’une part, les compétences confiées à l’Arcep pour la mise en œuvre des obligations créées par le chapitre Ier lui soient clairement réservées, et d’autre part, les compétences qui lui sont attribuées par le chapitre II soient clairement circonscrites.  

39.    En second lieu, il convient de souligner que la compétence de l’Arcep ne fait pas par nature obstacle à ce que, si les manquements des opérateurs économiques concernés étaient susceptibles de revêtir la qualification de pratiques anticoncurrentielles, l’Autorité de la concurrence exerce à leur égard l’ensemble de ses compétences en la matière.

40.    S’agissant de la procédure devant le régulateur, le Conseil d’Etat considère qu’il serait pertinent de prévoir que l’instance de règlement des différends puisse être saisie pour l’application des obligations d’interopérabilité, compte tenu de leur caractère nouveau, de nature à susciter des interrogations nombreuses de la part des acteurs concernés.

41.    Enfin, le Conseil d’Etat considère que le dispositif de sanction prévu par la proposition de loi ne pose pas de difficulté au regard des exigences constitutionnelles encadrant l’exercice d’un pouvoir de sanction, dès lors qu’il repose sur la personnalisation de la sanction pécuniaire, dont le plafond est défini, et que l’assiette de cette sanction est en lien avec la nature des manquements.

Chapitre III de la proposition de loi : l’instauration d’un nouveau cadre de contrôle des opérations de concentration par l’Autorité de la concurrence

VI.    Cadre juridique

42.    L’article 1er du règlement n° 139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises confie à la Commission européenne la compétence de contrôler la compatibilité avec le marché intérieur des opérations de concentrations dites « de dimension européenne ». Cette dimension s’apprécie en fonction de différents seuils de chiffre d’affaires total réalisé dans le monde ou sur le territoire européen par l’ensemble des entreprises concernées ou les entreprises cibles.

43.    L’autorisation des opérations de concentration ne présentant pas de dimension européenne relève de la compétence de l’Autorité de la concurrence. En application des dispositions de l’article L. 430-2 du code de commerce, sont soumises à une obligation de notification à cette autorité les opérations dans lesquelles d’une part le chiffre d’affaires total mondial de l’ensemble des entreprises concernées est supérieur à 150 millions d’euros et d’autre part le chiffre d’affaires total réalisé en France par deux au moins des entreprises concernées est supérieur à 50 millions d’euros. Par ailleurs, aux termes du règlement du 20 janvier 2004, l’Autorité de la concurrence est également compétente pour contrôler les opérations dans lesquelles chacune d’au moins deux entreprises concernées réalise en France plus des deux tiers de son chiffre d’affaires total dans l’Union européenne.

44.    Les opérations de concentration sont autorisées pour autant qu’elles ne sont pas de nature à « porter atteinte à la concurrence, notamment par création ou renforcement d'une position dominante ». L’Autorité examine aussi « si l'opération apporte au progrès économique une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence » (article L. 430-6 du code de commerce).

VII.    Objectif poursuivi par le dispositif proposé

45.    La capacité des acteurs dominant le marché des services numériques à acquérir de jeunes entreprises innovantes qui présentent un potentiel de valeur considérable du fait d’un rythme rapide de croissance d’audience et de volume des données collectées, pour un chiffre d’affaires encore nul ou très limité, génère indubitablement un risque de concentration extrême. Cette stratégie, qualifiée de « prédatrice » par la proposition de loi, permet aux acteurs dominants d’accroître encore leurs rendements croissants du fait de l’effet réseau. Il en résulte une dégradation constante de la qualité de la concurrence sur ce marché, au détriment de la liberté de choix des utilisateurs. En effet, ces acteurs dominants offrent à eux seuls la quasi intégralité des services innovants, créés par des start-ups qui n’ont jamais atteint une taille critique suffisante.

46.    Le Conseil d’Etat considère qu’il est justifié d’envisager que, dans la seule mesure où les opérations en cause ne relèveraient pas de la compétence de la Commission européenne, elles puissent être soumises au contrôle de l’autorité de concurrence nationale, afin d’apprécier leur effet sur la concurrence. D’autres Etats membres, l’Allemagne et l’Autriche, se sont d’ailleurs dotées en 2017 de législations de ce type.

47.    En revanche, et faute d’étude disponible sur le nombre d’opérations d’acquisitions de start-ups qui pourraient être concernées, le Conseil d’Etat émet des doutes sur l’effet utile du dispositif.

48.    Enfin, le Conseil d’Etat observe que cette réforme pourrait, afin de renforcer son effectivité, s’accompagner d’une adaptation de la notion d’atteinte à la concurrence prévue au premier alinéa de l’article L. 430-6 du code de commerce. En effet, il résulte de la doctrine que les caractéristiques du marché des services numériques, notamment la place centrale de l’économie collaborative et les spécificités des marchés « bifaces » dans lesquels deux types d’utilisateurs interagissent et retirent un profit du même service, ou encore l’importance de l’audience des services et de la taille des acteurs dans la création de la valeur, invitent à redéfinir l’intérêt économique du consommateur. Ainsi, les notions d’équité et de choix suffisant sont aujourd’hui discutées, et pourraient le cas échéant être mobilisées.   

VIII.    Conformité aux normes supérieures

49.    A la différence de ce qu’ont prévu les législateurs allemand et autrichien, qui ont retenu des critères de seuils de chiffre d’affaires et de valeur de l’opération, les dispositions examinées se bornent à renvoyer à l’Autorité de la concurrence l’établissement d’une liste des « entreprises systémiques », dont les critères ne sont pas définis, soumises à une obligation d’information préalable en cas d’opération de concentration. L’Autorité, après examen, déciderait ensuite de soumettre ou non l’opération à la procédure d’autorisation de droit commun. Or, en premier lieu, le Conseil d’Etat signale que l’emploi du terme « systémique », qui renvoie au champ financier, n’est pas approprié à la désignation des entreprises de grande taille sur le marché numérique. En second lieu, ces dispositions méconnaissent en l’état l’obligation pour le législateur d’épuiser sa compétence dans une matière affectant la liberté d’entreprendre. Le Conseil d’Etat considère donc que le texte doit prévoir les critères déterminant la compétence de l’Autorité de la concurrence en matière de contrôle des opérations de concentration, soit par une modification de l’article L. 430-2 du code de commerce, soit par la création d’un article distinct. La nature des critères prévus par les législateurs allemand et autrichien, soit un seuil de chiffre d’affaires mondial total, un seuil de chiffre d’affaires sur le territoire national et un seuil de valeur totale de l’opération, le cas échéant confortés par des critères, comme la condition d’exercice, par l’entreprise cible, d’une « activité significative » sur le territoire national, qui devraient être précisément définis, apparaissent à cet égard tout à fait adaptés à l’objectif poursuivi.

IX.    Considérations finales

50.    Le Conseil d’Etat souligne que l’objectif de protection des intérêts des utilisateurs et de consommateurs de services numériques offerts sur un marché mondial serait susceptible d’être mieux atteint par l'adoption de nouvelles dispositions par l'Union européenne en matière de services de communication au public en ligne et de concurrence.

51.    Le Conseil d’Etat précise par ailleurs que cette proposition de loi devra, ainsi que le mentionne son exposé des motifs, faire l’objet d’une notification aux services compétents de la Commission européenne au titre de la directive 2015/1535 du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information.

Cet avis a été délibéré et adopté par le Conseil d’Etat dans sa séance du jeudi 19 décembre 2019.