Avis sur la proposition de loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine

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CONSEIL D’ETAT    
Assemblée générale
Séance du jeudi 11 juin 2020
N° 399857
EXTRAIT DU REGISTRE DES DELIBERATIONS

Avis sur la proposition de loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine

1. Le Conseil d’Etat a été saisi le 11 mars 2020, sur le fondement du cinquième alinéa de l’article 39 de la Constitution, de la proposition de loi n°2754 enregistrée le 20 mars 2019 à la présidence de l’Assemblée nationale. Cette proposition de loi, présentée par Mesdames et Messieurs les députés Yaël BRAUN-PIVET, Raphaël GAUVAIN, Gilles LE GENDRE, Guillaume VUILLETET, et les membres du groupe La République en Marche et apparentés, a pour objet d’introduire dans le code de procédure pénale un dispositif permettant au tribunal d’application des peines d’imposer des mesures de sûreté aux personnes condamnées pour des faits de terrorisme ayant purgé leur peine d’emprisonnement.

2. Les choix majeurs faits par la proposition de loi sont les suivants :
- elle s’applique aux personnes condamnées à une peine privative de liberté pour une ou plusieurs des infractions pour actes de terrorisme  mentionnées aux articles 421-1 à 421-6 du code pénal, à l’exclusion de celles définies aux articles 421-2-5 et 421-2-5-1 (délits d’apologie du terrorisme) du même code, et qui présentent, à l’issue de l’exécution de cette peine, une particulière dangerosité caractérisée par un risque élevé de commettre l’une de ces infractions ;
- les mesures sont décidées par jugement du tribunal d’application des peines sur réquisition du procureur de la République, après examen, au moins trois mois avant la date prévue pour leur libération, par la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté prévue à l’article 763-10 du code de procédure pénale (CPP), qui formule un avis motivé sur leur dangerosité, et à l’issue d’une procédure contradictoire ;
- les mesures pouvant être imposées sont : l’obligation de répondre aux convocations du juge d’application des peines, d’établir sa résidence en un lieu déterminé, d’obtenir une autorisation avant tout changement d’emploi ou de résidence ainsi que pour tout déplacement à l’étranger, l’obligation de présentation périodique aux services de police ou aux unités de gendarmerie, l’interdiction d’entrer en relation avec certaines personnes ou de paraître dans certains lieux, le placement sous surveillance électronique mobile avec le consentement de l’intéressé ;
- leur durée est d’un an ; elles peuvent être renouvelées par le tribunal de l’application des peines pour la même durée dans la limite de dix ans, et de vingt ans en cas de crime ou de délit puni de dix ans d’emprisonnement ;
- ces mesures ne peuvent être ordonnées que si les obligations imposées dans le cadre de l’inscription au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT) apparaissent insuffisantes pour prévenir la commission des infractions et si ces mesures constituent l’unique moyen de les prévenir ;
- le fait de méconnaître ces obligations est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende.
Le Conseil d’Etat, après avoir examiné le contenu de la proposition de loi, formule les observations qui suivent.
Considérations générales
Sur la nature de mesures de sûreté des obligations créées par la proposition de loi

3. La distinction entre la peine et la mesure de sûreté, héritée de l’époque positiviste, tient à leur but respectif : tandis que la peine tend à punir l’auteur d’une infraction, la sûreté, dépourvue d’un tel but, tournée exclusivement vers l’avenir, vise à prémunir la société contre la dangerosité de certains individus à travers diverses mesures, privatives ou restrictives de liberté. La proposition de loi prévoit des mesures restrictives de liberté.
Les mesures de sûreté doivent être prévues par la loi car elles concernent les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, certaines d’entre elles étant en outre relatives à la procédure pénale.
Le type de dangerosité à laquelle la mesure de sûreté vise à répondre peut être
- d’ordre criminologique, liée au risque que la personne commette ou réitère des crimes ou des délits : surveillance ou rétention de sûreté (art. L. 706-53- 13 et suivants du CPP), inscription au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS, aux art. 706-53-1 et suivants du CPP) ou au FIJAIT (art. 706-25-3 et suivants du CPP), mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (art. L. 228-1 et suivants du code de la sécurité intérieure), assignations à résidence de la loi de du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence
- d’ordre psychiatrique : hospitalisation sous contrainte administrative (art. L. 3211-1 et suivants du code de la santé publique) ou judiciaire (art. 706-135 du CPP)
- d’ordre sanitaire : placement à l’isolement ou mise en quarantaine (art. L. 3131-1 et L. 3131-17 du code de la santé publique).
Les mesures peuvent être judiciaires ou administratives, ces dernières, lorsqu’elles sont privatives de liberté, devant être placées sous le contrôle de l'autorité judiciaire (Conseil constitutionnel, décisions n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015 et n° 2020-800 DC du 11 mai 2020) en application de l’article 66 de la Constitution.
La gamme possible de mesures de sûreté est particulièrement large, s’étendant des mesures d’enfermement - rétention de sûreté, hospitalisation sous contrainte - à l’obligation de déclarer son domicile auprès de l’autorité compétente en passant par des déclarations, restrictions ou interdictions très diverses portant sur des activités, des fréquentations, ou des déplacements.

4. Les mesures de sûreté qui, comme celles créées par la proposition de loi, visent à protéger la société contre des personnes présentant le risque de commettre des crimes et des délits graves se heurtent, intrinsèquement, à la difficulté consistant à imposer à une personne des mesures restrictives voire privatives de libertés en raison de crimes ou de délits qu’elles seraient susceptibles de commettre, appréciation nécessairement difficile et par nature plus exposée au risque d’arbitraire que la sanction. Pour autant, les mesures de sûreté ne se heurtent, en elles-mêmes, à aucun obstacle constitutionnel (Conseil constitutionnel décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008 et décision n° 2017-691 QPC du 16 février 2018). Elles participent à l’objectif constitutionnel de « prévention des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle » (Conseil constitutionnel, décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008). Pas davantage les mesures de sûreté ne se heurtent-elles, par principe, à un obstacle conventionnel (Gardel c. France, n° 16428/05, CEDH, 17 décembre 2009).

