Bicentenaire du décret impérial du 15 octobre 1810 relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Intervention lors du colloque organisé à l’initiative du tribunal administratif de Rennes par la faculté de droit et de science politique de Rennes

> télécharger au format pdf

Bicentenaire du décret impérial du 15 octobre 1810 relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode

Colloque organisé à l’initiative du tribunal administratif de Rennes par la faculté de droit et de science politique de Rennes

20 et 21 mai 2010

Intervention de clôture de Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d’Etat[1]

 

Au juriste ou au praticien non averti, célébrer le bicentenaire d’une législation –le décret impérial du 15 octobre 1810- formellement abrogée, en France du moins, depuis plus de 90 ans[2] pourrait sembler anachronique. Ce serait pourtant méconnaître combien ce décret relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode a été un précurseur et une source d’inspiration, non seulement pour toute la législation sur les  installations classées pour la protection de l’environnement qui lui a succédé mais aussi, au-delà, pour l’ensemble du droit de l’environnement. Selon le doyen Michel Prieur, évoquant le décret de 1810, « le régime juridique de prévention des pollutions industrielles est une des plus anciennes réglementations du droit de l’environnement »[3].

Le décret impérial du 15 octobre 1810 contenait en effet des principes fondamentaux qui sont encore ceux de la législation sur les installations classées[4] – même si d’autres se sont ajoutés depuis lors- : l’on peut penser à la division des établissements en plusieurs classes, définies en fonction du degré de nuisance[5] ou au régime d’autorisation préalable avec constitution d’un dossier par l’exploitant après une enquête impliquant le public[6]. L’on peut penser également au principe des droits d’antériorité[7] et à son corollaire, l’idée du « progrès continu »[8] et l’on peut penser, bien sûr, parmi ces principes fondamentaux du droit des installations classées nés du décret impérial, à la compétence de la juridiction administrative pour connaître des recours contre les autorisations[9].

La police administrative spéciale créée par le décret impérial a, en outre, connu une extension croissante de ses buts  – en particulier sous l’effet des lois du 19 décembre 1917[10] et du 19 juillet 1976[11]- pour y intégrer, aujourd’hui, l’essentiel des objectifs qui sont ceux du droit de l’environnement. Cette législation, premier « statut légal de l’odeur » selon le professeur Guillermé, qui était à l’origine une « réponse de voisinage à un problème de voisinage », pour reprendre les termes du professeur Billet, est devenue en évoluant, un outil « au cœur de la politique de l’action du ministère de l’environnement », ainsi que l’a mis en évidence le directeur général de la prévention des risques, M. Laurent Michel. L’atteste le champ très large des intérêts que la législation sur les installations classées a vocation à protéger, qui vont de la commodité du voisinage et de la sécurité et de la salubrité publique jusqu’à la protection de la nature, de l’environnement et des paysages, conformément à l’article L. 511-1 du code de l’environnement[12]

De fait, le décret du 15 octobre 1810 et la législation sur les installations classées qui en découle, ont su s’imposer à bien des égards comme un « modèle », terme qui a été le fil directeur de ce colloque [13].

A l’aune de mes responsabilités et de mon expérience de président d’une institution dont la mission est à la fois celle de conseiller l’Etat dans l’élaboration du droit et celle de veiller à son application, la raison de ce « succès »[14] de la législation sur les installations classées s’est dessinée, à mesure que je prenais connaissance des interventions qui ont été prononcées. Cette raison tient, je le crois, au fait que, tout en restant perfectible, la législation sur les installations classées présente deux caractéristiques qui en font un exemple de bonne législation.

La législation sur les installations classées permet, d’une part, d’assurer une conciliation concrète et efficace entre les différents intérêts qu’elle a vocation à protéger (I)

La législation sur les installations classées, d’autre part, a su évoluer et s’enrichir de son interaction avec d’autres branches du droit (II).

 

I.                   La législation sur les installations classées permet d’assurer une conciliation concrète et efficace entre les différents intérêts qu’elle a vocation à protéger.