5. La différence de nature entre la peine et la mesure de sûreté a été consacrée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 21 février 2008 sur la base des critères suivants : « la rétention n'est pas décidée par la cour d'assises lors du prononcé de la peine mais, à l'expiration de celle-ci, par la juridiction régionale de la rétention de sûreté (…) elle repose non sur la culpabilité de la personne condamnée par la cour d'assises, mais sur sa particulière dangerosité appréciée par la juridiction régionale à la date de sa décision (…) elle n'est mise en œuvre qu'après l'accomplissement de la peine par le condamné (…) elle a pour but d'empêcher et de prévenir la récidive par des personnes souffrant d'un trouble grave de la personnalité (…) ainsi, la rétention de sûreté n'est ni une peine, ni une sanction ayant le caractère d'une punition (…) la surveillance de sûreté ne l'est pas davantage (…) dès lors, les griefs tirés de la méconnaissance de l'article 8 de la Déclaration de 1789 sont inopérants ; ».
Le Conseil constitutionnel a cependant jugé « que la rétention de sûreté, eu égard à sa nature privative de liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu'elle est prononcée après une condamnation par une juridiction, ne saurait être appliquée à des personnes condamnées avant la publication de la loi ou faisant l'objet d'une condamnation postérieure à cette date pour des faits commis antérieurement », à la différence des dispositions relatives à la surveillance de sûreté qui peuvent s’appliquer immédiatement, y compris à des personnes condamnées antérieurement

6. Pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), les mesures de sûreté échappent normalement à l’article 7 de la Convention, comme l’inscription d’une personne sur un fichier judiciaire d’auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Gardel, préc.). Mais la notion de « peine » contenue à l’article 7 possédant une portée autonome, la Cour, au-delà des apparences et des qualifications données par le droit national, détermine elle-même in concreto si une mesure particulière s’analyse au fond en une « peine » au sens de cette clause ou en une « mesure de sûreté » à laquelle l’article 7 ne s’applique pas. Ainsi, comme elle le rappelle au §38 de son arrêt du 3 septembre 2015, n° 42875/10, Berland c. France, la Cour a jugé que la détention de sûreté allemande était une peine, en retenant notamment qu’elle avait été ordonnée après une condamnation pour tentative de meurtre et vol qualifié et qu’elle visait davantage un but punitif que préventif, ainsi qu’en attestent son exécution dans une prison ordinaire, l’absence de soins spécialisés pour réduire la dangerosité de la personne concernée, la durée illimitée de la détention, son prononcé par les tribunaux et son exécution déterminée par les tribunaux de l’application des peines qui font partie du système de la justice pénale.

7. Le Conseil d’Etat observe que si la distinction entre peine et sûreté est claire en principe, elle l’est moins dans le code pénal et le code de procédure pénale. La proposition de loi s’insère en conséquence parmi un ensemble de dispositions dans lequel la frontière entre peine et sûreté n’est pas toujours nette.
Il relève en effet qu’une relative confusion entre la peine et la mesure de sûreté résulte de l’empilement au fil des années de dispositifs visant à apporter une réponse à des phénomènes nouveaux, ou non pris en compte par le droit pénal, qui ont mêlé mesures à caractère répressif, ou s’insérant dans l’exécution des peines, et mesures à caractère préventif, faisant perdre à la distinction entre peine et mesure de sûreté sa clarté.
Ainsi :
- certaines mesures de sûreté peuvent-elles être décidées, par le juge d’application des peines, dans le cadre de l’exécution de la peine, comme c’est le cas des mesures de surveillance judiciaire de personnes dangereuses condamnées pour crime ou délit, qui s’appliquent aux personnes condamnées à une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans, libérées pendant la durée de leur crédit de réduction de peines (art. 723-29 à 723-37 du CPP), ou comme c’est le cas également du « suivi post libération » prévu par l’article 721-2 du CPP, applicable lorsque les conditions de la surveillance judiciaire tenant au quantum de la peine prononcée ne sont pas remplies ;
- tandis que d’autres mesures de sûreté peuvent être des peines prononcées par la juridiction de jugement à titre complémentaire, comme c’est le cas du suivi socio-judiciaire (art. 131-36-1 du code pénal), dont les mesures pourront continuer à être mises en œuvre plusieurs années après l’exécution de la peine privative de liberté ; les mesures d’interdiction du territoire, d’interdictions professionnelles, de confiscations prononcées à titre de peine complémentaire comportent également, comme les mesures de sûreté, une dimension préventive ;
- de même, selon l’article 706-53-14 du CPP, si la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté estime que les conditions de la rétention de sûreté ne sont pas remplies mais que le condamné paraît néanmoins dangereux, elle renvoie le dossier au juge de l'application des peines pour qu'il apprécie l'éventualité d'un placement sous surveillance judiciaire.
Pratiquement ce brouillage est accentué par le fait que les mêmes mesures, régies par les mêmes dispositions - les articles 131-36-12 (placement sous surveillance électronique mobile), 132-44 et 132-45 du code pénal, 723-30 du CPP - peuvent être mises en œuvre aussi bien dans le cadre de l’exécution de peines que dans le cadre de mesures de sûreté. La proposition de loi prévoit d’ailleurs des mesures qui toutes, à une exception près, sont régies par des dispositions s’appliquant aussi à la surveillance judiciaire de personnes dangereuses condamnées pour crime ou délit, au suivi socio-judiciaire, et à la surveillance de sûreté.