Si la législation sur les installations classées a pu constituer, dès son origine, un « modèle de police administrative », du moins à certains égards, ainsi que l’a démontré le professeur Van Lang, cela est dû, avant tout, au fait qu’elle s’est inscrite dès le départ comme un pouvoir, confié aux autorités publiques, de conciliation entre des droits et libertés différents, voire contradictoires. Les termes d’ « équilibre », de « souplesse », de « conciliation », ont ainsi été évoqués par la plupart des intervenants pour qualifier cette législation. Ces caractéristiques étaient présentes dès son origine, puisque l’idée de compromis ressort très nettement du rapport du 26 frimaire de l’an XII[15], préalable à l’adoption du décret impérial.  Cette dynamique de conciliation entre des intérêts divergents a fait de la législation sur les ateliers incommodes et de celle sur les installations classées, dès l’origine, une « charte de coexistence entre le monde industriel et la société civile », selon les termes de Jean-Pierre Boivin[16].

Mais pour que cette charte apporte à notre environnement –immédiat ou global- les transformations qui ont été les siennes et contribue à le préserver pour l’avenir, la seule intention de départ, aussi louable fût-elle, d’être un régime juridique visant à concilier des intérêts opposés, n’aurait pas suffi.

Si la législation sur les installations classées peut aujourd’hui être qualifiée, à certains égards, de « modèle », c’est avant tout parce qu’elle a su traduire cette volonté de départ en un régime juridique efficace. Elle s’appuie en effet, d’une part, sur des mécanismes qui permettent à l’administration une connaissance concrète approfondie des enjeux liés à l’exercice de ses pouvoirs de police. Elle prévoit, d’autre part, un dispositif de contrôle et de sanction efficace.

A.- Quelle que soit la procédure considérée, que ce soit celle de la déclaration, celle de l’autorisation ou, désormais, celle de l’enregistrement[17], la mise en œuvre de la législation sur les installations classées repose sur deux principes cardinaux qui permettent à l’autorité administrative d’opérer une conciliation la plus étroite possible entre les différents intérêts et droits susceptibles d’être affectés par l’exercice de ses pouvoirs.

1.- Le premier de ces deux principes est celui de l’évaluation des incidences du projet, qui conduit à un dialogue approfondi entre l’exploitant et l’administration. Ce principe, qui s’exprime par des prescriptions très strictes quant au contenu du dossier de demande d’autorisation d’exploiter, connaît une traduction évidente dans l’obligation de procéder à une étude d’impact du projet. Les trois fonctions de ce document, celle d’instrument de conception et de prévision des effets du projet pour le maître d’ouvrage, celle d’outil d’information pour le public et celle de moyen de contrôle scientifique et technique pour l’administration[18] illustrent clairement que les obligations liées à l’évaluation des incidences du projet ont avant tout pour vertu de permettre un échange d’informations et un dialogue entre ces trois parties.

L’élaboration, par l’administration, des prescriptions techniques participe également de cette démarche d’évaluation dans un dialogue vertueux avec l’exploitant. La procédure de mise en œuvre des meilleures techniques disponibles, décrite hier par M. Siess[19], qui implique, si l’exploitant ne souhaite pas les appliquer, qu’il démontre les raisons pour lesquelles les techniques préconisées par l’administration ne peuvent être utilisées sur son exploitation, est un exemple du fait que la démarche d’évaluation a pour corollaire un échange technique approfondi entre l’administration et l’exploitant. Cet échange permet à la première de prendre sa décision en pleine connaissance des enjeux techniques et économiques auxquels l’exercice de ses pouvoirs est susceptible de porter atteinte.

2.- Le second principe qui participe pleinement de cette vertu d’information complète de l’administration -dont la conséquence est une meilleure conciliation possible entre les intérêts en présence- est celui de participation du public. Ainsi que l’a mis en évidence ce matin même de manière critique Mme Inserguet-Brisset, ce principe de participation trouve une traduction dans la procédure d’enquête publique, qui hérite en grande partie des enquêtes de commodo et incommodo prévues à l’origine par le décret impérial. Si l’on ajoute à cette obligation procédurale essentielle l’ensemble des consultations préalables effectuées lors de l’instruction de la demande, par exemple  auprès, du conseil municipal de la commune où il est projeté d’implanter l’installation[20], l’on peut considérer que lorsque l’autorité administrative met en œuvre ses pouvoirs de police sur le fondement de la législation sur les installations classées, elle dispose « de tous [les] éléments nécessaires à son information » selon les termes de l’article L. 123-3 du code de l’environnement. Elle peut ainsi opérer de la manière la plus appropriée possible une conciliation entre les différents intérêts en présence.

B.- La seconde caractéristique du régime des installations classées, mise en évidence au cours des travaux de ce colloque, et qui exprime la volonté effective de concilier des intérêts divergents, est l’existence d’un dispositif de contrôle approfondi et de mécanismes de sanction efficace.

1.- Le contrôle approfondi, tout d’abord, c’est celui qu’exerce le juge administratif sur la plupart des décisions prises par l’administration dans le domaine de la police des installations classées. La tendance actuelle à l’extension du recours de plein contentieux – qu’évoquait hier M. Dominique Rémy- va de pair  avec un approfondissement du contrôle exercé par le juge administratif sur l’administration – ce que Romieu appelait la « tutelle contentieuse »-. Le contrôle de plein contentieux exercé par le juge dans le domaine des installations classées fait figure à cet égard de précurseur et, en droit à tout le moins, de modèle pour le contrôle de plein contentieux.  

Précurseur, le domaine de la législation sur les installations classées l’est assurément sous ce regard, car sous l’empire du décret du
15 octobre 1810, le Conseil d’Etat s’était déjà reconnu directement compétent pour autoriser lui-même la création d’un établissement de deuxième catégorie, substituant ainsi son pouvoir d’appréciation à celui de l’administration[21]. Par la suite, ce pouvoir d’origine prétorienne a été confirmé par le législateur de 1976 au motif avoué que cette jurisprudence avait permis « un contrôle efficace des pouvoirs, eux aussi très étendus, de l’administration et donc un respect rigoureux des droits des industriels aussi bien que des tiers »[22], selon le rapport fait par M. Bignon, député. Les dispositions qui prévoient ce contrôle figurent aujourd’hui à l’article L. 514-6 du code de l’environnement.

En droit, le contrôle de plein contentieux qu’exerce le juge administratif sur les décisions accordant ou refusant l’autorisation d’exploiter une installation classée peut également être qualifié de modèle. Le juge administratif dispose en effet du pouvoir de prononcer lui-même le classement dans l’une des classes de la nomenclature[23], de modifier les prescriptions de fonctionnement[24], d’accorder lui-même l’autorisation – le cas échéant en l’assortissant des prescriptions nécessaires à la défense des intérêts que cette législation a pour objet de protéger-[25], ou encore d’abroger pour l’avenir un arrêté, lorsque les prescriptions qu’il prévoit ne sont plus nécessaires[26]. Dans les faits, la procédure créée par le décret du 22 février 2010, qui permet aux juridictions administratives de faire appel à un amicus curiae, permettra de remédier à un facteur d’hésitation que peut avoir le juge à utiliser complètement ses pouvoirs de plein contentieux et qui tient au manque d’expertise technique. Pour répondre à une interrogation soulevée hier par M. Dominique Rémy, cette procédure n’exclut pas que les juridictions administratives puissent faire appel aux lumières d’un juriste, mais elle est aussi – et je dirais même surtout- prévue pour qu’il fasse appel à l’éclairage des hommes de l’art ou de scientifiques[27]. J’ajouterai par ailleurs que si le juge ne met pas toujours en œuvre tous ses pouvoirs dans le contentieux des installations classées, cela tient aussi aux demandes qui lui sont présentées –ainsi que l’a souligné Me Barbier- mais que, en tout état de cause, le juge exerce un contrôle de légalité approfondi et complet sur les décisions qui lui sont déférées, au plan tant de la forme –sur le contenu du dossier de demande d’autorisation et les études qu’il comporte par exemple[28]– que du fond.