8. Les mesures créées par la proposition de loi dans le code de procédure pénale sont les suivantes
- 1° Répondre aux convocations de la juridiction compétente ;
- 2° Établir sa résidence en un lieu déterminé ;
- 3° Obtenir l’autorisation préalable de la juridiction compétente pour tout changement d’emploi ou de résidence, afin qu’elle apprécie si ce changement est de nature à mettre obstacle à l’exécution des mesures de sûreté ;
- 4° Obtenir l’autorisation préalable de la juridiction compétente pour tout déplacement à l’étranger ;
- 5° Se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, dans la limite de trois fois par semaine ;
- 6° Ne pas entrer en relation avec certaines personnes ou catégories de personnes spécialement désignées ;
- 8° Ne pas paraître dans tout lieu spécialement désigné ;
- 9° Après vérification de la faisabilité technique de la mesure, l’obligation prévue à l’article 131-36-12 du code pénal, c’est-à-dire le placement sous surveillance électronique avec le consentement de l’intéressé.

9. Le Conseil d’Etat estime, en premier lieu, que ces mesures ont exclusivement la nature de mesures de sûreté, comme cela ressort de l’exposé des motifs et de l’économie du dispositif :
- elles ont pour objet non de punir mais de prévenir la commission d’infractions à caractère terroriste,
- la juridiction compétente pour les prononcer se fonde non sur les infractions commises par les intéressés et pour lesquelles ils ont été condamnés et ont purgé leur peine, mais sur leur particulière dangerosité appréciée au moment de leur sortie de prison, notamment au vu des conditions dans lesquelles ils ont exécuté leur peine privative de liberté, après évaluation par la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté prévue à l’article 763-10 du CPP.
Il considère, en second lieu, qu’elles seront applicables dès le lendemain de la publication de la loi et pourront être mises en œuvre également à l’égard de personnes condamnées pour des crimes et délits commis antérieurement à sa promulgation, ces mesures n’ayant pas la nature et les caractéristiques de celles auxquelles le Conseil constitutionnel (décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008 cons. 10) applique le principe de non rétroactivité : notamment, elles sont restrictives de liberté et non privatives de liberté et renouvelables dans la limite d’une durée maximale.
Sur les principes constitutionnels et conventionnels applicables aux mesures de sûreté
Les exigences constitutionnelles et conventionnelles s’appliquant aux mesures de sûreté ont été précisées par le Conseil constitutionnel et la CEDH.

10. Dans sa décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008 sur la rétention de sûreté et la surveillance de sûreté le Conseil constitutionnel a jugé qu’elles « doivent respecter le principe, résultant des articles 9 de la Déclaration de 1789 et 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire ; qu'il incombe en effet au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu'au nombre de celles-ci figurent la liberté d'aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l'article 66 de la Constitution confie la protection à l'autorité judiciaire ; que les atteintes portées à l'exercice de ces libertés doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées à l'objectif de prévention poursuivi ».

11. Selon la CEDH, pour que la détention puisse être considérée comme « régulière » et dépourvue d’arbitraire (art. 5), il faut démontrer que la privation de liberté́ est nécessaire au vu des circonstances (Cour européenne des droits de l’homme, 4 décembre 2018, n° 10211/12 et 27505/14, ILNSEHER c. Allemagne, Grande chambre). Dans l’affaire Gardel c. France, elle a jugé que l’inscription au fichier judiciaire national d’auteurs d’infractions sexuelles pour une durée maximale de trente ans à compter de l’expiration de la peine d’emprisonnement n’était pas disproportionnée au regard du but poursuivi et que cette mesure ne méconnaissait pas l’article 8 de la convention.
 

12. Dans le cadre ainsi rappelé, il appartient au Conseil d’Etat de veiller à ce que les mesures envisagées soient effectivement nécessaires, compte tenu notamment des dispositifs répressifs et préventifs existants, et adaptées à la nature des risques qu’elles ont pour objet de prévenir.
Appréciation du dispositif au regard des normes supérieures
Sur la nature et la gravité des risques

13. Cette gravité n’est pas douteuse, le terrorisme étant l’une des menaces les plus graves pour les sociétés démocratiques. Pour cette raison, il est l’objet d’un droit pénal spécial comportant des peines plus sévères et une procédure donnant des moyens plus importants au parquet et aux juridictions d’instruction. La Cour européenne des droits de l’homme a affirmé de son côté, à plusieurs reprises, que « la criminalité terroriste entre dans une catégorie spéciale »… « en raison du risque de souffrances et de perte de vies humaines dont cette criminalité s’accompagne » (par exemple Cour européenne des droits de l’homme, 20 octobre 2015, n°5201/11, Sher c. Royaume-Uni).
D’après les informations transmises au Conseil d’Etat par les services des ministères de l’intérieur et de la justice, près de 4 ans et demi après les attentats du 13 novembre 2015, le contexte national et international demeure marqué par la persistance de la menace terroriste de type islamiste, endogène et exogène. La radicalisation dans les prisons, qu’elle soit le fait de détenus de droit commun ou condamnés pour des infractions à caractère terroriste, est un fait documenté. La libération de détenus arrivant au terme de l’exécution de leur peine qui demeurent ou se sont radicalisés, leur persistance dans l’adhésion aux visées de groupements à caractère terroriste prônant l’attentat comme mode d’action, notamment l’attentat de masse, à l’image des attentats de Paris du 13 novembre 2015 et de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, font courir un risque majeur pour la sécurité publique.   
Au 30 mars 2020, 534 personnes prévenues et condamnées étaient détenues pour des actes de terrorisme en lien avec la mouvance islamiste.
Parmi elles le nombre de personnes condamnées devant être libérées dans les trois ans est - selon les prévisions de la chancellerie - de 153 (42 en 2020, 64 en 2021 et 47 en 2022). 11 d’entre elles ont été condamnées pour des crimes terroristes. Les autres ont été condamnées pour le délit d’association de malfaiteurs terroristes.
Sur les instruments préventifs et répressifs existants
Le Conseil d’Etat observe que le dispositif créé par la proposition de loi prend place dans un domaine dans lequel les instruments préventifs et répressifs sont déjà nombreux.
La répression pénale du terrorisme

14. Pour le Conseil d’Etat il y a lieu d’abord de tenir compte des particularités de l’arsenal de répression pénale du terrorisme édifié à partir de la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme, résultant de plus d’une quinzaine de lois, très complet et adapté à la criminalité terroriste.
Il formule deux observations à cet égard.
La première tient à l’une des caractéristiques majeures de la législation pénale antiterroriste : permettre la répression d’agissements en amont de l’acte terroriste et même de sa préparation. L’infraction d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, prévue à l’article 421-2-1 issu de la loi du 22 juillet 1996, est devenue l’instrument essentiel des juridictions antiterroristes pour prévenir la commission d’actes terroristes. L’article 421-2-6 issu de la loi du 13 novembre 2014 réprime, de manière spécifique au champ des infractions terroristes, le fait de préparer ces actes de manière individuelle. La dimension fortement préventive de ces infractions, même si elle ne rend pas par elle-même inutile la création de mesures préventives de sûreté dans ce domaine, en limite nécessairement l’intérêt.
La seconde observation tient à l’existence d’un pôle judiciaire de compétence antiterroriste depuis 1986, comprenant un parquet et des juridictions d’instruction et de jugement spécialisés, le tout renforcé par la création du procureur de la République antiterroriste par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
Avec les services spécialisés de renseignement, dont les moyens ont été accrus par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, ce pôle est l’instrument essentiel de l’Etat de lutte contre le terrorisme sur le territoire national.
Il parait utile au Conseil d’Etat, pour garantir la meilleure efficacité de tout dispositif de sûreté en matière d’infractions terroristes et pallier les risques de dysfonctionnement inhérents à la dispersion des autorités compétentes dans un même domaine, d’assurer sa bonne articulation dans la loi avec ces juridictions parisiennes.
Les dispositifs de surveillance et de sûreté existants susceptibles d’être appliqués aux personnes condamnées pour des actes terroristes à la fin de l’exécution de la peine privative de liberté à laquelle elles ont été condamnées
Si la surveillance judiciaire de personnes dangereuses condamnées pour crime ou délit (art. 723-29 à 723-37 CPP) permet l’application de presque toutes les mesures de la proposition de loi et, en outre, l’assignation à résidence, la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 en a, de fait, exclu nombre de personnes condamnées pour terrorisme, en privant celles-ci du bénéfice des crédits automatiques de réduction de peine.
Mais le Conseil d’Etat observe que plusieurs autres dispositifs permettent déjà ou permettront à terme d’imposer des obligations aux personnes entrant dans le champ d’application de la proposition de loi. Ces obligations sont parfois identiques à celles prévues par la proposition de loi.
La rétention de sûreté et la surveillance de sûreté

15. La rétention de sûreté et la surveillance de sûreté (art. 706-53-13 et suivants du CPP) sont prévues pour les auteurs de certains crimes et dont la particulière dangerosité résulte d'un trouble grave de leur personnalité.
Concernant les personnes condamnées pour des actes de terrorisme ces mesures ne peuvent être prononcées qu’à l’égard de celles condamnées à une peine de réclusion criminelle d’au moins 15 ans pour les actes les plus graves, notamment les crimes d’assassinat ou de meurtre aggravé commis dans un but terroriste.
Elles sont décidées par la juridiction régionale de la rétention de sûreté territorialement compétente après intervention de la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté.
La rétention de sûreté est une mesure privative de liberté qui s’effectue dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté dans lequel est proposée à la personne, de façon permanente, une prise en charge médicale, sociale et psychologique. La mesure ne peut être prononcée que si la cour d'assises a expressément prévu dans sa décision de condamnation que la personne pourra faire l'objet à la fin de sa peine d'un réexamen de sa situation en vue d'une éventuelle rétention de sûreté.  
Si la rétention de sûreté n'est pas prolongée ou s'il y est mis fin, la juridiction régionale de la rétention peut placer la personne sous le régime de la surveillance de sûreté, qui permet d’imposer à celle-ci des mesures restrictives de liberté qui sont les mêmes que celles de la surveillance judiciaire. La durée de la mesure est d’un an, elle peut être renouvelée sans limitation. Le régime de surveillance de sûreté peut également être mis en œuvre à l’expiration des mesures de suivi socio judiciaire (art. 763-8 du CPP) ou d’une surveillance judiciaire (art. 723-37 du même code).
Toutefois, comme le Conseil d’Etat l’avait souligné dans son avis du 17 décembre 2015 n° 390867 (Avis sur la constitutionnalité et la compatibilité avec les engagements internationaux de la France de certaines mesures de prévention du risque de terrorisme) « … la rétention de sûreté prévue en application des articles 706-53-13 et suivants du code de procédure pénale est conçue (comme la surveillance de sûreté) pour les personnes à troubles graves de la personnalité. Son objet est de favoriser, après expertise médicale, un traitement par des soins adaptés tendant à la réinsertion par la guérison. La situation des personnes radicalisées condamnées pour crimes de terrorisme (ou pour certains délits de terrorisme) qui persistent dans la dangerosité relève d’une autre logique et d’un autre type de prise en charge. »
Le suivi-socio-judiciaire