2.- Parallèlement à ce contrôle approfondi du juge administratif, l’efficacité du régime de la police des installations classées tient également à l’existence de mécanismes de sanction qui ont vocation à garantir le respect des prescriptions édictées.

Les sanctions administratives, tout d’abord, qui ont été plusieurs fois évoquées. Elles s’appliquent[29] soit en cas d’inobservation par un exploitant des règles de fonctionnement de son installation, soit en cas de fonctionnement sans autorisation. Elles sont un corollaire du pouvoir de contrôle de l’administration. Leur nature les rend manifestement dissuasives, en particulier en ce qui concerne la consignation ; cela a été souligné hier.

Ce mécanisme de sanctions administratives est, par ailleurs, complété par un dispositif pénal. Bien que rarement utilisé, -350 condamnations par an environ selon Mme Faou –, ce dispositif semble néanmoins dissuasif du fait notamment de l’appréciation de l’intention coupable au regard de la seule constatation de la violation en connaissance de cause d’une prescription légale ou réglementaire[30]. Tout en prenant en considération les aspects économiques de l’exploitation par le biais d’une pratique pénale qui donne la priorité à la régularisation, ce régime permet également, en cas de condamnation, d’assurer de manière aussi complète que possible la réparation des atteintes éventuelles portées à l’environnement, en raison des nombreuses peines complémentaires prévues par le code de l’environnement (interdiction d’exploitation, remise en état des lieux notamment[31]).

                       

II.                La législation sur les installations classées a su évoluer et s’enrichir de ses interactions renforcées avec d’autres branches du droit      

La qualité d’une législation se mesure aussi à sa faculté d’adaptation aux évolutions sociales, économiques et techniques et à sa faculté de conciliation avec les autres branches du droit avec lesquelles elle est en relation, voire en concurrence ou en contradiction. L’une des caractéristiques de la législation sur les installations classées -qui s’explique sans doute dès l’origine par le fait qu’elle a vocation à régir des activités économiques et techniques en constante évolution- est d’avoir su faire preuve d’une grande souplesse dans son évolution et d’avoir su s’enrichir d’interactions renforcées avec d’autres branches du droit.

Elle s’est imposée, en droit interne, comme un régime intégrateur du droit de l’environnement et s’est enrichie de ses interactions avec d’autres systèmes juridiques.  

A.- 1.- La législation sur les établissements incommodes et insalubres, bien qu’ayant un champ d’application organique et matériel relativement restreint et bien identifié – limité aux demandes d’autorisation d’exploiter des établissements figurant sur la nomenclature- ne s’est jamais construite en ignorant les autres branches du droit. Plusieurs interventions de ce colloque ont au contraire mis en évidence le fait qu’elle a construit des « passerelles » – terme qui a été prononcé à plusieurs reprises- avec d’autres législations qui en sont pourtant formellement indépendantes.

Cela est vrai avec le droit civil tout d’abord. Me Barbier a ainsi montré ce matin combien la réserve des droits des tiers qui figure à l’article L. 514-9 du code de l’environnement a pu laisser de place au développement de l’action civile fondée sur le régime de responsabilité sans faute du trouble anormal du voisinage. Cette responsabilité est d’ailleurs une construction prétorienne, qui a pris naissance et s’est développée en même temps que le régime des établissements incommodes[32]. De nouvelles interactions se créent encore aujourd’hui–de nouveaux « regards croisés » selon l’expression qu’a  utilisée ce matin le professeur Trebulle-, entre la législation sur les installations classées et, par exemple, le droit de propriété. Le passé industriel d’un site constitue ainsi dorénavant un « élément d’information précontractuel » et un « élément de gestion contractuelle » des relations entre le cédant et l’acquéreur ainsi que l’a mis en évidence Mme Boutonnet. Me Larralde a aussi montré cet-après-midi de manière très claire comment les stipulations des contrats immobiliers pouvaient prendre en compte les antécédents industriels des propriétés faisant l’objet de transactions.