16. Le régime du suivi socio-judiciaire, crée par la loi du 17 juin 1998 sur la prévention et la répression des infractions sexuelles (art. 131-36-1 du code pénal) est applicable depuis la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 (art. 421-8 du code pénal) aux infractions terroristes.
La juridiction de jugement peut prononcer, à titre principal en matière correctionnelle, ou à titre complémentaire en matière criminelle, un suivi socio judiciaire qui emporte, pour le condamné, l'obligation de se soumettre, sous le contrôle du juge de l'application des peines, à des mesures de surveillance et d'assistance destinées à prévenir la récidive.
Les mesures pouvant être imposées à la personne sont celles des articles 132-44 et 132-45 du code pénal et celles prévues aux articles 763-1 et suivants du CPP, soit une vaste gamme de mesures, qui inclut toutes celles qui sont prévues par la proposition de loi, à l’exception de celle relative à l’obligation de se présenter, dans la limite de trois fois par semaine, au services de police ou aux unités de gendarmerie. Elle inclut également une assignation à domicile, pour les individus condamnés à des peines de réclusion criminelle supérieure ou égale à 15 ans, mesure que ne comporte pas le dispositif crée par la proposition de loi.
Selon l’article 131-36-5 du code pénal, le suivi socio-judiciaire qui accompagne une peine privative de liberté sans sursis, s'applique, pour la durée fixée par la décision de condamnation, à compter du jour où la privation de liberté a pris fin. La durée de ces mesures est de dix ans au plus en cas de condamnation pour délit, de vingt ans au plus en cas de condamnation pour crime, et sans limitation en cas de crime puni de la réclusion criminelle à perpétuité, si la cour d'assises le décide.
Le Conseil d’Etat constate que le régime du suivi socio-judiciaire :
- permet aux juridictions compétentes d’imposer aux personnes visées par la proposition de loi des mesures de contrôle et de surveillance quasiment identiques, et pour certaines – l’assignation à résidence – plus sévères, pour des durées pouvant être aussi longues, voire davantage ;
- et que les mesures qu’il comporte ont une finalité qui rejoint celle du dispositif crée par la proposition de loi puisqu’elles sont « destinées à prévenir la récidive » (art. 131-36-1 du code pénal).
Mais le suivi socio-judiciaire n’est pas applicable aux auteurs d’infractions commises avant la loi du 3 juin 2016. S’il est souvent imposé par les tribunaux correctionnels au moment où ils condamnent des faits de terrorisme, il l’est plus rarement par les cours d’assises lorsqu’elles prononcent, dans le même domaine du terrorisme mais en matière criminelle, des peines d’emprisonnement nécessairement plus longues. Le dispositif créé par la proposition de loi revêt en conséquence une utilité pour ces deux catégories de personnes.
L’inscription au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT)

17. Toutes les personnes comprises dans le champ de la proposition de loi seront inscrites à un titre ou un autre au FIJAIT (art. 706-25-3 du CPP). Cette inscription apporte une réponse aux situations visées par la proposition de loi à travers ses deux effets :
- leur recensement dans un fichier qui permet d’assurer leur suivi par les autorités et agents pouvant consulter le fichier ;
- leur placement sous un régime de sûreté : obligation de donner son adresse, de signaler tout changement d’adresse dans les quinze jours, de déclarer tout déplacement à l’étranger quinze jours avant le départ.
Ces mesures de sûreté sont applicables pendant 10 ans si la personne est majeure, cinq ans si elle est mineure, ces délais ne commençant à courir qu'à compter de la libération lorsque la personne exécute une peine privative de liberté (art. 706-25-7 du CPP).
Le dispositif crée par la proposition de loi est conçu comme complémentaire : ses mesures – plus restrictives des libertés car elles substituent un régime d’autorisation au régime de déclaration du FIJAIT - ne peuvent être ordonnées que si les obligations imposées dans le cadre de l’inscription au fichier apparaissent insuffisantes au regard de la particulière dangerosité de la personne.
La prévention administrative du terrorisme

18. Au titre des pouvoirs de police administrative qu’il tient des articles L. 228-1 et suivants du code de la sécurité intérieur (CSI) issus de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, applicable jusqu’au 31 décembre 2020, le ministre de l’intérieur peut, aux fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme, imposer diverses mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS) : assignation à résidence prenant la forme d’une interdiction de se déplacer à l'extérieur d'un périmètre géographique déterminé qui ne peut être inférieur au territoire d’une commune ; obligation de se présenter aux services de police ou aux unités de gendarmerie dans la limite d’une fois par jour ou, en dispense de cette mesure, et avec l’accord de la personne, placer celle-ci sous surveillance électronique mobile ; obligation de déclarer son lieu d'habitation et tout changement de lieu d'habitation.
Ces obligations peuvent être imposées à « toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics et qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s'accompagne d'une manifestation d'adhésion à l'idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes ». Selon les informations données par l’administration, près de 80 % des MICAS prises concernent des sortants de prison.
Ces mesures sont, en raison de leur contenu, de nature à répondre à l’objectif recherché par la proposition de loi, mais avec deux sortes de limites à leur utilisation à l’égard du public visé par la proposition de loi :
- des conditions de mise en œuvre fixées à l’article L. 228-1 qui peuvent empêcher leur application à des personnes pourtant d’une particulière dangerosité que la proposition de loi entend viser, dès lors que ces conditions ne pourraient être établies ;
- une durée relativement brève, six mois, pouvant être prolongée de six mois supplémentaires en cas d’éléments nouveaux, dans une limite maximale totale de douze mois.
A ces mesures il convient d’ajouter les perquisitions administratives autorisées par le juge des libertés et de la détention sur saisine motivée du représentant de l’Etat dans le département « (…) aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme et lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’un lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité publique (…) » (art. L. 229-1 du CSI).
Sur le caractère nécessaire et adapté du dispositif et la conciliation qu’il opère entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le respect des droits et libertés reconnus par la Constitution
En ce qui concerne le caractère nécessaire