 Les relations entre le régime des installations classées et le droit de l’urbanisme ont suivi la même trajectoire. Elles sont structurées de manière forte par le principe d’indépendance des législations : le droit de l’urbanisme a vocation à régir les conditions de construction des bâtiments, celui des installations classées les conditions d’ouverture et de fonctionnement des activités qui y sont exercées. Pourtant, ainsi que l’a rappelé Me Bois, des relations étroites se sont nouées de longue date entre ces deux régimes, dans le sens d’une coordination renforcée. L’atteste, en termes procéduraux, l’obligation faite à l’exploitant d’adresser sa demande d’autorisation ou sa déclaration en même temps que sa demande de permis de construire[33] et celle de justifier de la demande d’autorisation ou de la déclaration lors de la demande de permis de construire[34]. Sur le fond du droit, les interactions entre ces deux régimes sont marquées, notamment, par l’opposabilité des règles du plan local d’urbanisme à l’autorisation d’exploiter[35], mais aussi par l’opposabilité symétrique, par exemple, des plans de prévention des risques technologiques, qui imposent des règles particulières de construction autour des sites présentant des risques particuliers[36].

2.- De son évolution, le régime des installations classées tient donc une capacité à se concilier et à se coordonner avec d’autres législations et il doit sans doute à cette dynamique vertueuse sa nature fortement attractive, que l’on pourrait qualifier d’ « intégratrice », dans le droit de l’environnement.

Cette démarche intégrée se traduit par le fait que la police des installations classées a, très tôt, inclus dans ses objectifs et dans les intérêts qu’elle a vocation à protéger l’ensemble de ceux du droit de l’environnement. L’article L. 511-1 du code de l’environnement en est un exemple. L’appropriation, par la législation sur les installations classées, d’une démarche de précaution, qui a été évoquée hier par le professeur Van Lang, en est un autre. La prise en considération des contraintes de remise en état du site d’exploitation dès l’examen de la demande d’autorisation, évoquée par le professeur Trebulle, l’atteste également. Il en va de même de la possibilité pour le préfet de prescrire la réalisation des évaluations et la mise en oeuvre des remèdes que rend nécessaires notamment tout danger ou inconvénient portant ou « menaçant de porter atteinte » aux intérêts que la législation a pour vocation de protéger. Cette démarche est en effet très semblable à celle qu’inspire le principe de précaution rappelé à l’article 5 de la Charte de l’environnement[37].

Le second aspect qui caractérise la dynamique d’intégration du droit de l’environnement par la police des installations classées est l’utilisation, dans de nombreuses polices sectorielles en matière environnementale, d’outils directement issus ou inspirés de ce régime. Le dispositif issu de l’article 10 de la loi sur l’eau de 1992, qui prévoit une autorisation préalable pour les travaux ou installations entraînant des prélèvements sur les eaux ou une modification de leur écoulement, a été cité à plusieurs reprises comme un exemple de police spéciale directement inspiré du régime des installations classées, par MM. Michel et Siess notamment.

B.- Cette dynamique de la législation française des installations classées l’a conduit à être une source d’inspiration pour d’autres systèmes de protection de l’environnement et, en retour, l’a amené à s’enrichir elle-même de leur influence.

1.- Les « influences réciproques » dont se sont nourris le droit de l’Union européenne et la législation sur les installations classées, mises en évidence par Madame le professeur Hervé-Fournereau, en sont une illustration. D’un côté, par exemple, l’intégration du droit des risques majeurs dans la législation française sur les installations classées est, pour beaucoup, une conséquence de la transposition des directives dites Seveso I[38] et II[39]. De l’autre côté, le mécanisme d’autorisation préalable des activités industrielles polluantes, prévu par la directive IPPC (Integrated Pollution Prevention and Control) du 24 septembre 1996, est largement inspiré de la législation française sur les installations classées, ainsi que cela a été souligné [40].

2.- Cette aptitude au dialogue, la législation sur les installations classées l’a également montrée au travers de la proximité évidente qui existe entre ce régime juridique et celui applicable au Canada, dont nous a parlé le professeur Thériault au début de cet après-midi. La proximité du dispositif d’autorisation préalable prévu par l’article 22 de la loi sur la qualité de l’environnement du Québec avec le régime des installations classées exprime ce rapprochement de manière dépourvue d’ambiguïté. Outre le fait qu’une telle autorisation est obligatoire, dès lors qu’il est prévu d’entreprendre l’exercice d’une activité susceptible de porter atteinte à l’environnement, ce dispositif prévoit également que la demande d'autorisation doit être accompagnée d’un ensemble de documents, dont une évaluation détaillée « de la quantité ou de la concentration prévue de contaminants à être émis, déposés, dégagés ou rejetés dans l'environnement par l'effet de l'activité projetée ». Le parallèle est évident.

 

 A l’issue des trois volets de réflexion de ce colloque annoncés hier par le Président Saluden[41], quelles voies peut-on dessiner en guise de conclusion ?

Il paraît possible d’affirmer, tout d’abord, que la législation sur les installations classées pour la protection de l’environnement, qui puise ses sources dans le décret impérial du 15 octobre 1810, est bien, à certains égards, un modèle. Un modèle de police administrative, compte tenu de son objet, mais aussi, plus généralement, un modèle de législation, puisque ce régime a exprimé, avec des instruments concrets et efficaces, la volonté de conciliation qui a conduit à sa création et qu’il a su évoluer, se développer et s’adapter en étroite interaction avec les autres composantes du droit, interne et international.

La législation sur les installations classées est également, en partie, un modèle de police de l’environnement, puisqu’il sert de point de référence pour de nombreux autres régimes de police environnementale.

Pourtant, ainsi que cela a été souligné, la police des installations classées ne peut pas tout. Elle relève, comme toutes les polices, d’une logique préventive. Elle n’est, ni ne peut être directement réparatrice, sauf exception comme celle tenant à la remise en état.

Son utilité et son intérêt particulier ne se justifient, notamment, que parce qu’elle se concilie avec d’autres régimes juridiques qui interagissent avec elle et la complètent. Je pense en particulier à l’existence de la responsabilité civile et administrative des auteurs de dommages résultant de carences fautives et de la responsabilité pénale des auteurs d’infractions prévues et réprimées par le code de l’environnement, mais aussi à la toute nouvelle responsabilité environnementale, plusieurs fois évoquée au cours des deux derniers jours, issue en droit interne de la loi du 1er août 2008[42]. Ce dispositif nouveau ajoute une pierre à l’édifice des dispositifs juridiques existants en faveur de la protection de l’environnement mais il ne bénéficie pas, lui, des deux cents ans d’ancienneté du décret impérial et pose encore de nombreuses questions. Gageons que la traduction juridique de l’intention qui a présidé à sa création pourra, d’ici deux siècles, faire l’objet d’un nouveau colloque qui réunira, une nouvelle fois, comme celui-ci, des praticiens du droit – juges, avocats, administrateurs, experts- et des représentants de l’Université.

De telles manifestations sont en effet des moments importants d’échange entre tous les acteurs du droit, qui contribuent de manière évidente à la qualité de la justice que nous rendons.

Je souhaite donc remercier pour l’initiative de ce colloque et pour son organisation, le tribunal administratif de Rennes, son président ainsi que l’ensemble de ses magistrats et personnels de greffe. Je remercie également la Faculté de droit et de sciences politiques de l’Université de Rennes I pour son éminente contribution scientifique et son accueil pendant ces trois demi-journées, ainsi que tous les partenaires qui ont permis et facilité l’organisation de nos travaux. Je remercie et félicite enfin pour la richesse de leurs contributions chacun des intervenants qui nous ont beaucoup apporté.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Timothée Paris, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du Vice-président du Conseil d’Etat.