19. La question de savoir si l’existence de dispositifs législatifs déjà mis en place doit être prise en compte pour apprécier la nécessité d’y ajouter un régime supplémentaire, lui-même restrictif de liberté, a été abordée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2016-611QPC du 10 février 2017 rendue à propos du délit de consultation de sites internet terroristes, qui portait une atteinte forte à la liberté de communication. A propos du critère de nécessité des dispositions contestées, le juge constitutionnel retient que «  les autorités administratives et judiciaires disposent, indépendamment de l'article contesté, de nombreuses prérogatives, non seulement pour contrôler les services de communication au public en ligne provoquant au terrorisme ou en faisant l'apologie et réprimer leurs auteurs, mais aussi pour surveiller une personne consultant ces services et pour l'interpeller et la sanctionner lorsque cette consultation s'accompagne d'un comportement révélant une intention terroriste, avant même que ce projet soit entré dans sa phase d'exécution ». Mais cette décision ne s’inscrit pas dans un courant jurisprudentiel vraiment établi : la question de savoir si et comment le critère de nécessité doit être pris en compte dans l’examen de la constitutionnalité d’une disposition législative qui vient compléter un dispositif déjà en place n’appelle pas de réponse absolument certaine.

20. A supposer que le critère de nécessité doive s’apprécier au regard des dispositifs préexistants, l’apport du dispositif envisagé appelle un constat nuancé.
D’un côté, l’utilité supplémentaire apportée par les mesures de la proposition de loi est indéniablement limitée par l’existence d’autres dispositifs de même nature.
Comme il a été dit au point 16, la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 a rendu applicable le suivi socio-judiciaire aux auteurs d’infractions terroristes commises après son vigueur, qui permet d’imposer les mêmes obligations, la présentation au commissariat et à l’unité de gendarmerie en moins mais l’assignation à domicile en plus. Dans ce dispositif il faut remarquer que si le prononcé de la condamnation à un suivi socio judiciaire peut précéder de plusieurs années la sortie de prison, le juge de l'application des peines peut, la peine privative de liberté ayant été exécutée, modifier ou compléter les mesures prononcées par la juridiction de jugement (art. 763-3 du CPP) pour, le cas échéant, les adapter à une aggravation du risque de récidive.
Les auteurs d’infractions terroristes commises avant la loi du 3 juin 2016, peuvent – comme les auteurs d’infractions terroristes commises après la loi du 3 juin 2016 –  faire l’objet des autres mesures suivantes:
- celles résultant de leur inscription au FIJAIT, pour une durée de 10 ans ;
- celles des articles L. 228-1 et suivants du code de la sécurité intérieure, certes pour une durée maximale limitée à un an, mais avec des obligations plus rigoureuses, comme l’assignation à résidence, ou la présentation plus fréquente aux services de police et unités de gendarmerie.
D’autres dispositifs, de nature différente, concourent aux mêmes objectifs, comme l’expulsion du territoire des ressortissants étrangers, certains ayant été créés ces dernières années, comme l’interdiction de sortie du territoire en cas de risque de déplacements à l'étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes (article L. 224-1 du même code), les mesures de contrôle administratif lors de retours sur le territoire national (article L. 114-1 du même code), ou les enquêtes administratives prévues à l’article L. 225-1 du même code concernant certains emplois en lien direct avec la sécurité des personnes.
En outre, les personnes condamnées à certains crimes, en cas de particulière dangerosité liée à des troubles de la personnalité, peuvent relever des régimes de la surveillance et de la rétention de sûreté.
D’un autre côté, il faut admettre que, comme l’ont expliqué les auteurs de la proposition de loi, celle-ci présente un intérêt pour prévenir le risque terroriste venant de deux catégories principales de personnes : d’une part, celles condamnées à des peines d’emprisonnement pour des faits de terrorisme commis avant l’intervention de la loi du 21 juillet 2016, d’autre part celles pour lesquelles les mesures de suivi socio-judiciaire ne seront que rarement prononcées au moment de la condamnation, notamment en matière criminelle, compte tenu de l’écart temporel entre le jugement et la sortie de prison, qui reste une échéance trop lointaine pour permettre à la juridiction de jugement d’encadrer avec précision les conditions dans lesquelles elle doit intervenir.
En ce qui concerne le caractère adapté

21. Ce point soulève également des interrogations de la part du Conseil d’Etat, au regard de deux considérations.
La première tient à ce qu’à la différence d’autres dispositifs, comme les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance de l’article L. 228-1 du code de la sécurité intérieure, la proposition de loi laisse en dehors de son champ les personnes prévenues ou condamnées pour délits ou crimes de droit commun identifiées comme radicalisées (327 au 30 mars 2020), dont les sorties prévues ces deux prochaines années seront plus nombreuses que celles des personnes visées par le texte envisagé (185 en 2020, 102 en 2021, 40 en 2022),  et alors que le risque qu’elles représentent est de même nature et peut être de même gravité.
La seconde vient de l’articulation encore imparfaite entre la mise en œuvre du dispositif créé par la proposition de loi et celle des mesures administratives individuelles de contrôle administratif et de surveillance, dont l’utilité est avérée et qui sont très largement utilisées pour les personnes visées par la proposition de loi.
La proposition de loi prévoit en effet que le juge ne peut ordonner les mesures de sûreté que si elles constituent « l’unique moyen de prévenir la commission d’infractions terroristes ».
Cette condition pourrait être difficile à remplir dès lors que les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance sont a priori plus efficaces, puisqu’elles peuvent comporter des obligations plus rigoureuses. A l’inverse, si le juge considère la condition remplie, la décision du ministre de l’intérieur de prendre une mesure de l’article L. 228-1 pourrait en être fragilisée.
Quant au fait que les durées maximales totales des mesures de sûreté prévues par la proposition de loi puissent être bien supérieures – 10 ans et 20 ans pour les crimes et délits les plus graves – à celles des MICAS, il convient de souligner que les mesures de sûreté créées par la proposition de loi doivent être renouvelées au bout d’un an par une décision du juge de l’application des peines, décision dont le sens ne peut être présumé, d’autant plus que l’on s’éloignera de l’année de la sortie de détention de la personne placée sous ce régime.

22. En troisième lieu, pas plus que les autres mesures de sûreté simplement restrictives de liberté, celles de la proposition de loi ne sont-elles de nature à garantir que toutes les personnes auxquelles elles s’appliquent, si elles sont déterminées, seront par l’effet des obligations imposées, dissuadées ou empêchées de commettre un crime ou un délit terroriste. De telles mesures ont surtout pour utilité, à partir d’un manquement à une obligation, d’alerter et de conduire à des judiciarisations, le cas échéant, assorties de mesures privatives de liberté, ou de faciliter la détection d’un risque précis, qui appellera une surveillance renforcée.
Or cette action de surveillance renforcée, dont les moyens ont été accrus par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement et par la création de traitements comme le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste créé par décret en Conseil d’État (non publié) du 5 mars 2015, est la mieux adaptée à la réalité de la menace  car elle permet  non seulement de prévenir la récidive mais aussi de détecter et mesurer l’influence que peuvent avoir les personnes concernées  sur leur entourage et des tiers, et, si les conditions sont réunies, d’aboutir à un traitement de la menace par la voie judiciaire, notamment en cas d’infraction aux articles 421-2-1 et 421-2-6 du code pénal, qui comme précisé ci-dessus répriment des agissements en amont de l’acte terroriste et même de sa préparation.  
Une telle surveillance renforcée et permanente par les services spécialisés et le renseignement territorial des personnes condamnées pour faits de terrorisme achevant leur peine ces prochaines années doit assurément faire partie des priorités.
Le Conseil d’Etat rappelle l’importance de l’action en commun du parquet national antiterroriste et des services de renseignement ainsi que celle de renseignement et de suivi dans les départements, sous l’autorité des préfets et en coopération avec l’autorité judiciaire, ainsi que du service de renseignement pénitentiaire. Il s’interroge néanmoins sur les complications susceptibles de résulter de la multiplication des intervenants dans ce domaine qui exige pour atteindre l’efficacité maximale recherchée une très grande coordination et complémentarités des actions engagées.   
 

23. Au regard de l’ensemble des développements qui précèdent, il subsiste des interrogations sur le caractère nécessaire et adapté du dispositif tel qu’il est proposé. Il est en effet difficile de répondre avec certitude à la question de savoir si le texte, dans l’état dans lequel il est soumis à l’examen du Conseil d’Etat, opère, au regard d’une jurisprudence constitutionnelle et conventionnelle elle-même nuancée, une conciliation équilibrée entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le principe selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire.
 

24. Surmonter ces interrogations suppose, d’une part, de prendre en compte deux arguments qui pèsent dans cette mise en balance, d’autre part, de construire un meilleur équilibre capable de minimiser le risque juridique évoqué plus haut.
Le premier argument est que, même réduite et questionnable au regard du dispositif déjà en place, l’utilité des mesures crées par la proposition de loi ne peut, dans certains cas au moins, être niée, face à un risque dont la gravité est avérée. Le second est que, si le Conseil d’Etat est convaincu de la priorité à donner, en raison de leur efficacité même, aux mesures individuelles de surveillance, l’avenir législatif de ces mesures n’est pas, au moment où est rendu cet avis, assuré de manière certaine : aux termes du II de l’article 5 de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017, les dispositions des articles L. 228-1 et suivants du code de la sécurité intérieure qui prévoient ces mesures de surveillance administrative ne sont applicables que jusqu’au 31 décembre 2020.
Pour construire un meilleur équilibre du texte et réduire autant que possible les incertitudes relevées plus haut, le Conseil d’Etat fait les propositions qui suivent, en réponse aux interrogations qu’il a formulées au paragraphes 23.
Sur la juridiction compétente

25. La proposition de loi donne compétence au tribunal d’application des peines, sur réquisitions du procureur de la République, pour mettre en œuvre le dispositif nouveau de surveillance de sûreté et, d’office ou à la demande de l’intéressé et après avis du procureur, pour modifier les mesures de sûreté.
Même si aucun principe n’interdit l’attribution de cette compétence nouvelle au tribunal d’application des peines, le Conseil d’Etat considère, eu égard à la nature et aux finalités des mesures de surveillance de sûreté, différentes de celles des mesures prises dans le cadre de l’exécution des peines, et à l’intérêt qui s’attache à distinguer clairement les règles propres aux peines des règles propres aux mesures de sûreté pour conforter l’applicabilité des principes propres aux mesures de sûreté, que l’attribution de cette compétence aux juridictions régionales de la rétention de sûreté régies par les articles 706-53-13 et suivants du code de procédure pénale serait mieux justifiée.
Le Conseil d’Etat estime que pourrait opportunément être recherchée une spécialisation - celle-ci ayant fait ses preuves en matière de terrorisme - en confiant ces compétences à la juridiction régionale de la rétention de sûreté de Paris et au procureur national antiterroriste. Dans ce cas il y aurait lieu de veiller à ce que la composition de la juridiction régionale soit mieux adaptée aux particularités des crimes et délits terroristes et de leurs auteurs. Pour les mineurs, même si l’hypothèse de l’application du nouveau dispositif à un mineur est très peu probable, la compétence pourrait être attribuée au tribunal pour enfants de Paris avec des délais de sûreté adaptés.
Sur l’articulation des mesures de la proposition de loi avec d’autres dispositifs
 