[2] Le décret impérial du 15 octobre 1810 relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode et l’ordonnance du roi du 15 janvier 1815 qui l’a précisé pendant la Restauration ont été abrogés par la loi du 19 décembre 1917, relative aux établissements dangereux, insalubres ou incommodes. Selon le professeur André Guillermé, en revanche, ce décret est resté en vigueur beaucoup plus longtemps dans d’autres Etats qui faisaient alors partie de l’Empire, comme la Belgique, les Pays-Bas et une partie de l’Italie.

[3] Michel Prieur, Droit de l’environnement, Dalloz, 5ème édition, 2004, §689, p. 487.

[4] Sur ce point, voir notamment David Deharbe, Les installations classées pour la protection de l’environnement, classement, régime juridique et contentieux des ICPE, Lexis Nexis/Litec, Paris, 2007, §17, p. 6.

[5] Décret du 15 octobre 1810, article 1er : « […] ces établissements sont divisés en trois classes. La première comprendra ceux qui doivent être éloignés des habitations particulières. /La seconde, les manufactures et ateliers dont l'éloignement des habitations n'est pas rigoureusement nécessaire, mais dont il importe, néanmoins, de ne permettre la formation qu'après avoir acquis la certitude que les opérations qu'on y pratique sont exécutées de manière à ne pas incommoder les propriétaires du voisinage, ni à leur causer des dommages./ Dans la troisième classe seront placés les établissements qui peuvent rester sans inconvénient auprès des habitations, mais doivent rester soumis à la surveillance de la police ».

[6] Décret du 15 octobre 1810, article 7 : « L'autorisation de former des manufactures et ateliers compris dans la seconde classe ne sera accordée qu'après que les formalités suivantes auront été remplies./L'entrepreneur adressera d'abord sa demande au sous-préfet de son arrondissement, qui la transmettra au maire de la commune dans laquelle on projette de former l'établissement ; en le chargeant de procéder à des informations de commodo et incommodo. Ces informations terminées, le sous-préfet prendra sur le tout un arrêté qu'il transmettra au préfet. Celui-ci statuera, sauf le recours à notre Conseil d'Etat par toutes parties intéressées./S'il y a opposition, il sera statué par le conseil de préfecture, sauf le recours au Conseil d'Etat ».

[7] Décret du 15 octobre 1810, article 11 : « Les dispositions du présent décret n'auront point d'effet rétroactif : en conséquence tous les établissements qui sont aujourd'hui en activité continueront à être exploités librement, sauf les dommages dont pourront être passibles les entrepreneurs de ceux qui préjudicient aux propriétés de leurs voisins ; les dommages seront arbitrés par les tribunaux ».

[8] Qu’évoquait en ces termes, lors de son intervention, Laurent Michel, directeur général de la prévention des risques au ministère de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de l'aménagement du territoire.

[9] Décret du 15 octobre 1810, article 7, précité.

[10] Précitée.

[11] Loi n°76-663 du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l’environnement.

[12] à savoir réglementer  les installations « qui peuvent présenter des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publiques, soit pour l'agriculture, soit pour la protection de la nature, de l'environnement et des paysages, soit pour la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique ».

[13]Les trois demi-journées de ce colloque étaient intitulées  I- Une réglementation modèle. II- Un modèle inscrit dans son environnement. III- L’avenir du modèle.

[14] Le terme est celui de Jean-Pierre Boivin, in Les installations classées, Traité pratique du droit de l’environnement industriel, Le Moniteur, 2ème édition, Paris, 2003, p. 33.

[15] Rapport présenté au nom de la section des sciences physiques et mathématiques de l’Institut.Ce rapport a été réalisé pour répondre à de nombreuses réclamations déposées à l’encontre des industries et manufactures alors naissantes. Il a participé à la réflexion qui a conduit à l’adoption, sept ans plus tard, du décret du 15 octobre 1810.

[16] Jean-Pierre Boivin, Les installations classées, op. cit. idem, p. 19.

[17] Régime créé par l’ordonnance n°2009-663 du 11 juin 2009 relative à l’enregistrement de certaines installations classées.