26. Le Conseil d’Etat suggère à ce titre :
- d’exclure la mise en œuvre des mesures de sûreté qu’elle crée lorsque la personne a été condamnée à un suivi socio judiciaire, à l’instar de ce que l’article 723-36 du CPP prévoit pour l’application des mesures de surveillance judiciaire de personnes dangereuses condamnées pour crime ou délit ;
- de prévoir que la mise en œuvre du régime de la rétention et de la surveillance de sûreté prévue par les articles 706-53-13 et suivants soit exclusive du dispositif prévu par la proposition de loi, car ce régime se suffit à lui seul pour les personnes souffrant de graves troubles de la personnalité et permet la prise en charge la plus adaptée.
Sur la procédure
 

27. Le Conseil d’Etat propose :
- de donner à la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté compétence pour donner un avis sur tout renouvellement des mesures de surveillance de sûreté ;
- de prévoir la transmission des avis de la commission à l’intéressé ou son avocat ;
- de prévoir que la juridiction peut, d’office ou à la demande du condamné, et après avis du procureur de la République, mettre fin aux obligations.
Sur l’appréciation de la particulière dangerosité
 

28. Le Conseil d’Etat souligne la différence de nature qui existe entre le dispositif crée par la proposition de loi et celui issu de loi n° 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. La surveillance de sûreté et la rétention de sûreté, outre qu’elles ne sont applicables qu’aux auteurs de crimes d’une particulière gravité, visent exclusivement les personnes dont la particulière dangerosité résulte d'un trouble grave de leur personnalité, médicalement constatée.
Cette dimension objective du trouble dont est atteinte la personne, qui rend très élevée la probabilité d’une récidive, est absente du dispositif créé par la proposition de loi. La particulière dangerosité de la personne résultant de la persistance supposée de son adhésion à un projet terroriste, même soumise à une évaluation rigoureuse, confiée à la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté prévue à l’article 763-10, même reposant sur l’examen approfondi de l’exécution de sa peine par l’intéressé, est nécessairement plus difficile à apprécier et par suite exposée à une plus grande subjectivité et à des erreurs d’appréciation.
Aussi le Conseil d’Etat suggère-t-il, tout en étant conscient que ces améliorations ne permettent pas, à elles seules, de lever entièrement les doutes sur le caractère objectivable de la notion de dangerosité :
- que la proposition de loi prévoie que le procureur fasse état dans ses réquisitions des éléments circonstanciés tendant à établir la particulière dangerosité de la personne, notamment à partir de faits, comportements ou attitudes observés pendant son incarcération ;
- que la décision de la juridiction soit spécialement motivée au regard des éléments circonstanciés tendant à établir tant la particulière dangerosité de la personne que la nécessité et l’adéquation des mesures ordonnées pour prévenir le risque.
Sur la durée maximale des obligations
 

29. S’agissant de la durée maximale totale des obligations retenues par la proposition de loi - dix ans, et vingt ans en cas de crime ou de délit puni de dix ans d’emprisonnement - le Conseil d’Etat suggère qu’elle soit significativement diminuée - par exemple en la limitant dans tous les cas à cinq ans - au regard des exigences découlant du principe constitutionnel selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire.
Il suggère également que cette durée soit inférieure pour les mineurs, par exemple de moitié.
Utilité d’une évaluation d’ensemble des dispositifs préventifs pouvant être mis en œuvre en matière de prévention du terrorisme

30. Comme il a été dit ci-dessus, il résulte de l’ensemble des dispositifs de lutte contre le terrorisme et sa récidive, une grande complexité liée à leur nombre, à leurs inspirations parfois très différentes, aux cumuls de prescriptions qu’ils permettent, parfois identiques, parfois voisines, sans que les différences ne soient toujours explicables, sous la responsabilité d’autorités différentes, judiciaires ou administratives. Cette superposition de mesures susceptibles d’être appliquées aux mêmes fins, à des mêmes personnes, au-delà d’un certain seuil, expose la création de dispositifs nouveaux – même justifiés par de bonnes raisons– à un risque de fragilité.
Cette complexité peut aussi nuire à l’efficacité de l’action de l’Etat prise dans ses fonctions administratives et judiciaires, lorsqu’elle appelle l’intervention d’autorités ou de services différents, entre lesquels la nécessaire coopération reste à construire.  
Au-delà de telle nouvelle mesure, ponctuelle destinée à combler un manque, une évaluation des dispositifs de prévention de la récidive terroriste, pris dans leur ensemble, de leur efficacité, de leur complémentarité, de leur champ d’application, par exemple à l’occasion de l’examen prochain du projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, apparait un préalable nécessaire au Conseil d’Etat. Cette évaluation pourrait permettre d’améliorer la cohérence de l’ensemble des dispositifs, leur bonne articulation les uns aux autres et par conséquent leur efficacité, tout en facilitant les évolutions nécessaires et en consolidant l’équilibre entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le respect des droits et libertés reconnus par la Constitution.

Cet avis a été délibéré et adopté par le Conseil d’Etat en Assemblé générale dans sa séance du 11 juin 2020.