[18] Jean-Pierre Boivin, op. cit. idem, p. 155.

[19] Directeur adjoint de la Direction régionale de l’environnement de l’aménagement et du logement de Bretagne.Son intervention a eu pour thème « la dimension technico-économique de la réglementation des installations classées pour la protection de l’environnement ».

[20] Article L. 512-2 du code de l’environnement.

[21] CE 25 février 1876, Duboys d’Anger, rec. p. 191 ; CE 16 janvier 1891, Sieur Tschupp, Rec. p. 1.

[22] JO Ass nat. 15 avril 1976, p. 1843, rapport présenté à l’occasion de l’examen de la loi du 19 juillet 1976 par Charles Bignon, cité par Jean-Pierre Boivin, op. cit. idem, p. 411.

[23] CE 13 octobre 1976, Ministre d'Etat, ministre de l'aménagement du territoire, de l'équipement et des transports c/ Tarit et Cognet, Rec. p412.

[24] CE 27 mai 1988, Société industrielle armoricaine de légumes (SIALE), Rec. p. 221

[25] CE sect, 15 décembre 1989, Ministre de l'environnement c/ Société S.P.E.C.H.I.N.O.R., Rec. p. 254

[26] CE 21 janvier 2002, Ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement c/ Société Schweppes France, Rec. p.13

[27] Dominique Rémy, lors de son intervention consacrée à l’exemplarité des pouvoirs du juge administratif se demandait si la procédure du recours à un amicus curiae n’était pas faite avant tout pour faire appel à des juristes mais si elle pouvait néanmoins être aussi utilisée pour faire appel à des scientifiques.

[28] CE 19 octobre 1979, Commune de Regniowez, Rec. T. p. 804.

[29] Conformément à l’article L. 514-2 du code de l’environnement.

[30] Cass crim. 25 mai 1994

[31] Articles L. 514-9 et suivants du code de l’environnement.

[32] Ce régime de responsabilité est apparu, selon Me Barbier, avec deux arrêts de la Cour impériale de Metz du 10 novembre 1808 ayant sanctionné les émanations « insalubres et désagréables » provenant d’une teinturerie, et a été définitivement consacrée par un arrêt de la Cour de Cassation du 27 novembre 1844 qui, à propos cette fois de nuisances occasionnées par une fonderie, a posé comme principe général que « nul ne doit causer à autrui un trouble excessif de voisinage ».

[33] Article L. 512-15 du code de l’environnement.

[34] Article R. 421-3-2 du code de l’urbanisme.

[35] Code de l’urbanisme, article L. 123-5 : « Le règlement et ses documents graphiques sont opposables à toute personne publique ou privée pour l'exécution de tous travaux, constructions, plantations, affouillements ou exhaussements des sols, pour la création de lotissements et l'ouverture des installations classées appartenant aux catégories déterminées dans le plan ».

[36] Par ex, code de l’environnement, article L. 515-16 : « A l'intérieur du périmètre d'exposition aux risques, les plans de prévention des risques technologiques peuvent, en fonction du type de risques, de leur gravité, de leur probabilité et de leur cinétique : / I. - Délimiter les zones dans lesquelles la réalisation d'aménagements ou d'ouvrages ainsi que les constructions nouvelles et l'extension des constructions existantes sont interdites ou subordonnées au respect de prescriptions relatives à la construction, à l'utilisation ou à l'exploitation… ».

[37] Charte de l’environnement, article 5 : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques… »

[38] Directive n°82/501/CEE du 24 juin 1982.

[39] Directive n°96/82/CE du 9 décembre 1996.

[40] Sur ce point, voir également D. Deharbe, op. cit. idem, p. 10 et 11.

[41] Dans son allocution d’ouverture : « ce colloque, s’il est une commémoration, vise surtout à lancer une réflexion sur trois volets : rétrospectif et historique, contentieux et contemporain, et enfin prospectif et international ».

[42] Loi n° 2008-757 du 1er août 2008 relative à la responsabilité environnementale et à diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de l'environnement